CDXLe nuit
Dinarzade réveilla de bonne heure la sultane, sa sœur, qui commença en ces termes l’histoire suivante :
LE MÉDECIN ET LE JEUNE TRAITEUR DE BAGDAD
On raconte qu’un médecin persan, voyageant de pays en pays, arriva dans la ville de Bagdad ; il se logea dans un des khans qui y sont en si grand nombre, et y passa la nuit. Le lendemain, il se mit à parcourir la ville, à visiter les places, les marchés ; il admirait la grandeur, la magnificence des édifices, et disait souvent en lui-même qu’il n’avait jamais vu une si belle ville.
Il remarquait surtout le Tigre, joint à l’Euphrate par un canal, et qui, traversant le milieu de la ville, la divise en deux parties, l’une à l’orient, l’autre à l’occident. Ces deux parties, ou plutôt ces deux villes, sont réunies par sept ponts formés de bateaux attachés les uns aux autres, tant à cause de la largeur ordinaire de la rivière, qu’à cause des crues auxquelles elle est sujette. Ils sont toujours couverts de personnes qui vont et viennent pour vaquer à leurs affaires. On passe, en plusieurs endroits de la ville, sous des allées de palmiers et d’arbres de toute espèce, et l’on entend autour de soi une multitude d’oiseaux qui, dans leurs concerts, semblent rendre hommage à leur créateur, et chanter les louanges de l’Éternel.
En se promenant ainsi, le médecin persan passa devant la boutique d’un traiteur, dans laquelle étaient étalés des mets et des ragoûts de toute espèce. Le maître de cette boutique était un jeune homme d’environ quinze ans, dont le visage paraissait aussi beau que la lune dans son plein : sa mise était simple, mais élégante ; il avait de jolis pendants d’oreille, et ses habits étaient si propres et si bien arrangés qu’ils semblaient sortir des mains du tailleur. Le médecin, en le considérant plus attentivement, fut étonné de lui voir un teint jaune, des yeux languissants, un visage pâle et défait, qui portait l’empreinte du chagrin et de la tristesse : il s’arrêta et le salua. Le jeune homme lui rendit le salut de la manière la plus honnête et la plus distinguée, et l’engagea à dîner chez lui.
Le médecin persan étant entré dans la boutique du jeune traiteur, celui-ci prit deux ou trois plats plus clairs et plus brillants que l’argent, dressa dans chaque plat des mets différents, et les servit au médecin : « Asseyez-vous un moment près de moi, lui dit le médecin : il me semble que vous êtes incommodé, et que vous avez le teint bien pâle. Quelle est votre maladie ? Sentez-vous des douleurs dans quelques parties du corps, et y a-t-il longtemps que vous êtes dans cet état ? »
Le jeune homme, à ce discours, poussa un profond soupir, et dit en pleurant : « Ne me demandez pas, monsieur, quel est mon mal. – Pourquoi ? repartit son hôte. Je suis médecin, et assez habile, grâce à Dieu : je suis sûr que je vous guérirai, si vous voulez vous ouvrir à moi, et me faire connaître l’origine et les symptômes de votre maladie. » Le jeune homme, après avoir gémi et soupiré de nouveau, répondit :
« Dans le vrai, monsieur, je ne ressens aucune douleur, et je n’éprouve aucune incommodité ; mais je suis amoureux. – Vous êtes amoureux ! – Oui, monsieur ; et non seulement amoureux, mais amoureux sans espoir d’obtenir l’objet que j’aime. – Et de qui êtes-vous amoureux ? Dites-moi cela. – Je vous en ai dit assez pour le moment, laissez-moi vaquer à mes affaires, et servir mes pratiques. Si vous voulez revenir cette après-midi, je vous exposerai plus au long mon état, et je vous conterai mon aventure. – Fort bien. Allez à vos affaires, de peur qu’on ne s’ennuie en vous attendant : je reviendrai vous voir ce soir. »
Après cet entretien, le médecin persan se mit à dîner. Il alla ensuite se promener, s’amusa à voir les beautés de la ville, et revint le soir chez le jeune traiteur. Celui-ci fut bien aise de le revoir, et conçut l’espérance qu’il pourrait au moins soulager sa peine et son ennui. Il ferma sa boutique et le conduisit dans la maison où il demeurait : elle était belle et bien meublée ; car il avait hérité de ses parents une fortune assez considérable. Lorsqu’ils furent entrés, on servit un souper délicat et recherché. Après le repas, le médecin pria le jeune homme de lui raconter son aventure : il le fit en ces termes :
« Le kalife Motaded-Billah a une fille dont la beauté peut passer pour un prodige : elle réunit à une figure charmante, à des yeux tendres et vifs tout à la fois, une démarche noble, une taille fine et délicate ; enfin c’est un assemblage de toutes les perfections, et non seulement on n’a jamais rien vu de pareil, mais même on n’a jamais entendu parler d’une beauté aussi extraordinaire. Plusieurs princes, plusieurs souverains l’ont demandée en mariage à son père ; mais il l’a toujours refusée jusqu’à présent, et il est vraisemblable qu’il ne trouvera personne digne d’une aussi belle alliance.
« Tous les vendredis, lorsque le peuple se rassemble dans les mosquées, que tous les marchands et les artisans quittent leurs boutiques, qu’ils ne se donnent pas souvent la peine de fermer, cette belle personne sort du palais et se plaît à se promener dans la ville ; ensuite elle se rend aux bains, et rentre dans le sérail.
« Un jour, j’eus envie de ne point aller à la mosquée avec les autres, mais de tâcher de voir la princesse. L’heure de la prière étant venue, et tout le monde étant à la mosquée, je me cachai dans ma boutique. Je vis bientôt paraître la princesse ; elle était entourée de quarante esclaves, toutes plus belles les unes que les autres, et brillait au milieu d’elles comme le soleil en son midi. Les esclaves, qui se pressaient autour de leur souveraine, et soutenaient les bords de ses vêtements avec de longues baguettes d’or et d’argent, arrêtaient mes regards curieux et m’empêchaient de la contempler à mon aise. Enfin je l’aperçus un seul instant, et sur-le-champ je sentis s’allumer dans mon cœur la passion la plus vive, et couler de mes yeux quelques larmes. Depuis ce temps j’éprouve une langueur qui me consume, et mon mal s’accroît de jour en jour. »
En achevant ces mots, le jeune homme poussa un soupir si long que le médecin crut qu’il allait expirer : « Que me donnerez-vous, lui dit-il, si je viens à bout de vous unir à celle que vous aimez ? » Le jeune homme l’ayant assuré que sa fortune, sa vie même seraient à sa disposition, le médecin continua ainsi :
« Levez-vous, apportez-moi une petite bouteille, sept aiguilles, un morceau de bois d’aloès, un autre de bitume de Judée, un peu de terre sigillée, deux palettes de mouton, un morceau d’étoffe de laine, et des soies de sept différentes couleurs. »
Le jeune homme étant allé chercher tout cela, le médecin prit les deux palettes de mouton, traça dessus des signes et des formules magiques, les enveloppa dans le morceau d’étoffe de laine et les lia avec les soies de sept couleurs différentes ; il prit ensuite la petite fiole, enfonça les sept aiguilles dans le morceau de bois d’aloès, le mit dans la fiole avec le bitume de Judée, la luta avec la terre sigillée, et récita ces paroles magiques :
« J’ai frappé à la porte des dernières régions, terrestres : les génies ont appelé les génies et le prince des démons. Aussitôt j’ai vu paraître le fils d’Amran, tenant un serpent, et portant, en guise de collier, un dragon entortillé à l’entour de son cou. »
« Quel est, s’est-il écrié, le téméraire qui frappe la terre, et nous fait venir ce soir ? »
« Je lui ai répondu :
Je suis amoureux d’une jeune personne ; j’ai recours à vos enchantements, esprits puissants et terribles : prêtez-moi votre secours, et faites-moi réussir dans mon entreprise. Vous voyez comme une telle, fille d’un tel, rejette et dédaigne mes vœux, rendez-la sensible à mon amour ! »
« Les esprits m’ont répondu :
Fais ce qui t’a été enseigné : place-les sur un feu vif et ardent, et prononce sur eux ces paroles : « Quand une telle, fille d’un tel, serait dans Caschan, dans Ispahan, ou dans le pays des sorciers et des enchanteurs, que rien ne puisse la retenir, qu’elle se rende ici, et dise, en se livrant elle-même entre mes mains :
« VOUS ÊTES LE MAÎTRE ET JE SUIS VOTRE ESCLAVE. »
Le médecin répéta trois fois ces paroles ; ensuite il se tourna vers le jeune homme, et lui dit : « Parfumez-vous et revêtez-vous de vos plus beaux habits : dans l’instant vous allez voir près de vous la personne que vous aimez. » En même temps il mit la fiole sur le feu.
Le jeune homme alla aussitôt se parer, sans cependant ajouter beaucoup de foi à ce que lui disait le médecin. À peine était-il de retour, qu’il vit paraître un lit sur lequel était endormie la princesse, plus belle dans son sommeil que le soleil à son lever : « Que vois-je ? Quel prodige ! s’écria-t-il tout interdit. – Ne vous ai-je pas promis, dit le médecin, de vous faire obtenir l’objet de vos vœux ? vous voyez l’accomplissement de mes promesses. – En vérité, reprit le jeune homme, vous un mortel extraordinaire, et jamais le Ciel n’a donné à personne le pouvoir d’opérer de tels prodiges. » Il baisa ensuite les mains du médecin, et lui témoigna la plus vive reconnaissance de ce qu’il venait de faire pour lui : « Je me retire, lui dit le médecin en l’interrompant : celle que vous aimez est entre vos mains, c’est à vous seul qu’il appartient de lui faire agréer votre amour. »
Lorsque le médecin fut sorti, le jeune amant s’approcha de la princesse. Elle ouvrit les yeux, et voyant un jeune homme à côté d’elle, lui demanda qui il était : « L’esclave de vos beaux yeux, répondit-il, le malheureux qui meurt pour vous, et qui jamais n’aimera d’autre personne que vous. » Flattée de ce langage, elle regarda le jeune homme, fut frappée de la beauté de ses traits, et sentit son cœur s’enflammer pour lui :
« Êtes-vous, lui dit-elle en soupirant, un mortel, ou un génie ? Qui m’a transportée ici ? – Je suis, répondit-il, le plus heureux des mortels, et je ne changerais pas ma condition pour celle des génies dont la puissance vous a transportée ici à ma prière. – Eh bien ! reprit-elle, jurez-moi, mon ami, que vous leur ordonnerez de me transporter ici toutes les nuits. – Madame, répondit-il, c’est mettre le comble à mes vœux que d’assurer la durée de mon bonheur. »
Les deux amants, également épris l’un de l’autre, s’entretinrent longtemps de leur aventure, et passèrent ensemble les moments les plus délicieux.
Comme l’aurore était prête à paraître, le médecin entra dans la chambre, appela doucement le jeune homme, et lui demanda en riant comment il avait passé la nuit : « Dans un paradis de délices, répondit-il, et au milieu des houris. » Le médecin lui ayant ensuite proposé de le mener au bain, il lui demanda ce qu’allait devenir la princesse, et comment elle s’en retournerait à son palais : « Ne vous inquiétez de rien, répondit le médecin, elle s’en retournera comme elle est venue, et personne ne saura ce qui s’est passé. » En effet, la princesse s’endormit, et se retrouva, en s’éveillant, dans son palais. Elle se garda bien de rien dire de ce qui lui était arrivé, et attendit la nuit avec impatience. Elle fut encore transportée près du jeune homme, comme elle l’avait été la veille, et ce prodige se renouvela les jours suivants.
Au bout de quelques mois, la princesse, étant un matin avec la sultane, sa mère, sur la terrasse du palais, resta quelque temps le dos tourné au soleil ; la chaleur lui ayant échauffé les reins, elle laissa échapper, malgré elle, plusieurs vents. Sa mère, étonnée, lui demanda ce qu’elle avait. La princesse ayant répondu qu’elle ignorait la cause de cet accident, sa mère la considéra plus attentivement, porta la main sur son ventre, et s’aperçut qu’elle était enceinte. Aussitôt elle poussa un cri, se frappa le visage, et lui demanda comment eue se trouvait dans cet état. Les femmes du palais étant accourues au cri de la sultane, elle leur ordonna d’aller chercher le kalife.
À peine le kalife eut-il appris la cause du désespoir de la sultane, qu’il entra dans une grande colère, tira son poignard, et dit à sa fille : « Malheureuse, je suis Commandeur des croyants ; tous les rois de la terre m’ont demandé votre main ; j’ai dédaigné leur alliance, et c’est ainsi que vous me déshonorez ! J’en jure par le tombeau de mon père et par ceux de tous mes aïeux, si vous me découvrez la vérité, je vous ferai grâce de la vie ; mais si vous ne me dites à l’instant ce qui vous est arrivé, quel est l’auteur du crime, et comment il est venu à bout de le commettre, je vous plonge moi-même ce poignard dans le sein. »
La princesse, effrayée, raconta à son père qu’elle était enlevée toutes les nuits dans son lit, et transportée dans une maison qu’elle ne connaissait pas, près d’un jeune homme plus beau que le jour ; qu’elle était ensuite rapportée dans sa chambre au lever de l’aurore ; mais qu’elle ne savait comment cela s’opérait.
Le kalife fut on ne peut pas plus étonné de l’aveu que lui faisait sa fille. Il envoya chercher son vizir, homme d’esprit, habile et intelligent, et en qui il avait beaucoup de confiance ; il lui fit part de ce qu’il venait d’apprendre, et lui demanda ce qu’il croyait à propos de faire dans cette circonstance.
Le vizir, ayant réfléchi quelque temps, dit au kalife : « Prince, ce n’est qu’en employant la ruse que vous pourrez découvrir le lieu dans lequel votre fille est ainsi transportée : j’imagine un moyen simple, mais qui doit réussir : qu’on prenne un petit sac, et qu’on l’emplisse de millet ; qu’on l’attache au lit de votre fille, près de la tête, et qu’on le place convenablement, en le laissant entrouvert, afin que, lorsque le lit de votre fille sera enlevé cette nuit, le millet se répande tant en allant qu’en revenant, et nous trace ainsi le chemin qui conduit de votre palais à la maison que vous cherchez. »
Le kalife loua beaucoup la sagacité du vizir, trouva l’expédient excellent, et ne douta pas du succès. Il en confia l’exécution à une personne intelligente, qui eut soin que la jeune princesse ne fût instruite de rien.
La nuit étant arrivée, le lit fut transporté comme à l’ordinaire. Le lendemain, au lever de l’aurore, le médecin conduisit le jeune homme au bain, suivant leur usage, et lui dit qu’on avait reconnu que la princesse était enceinte, qu’on avait fait usage d’une ruse pour découvrir sa maison, et qu’on se préparait à lui faire un mauvais parti.
Le jeune homme, sans s’effrayer, témoigna au médecin qu’il était satisfait d’avoir obtenu le bonheur auquel il aspirait, et qu’il était résigné à la mort. Il le remercia de nouveau de ses bienfaits, lui souhaita toutes sortes de prospérités, et lui conseilla de s’éloigner, et de ne pas s’exposer lui-même au danger : « Laissez le kalife, lui dit-il en finissant, disposer de ma vie comme il voudra. – N’ayez aucune inquiétude pour votre vie, lui dit le médecin : il ne vous arrivera, non plus qu’à moi, aucun mal. Je vais vous faire voir de nouvelles merveilles et des prodiges d’un autre genre. » Ces paroles tranquillisèrent le jeune homme, et lui causèrent une joie infinie. Ils sortirent ensemble du bain, et regagnèrent la maison.
Le kalife et son vizir, étant entrés de grand matin dans la chambre de la princesse, la trouvèrent de retour, et virent que le sac de millet était vide : « Assurément, dit le vizir, nous tenons le coupable. » Ils montèrent aussitôt à cheval, accompagnés d’une troupe nombreuse de soldats, et suivirent les traces du millet. Lorsqu’ils furent près de la maison, le jeune homme, entendant le bruit des hommes et des chevaux, avertit le médecin, qui lui dit : « Prenez une cuvette, emplissez-la d’eau, montez sur la terrasse, versez l’eau tout autour de la maison et descendez. » Le jeune homme fit ce que le médecin lui avait ordonné.