CDXXXVIIIe nuit

1272 Words
CDXXXVIIIe nuit « Déjà Morgan se saisissait de moi, quand la vieille vint se jeter aux pieds de sa maîtresse : « Ah ! madame, lui dit-elle, révoquez l’arrêt que vous venez de prononcer ; vous ne tarderiez pas à être fâchée d’avoir porté si loin la vengeance, et le repentir serait inutile. Contentez-vous de châtier ce jeune homme ; cela vaudra mieux que de le faire périr. » « Mon épouse, changeant alors de sentiment, ordonna à ses esclaves de m’étendre par terre et de me donner la bastonnade. Elle fut aussitôt obéie ; et tandis qu’on me frappait, elle répétait : « Infâme, tu donnes ta joue à b****r à une inconnue ! » Ou bien elle récitait, avec une maligne satisfaction, des vers dont le sens était : « Qu’il faut abandonner à sa rivale le cœur qu’elle nous dispute, et « vivre seule, ou mourir d’amour, plutôt que d’avoir un amant qui « partage sa tendresse avec un autre objet. » « On me frappa si longtemps et avec tant de violence, que je perdis presque entièrement connaissance. On m’emporta ensuite et l’on me jeta dans la rue. Les premières personnes qui passèrent s’imaginèrent que j’étais ivre : « N’est-il pas honteux, dit quelqu’un en me poussant avec le pied, de s’enivrer au point de tomber ainsi dans la rue ? – Que dites-vous ? dit un autre en me considérant plus attentivement, cet homme n’est point ivre ; mais il vient d’avoir la bastonnade : voyez comme ses pieds sont enflés, et comme la marque de la corde est empreinte dans la chair. » « Enfin quelqu’un me reconnut, et on alla avertir mon père, qui accourut aussitôt. Il fut pénétré de me voir dans ce pitoyable état, me releva et s’imagina que j’allais marcher ; mais, quoique la connaissance me fût un peu revenue, cela me fut impossible, et il fut obligé de me porter sur son dos jusqu’à la maison. Il envoya aussitôt chercher des médecins, des chirurgiens, et me prodigua tous les secours que mon état exigeait. « Je fus quarante jours à me rétablir ; au bout de ce temps, mon père voulut savoir mon aventure, et me demanda quels étaient les barbares qui m’avaient traité si cruellement. Je lui dis de ne pas m’interroger sur cela, que si je lui disais quel était l’auteur de l’horrible traitement que j’avais éprouvé, il ne pourrait jamais me croire. Mon père insista ; je lui répétai plusieurs fois la même chose. Enfin, comme il me pressait de plus en plus, et se plaignait de mon peu de confiance, je lui dis : « Je vais vous raconter mon histoire d’une manière allégorique ; voyons si vous la comprendrez : « Une jeune personne voit un jeune homme, et en devient amoureuse ; le jeune homme conçoit pour elle un amour égal. Elle lui fait demander s’il veut l’épouser de la manière la plus légitime et la plus authentique ; le jeune homme y consent : ils se marient selon les formes voulues par la loi. L’époux se conforme aux moindres volontés de son épouse, et ne lui fait pas éprouver la plus légère contradiction. N’est-ce pas lui prouver son amour de la manière la plus évidente ? Et peut-on concevoir que cette épouse puisse être assez injuste pour faire battre son mari ? Pouvez-vous vous-même l’imaginer ? » « Non, me répondit mon père, une pareille chose ne peut se comprendre et est absolument incroyable. – Eh bien ! repris-je, ce qui m’est arrivé ressemble parfaitement à cela. – Mais, ajouta mon père, dis-moi clairement qui t’a battu si indignement. – Je viens, lui répondis-je, de vous raconter mon histoire, en paraissant vous raconter celle d’un autre. J’avais honte de vous dire d’abord que c’était ma femme qui m’avait ainsi battu. Me comprenez-vous à présent ? – Je commence à te comprendre, dit mon père ; mais fais-moi connaître maintenant quelle est la femme. – Je n’en sais rien. – Dans quel quartier est sa maison ? – Je n’en sais rien. » « Mon père fut fort étonné de mon aventure ; et voyant que je ne pouvais lui en apprendre davantage, me proposa d’aller avec lui aux bains. Nous y allâmes ; je me rendis de là au marché ; j’ouvris ma boutique et repris mon commerce, pour tâcher de me distraire. Mais ce genre de vie, ces occupations n’avaient plus pour moi le même agrément. « Le chagrin, l’ennui altérèrent insensiblement mon humeur ; tout ce que faisaient les gens de la maison me déplaisait : je grondais l’un, je battais l’autre ; je criais après celle-ci, je maltraitais celle-là. Une esclave m’avait un jour servi du riz ; j’en goûtai sur-le-champ, et me brûlai. Je me mis en colère, et pris le plat pour le jeter à la tête de l’esclave. Ma mère voulut me retenir le bras, je la repoussai rudement. Mon père indigné se leva ; je le menaçai de le frapper lui-même. Il ne douta plus alors que je ne fusse fou ; il me fit lier par les domestiques, et conduire devant le juge. On attesta que j’étais fou, et je fus amené ici. On me mit d’abord une chaîne au cou. Le lendemain, mon père me la fit ôter, et m’envoya ce lit, cette couverture, et cet Alcoran. « Voilà toute mon histoire. On dit que notre souverain est juste : pourquoi son vizir Giafar le Barmecide ne lui conseille-t-il pas de sortir de son palais, de parcourir la ville, afin de connaître par lui-même les injustices qui s’y commettent, de venger les opprimés, et de punir les oppresseurs ? Pourquoi ne l’amène-t-on pas dans cet hôpital pour visiter les malades, voir par lui-même la manière dont ils sont servis, connaître quels sont les détenus, et s’informer des motifs de leur détention ? « Pour moi, dénué de tout secours, je demande à Dieu qu’il nous envoie ce bon prince, afin que je lui raconte moi-même mon histoire. Priez vous-même pour moi, respectables derviches ; peut-être Dieu exaucera-t-il vos prières, et inspirera-t-il au prince le dessein de venir visiter ces lieux. » Le jeune homme ayant achevé son histoire, le kalife Haroun Alraschild l’exhorta à prendre patience, et l’assura que Dieu lui ferait bientôt voir celui dans la justice duquel il mettait son espoir. Le kalife retourna ensuite à son palais avec Giafar et Mesrour : « Que penses-tu, dit-il à Giafar, de l’histoire que nous venons d’entendre ? – Ce jeune homme est fou, répondit Giafar, et ce que disent les fous ne mérite point d’attention. – Ces discours, reprit le kalife, ne sont cependant pas ceux d’un fou. Il faut que tu examines cette affaire-là, afin de m’en faire un rapport, et que nous voyions si son récit est vrai, ou s’il est réellement fou. » Lorsqu’ils furent arrivés au palais, Giafar dit au kalife : « Voici ce que j’imagine pour savoir ce que vous devez penser de l’histoire de ce fou : faites-le venir devant vous ; dites-lui qu’on vous a conté son histoire ; qu’elle vous a paru si singulière que vous voudriez l’entendre de sa bouche, depuis le commencement jusqu’à la fin. Vous comparerez l’histoire qu’il vous racontera avec celle qu’il nous a déjà racontée, et si l’histoire est la même, ce sera une preuve qu’il n’a rien dit que de vrai ; si, au contraire, les deux histoires se contredisent, ce sera une preuve qu’il est véritablement fou, et alors vous le ferez reconduire à l’hôpital. » Le kalife goûta ce conseil, envoya aussitôt chercher le jeune homme à l’hôpital, le reçut avec bonté, et lui fit raconter son histoire. C’était absolument la même que celle qu’il avait déjà entendue : « Je l’avais bien pensé, dit le kalife à Giafar, que cette histoire n’était pas celle d’un fou. » Giafar, forcé de convenir que ce récit portait tous les caractères de la vérité, dit au kalife : « Il faut actuellement envoyer chercher le père du jeune homme, lui commander de retirer son fils de l’hôpital, et de lui laisser reprendre son commerce. Vous choisirez quatre personnes sûres qui se tiendront dans la boutique ; lorsque la vieille viendra, ils la saisiront sur le signe que leur fera le jeune homme, et l’amèneront devant vous : vous saurez facilement d’elle quelle est sa maîtresse. » Le kalife approuve le plan : le syndic des marchands est mandé, et reçoit ordre de retirer son fils de l’hôpital. Il obéit, et amène le jeune homme aux pieds du kalife, qui n’eut pas de peine à les réconcilier. Le lendemain, Ali Tchélébi se rendit à son magasin. Tous les passants s’arrêtaient d’abord pour le regarder, et chacun disait : « Voilà le fils du syndic des marchands, qui était fou ! » Ali ne répondait rien à ces propos, et se tenait dans sa boutique avec ceux qui étaient chargés d’arrêter la vieille lorsqu’elle paraîtrait.
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