CDXXXVIIe nuit

1470 Words
CDXXXVIIe nuit « Je fus, pendant plusieurs jours, dans une espèce d’ivresse, tout occupé de mon bonheur, ne songeant qu’à boire, à manger, à me divertir, et oubliant auprès de mon épouse tout le reste de la terre. Au bout de sept jours, je ne pus m’empêcher de penser à ma mère ; je désirai vivement de la voir, et je versai des larmes, en pensant que j’étais séparé d’elle pour toujours. Ma femme s’aperçut que je pleurais, et m’en demanda la cause : « Je pleure, lui dis-je, de me voir séparé d’une mère que je n’ai pas quittée depuis mon enfance, qui me faisait coucher près d’elle, et ne goûtait de repos que lorsque j’étais endormi contre son sein maternel. Voilà maintenant sept jours qu’elle ne m’a vu ; je ne sais comment elle aura pu supporter cette absence. » « Ne sommes-nous pas convenus, me dit mon épouse, que notre porte ne s’ouvrirait qu’une fois par an ? – Il est vrai, lui dis-je ; mais je sens combien il est dur pour moi d’être séparé de ma mère : je voudrais seulement la voir et passer un jour auprès d’elle. Comment un seul jour donné à la tendresse maternelle pourrait-il altérer notre bonheur ? » « Mon épouse me dit : « Je consens volontiers à vous satisfaire : allez voir votre mère ; mais que la vieille vous accompagne, et vous b***e les yeux. – Je le veux bien, lui dis-je, et me ferai toujours un devoir de condescendre à vos moindres volontés. – Puisqu’il est ainsi, ajouta-t-elle, vous pourrez rester sept jours au milieu de votre famille, afin d’avoir tout le temps de goûter le plaisir d’être ensemble ; au bout de ce temps, je vous enverrai la vieille, afin qu’elle vous ramène ici en vous bandant les yeux. » Je remerciai mon épouse, qui donna aussitôt ses ordres à la vieille pour le lendemain : voilà, seigneur, ce qui m’arriva. Écoutez maintenant ce qui se passa dans la maison de mon père. « Mon père étant rentré sur le soir, et ne me voyant pas à la maison, dit à ma mère : « Où est notre fils ? – Il n’est pas encore rentré, dit ma mère, et cependant la nuit s’avance. Voulez-vous que je l’envoie chercher par un esclave ? » Elle envoya aussitôt l’esclave, qui trouva le marché fermé. On me fit chercher chez nos parents, chez nos voisins, chez nos connaissances ; toute la nuit se passa dans ces vaines démarches « Le lendemain matin, on envoya du monde dans les jardins, dans les lieux publics et dans tous les quartiers de la ville ; pas un endroit ne fut oublié. Tout cela, comme vous pensez, fut inutile, et l’on ne put découvrir aucune trace, ni apprendre aucune nouvelle de ce que j’étais devenu. Au bout de trois jours, ma mère, n’ayant plus d’espoir de me retrouver, commença à me pleurer comme mort ; elle assembla ses esclaves, fit venir ses voisins et tous mes parents, qui me pleurèrent avec elle. « Cependant, la vieille chargée de me conduire ôta le mouchoir de dessus mes yeux et s’en alla. Arrivé près de la maison, je vis une troupe de femmes qui venaient pour me pleurer avec ma mère. Elles m’aperçurent, et me dirent : « N’êtes-vous pas Ali Tchélébi, fils du syndic des marchands ? » Je leur dis que oui ; et elles m’apprirent que mes parents pleuraient ma mort depuis sept jours, et qu’elles allaient me pleurer avec eux. Elles se dirent ensuite entre elles : « Courons pour leur annoncer bien vite cette nouvelle. » Aussitôt celles qui arrivèrent les premières se mirent à crier : « Pourquoi pleurez-vous cet enfant ? le voilà qui vient. » À ces mots, ma mère sortit, en disant : « Où est mon fils ? » J’arrivais en ce moment. Lorsqu’elle m’aperçut, elle se laissa tomber sur moi sans connaissance, et toutes les femmes se mirent à crier. Mon père sortit aussitôt, me serra dans ses bras, transporté de joie, et me demanda où j’avais été depuis sept jours. Je lui dis que je m’étais marié, et que j’étais resté auprès de mon épouse. Mon père, étonné, me demanda quelle était mon épouse. Je lui dis qu’elle était d’une beauté incomparable, mais que je ne savais à qui elle appartenait. Un de ceux qui étaient là dit alors à mon père : « Il est inutile de le questionner : ne voyez-vous pas l’habit qui est sur lui ? Jamais personne n’en a porté de pareil : ce ne peut être que l’ouvrage des génies qui l’ont enlevé, et l’ont ainsi habillé ; mais il ne sait où ils l’ont transporté. » Chacun fut frappé de ce discours : on se tut, et l’on ne me fit plus aucune question. « Je restai deux jours avec mon père et ma mère ; le troisième jour je dis à mon père que j’avais envie d’aller à ma boutique. Il en fut bien aise, et vint avec moi. Dès que je fus assis dans ma boutique, je m’aperçus que tous ceux qui passaient s’arrêtaient pour me considérer, et disaient : « Voilà celui que les génies ont enlevé. » On ne cessa de venir me regarder ainsi durant tout le jour ; le lendemain et les jours suivants, ce fut encore la même chose. « Au bout de sept jours, je vis arriver la vieille. Je fermai ma boutique, et je la suivis. Elle me banda les yeux comme la première fois, et me prit par la main. Lorsque j’entrai dans la maison, mon épouse se leva, vint au-devant de moi, et se montra très joyeuse de me revoir. Je lui racontai ce qui s’était passé chez moi pendant mon absence : elle parut sensible à l’affliction de mes parents, et à la joie qu’ils avaient témoignée en me revoyant ; mais elle ne put s’empêcher de rire de mon prétendu e********t par les génies. « Après avoir passé dix jours auprès de mon épouse, je lui demandai de nouveau la permission d’aller voir mes parents. Elle me l’accorda ; la vieille me conduisit comme à l’ordinaire, et s’en alla. Ma mère était seule à la maison lorsque j’y entrai ; elle sauta à mon cou dès qu’elle m’aperçut, et envoya chercher mon père, qui me témoigna une égale tendresse. Nous passâmes toute la journée ensemble. « Le lendemain, j’allai comme la première fois à mon magasin, et je continuai d’y aller pareillement les jours suivants. Le septième jour, qui était celui où la vieille devait venir me chercher, je vis passer devant ma boutique un crieur public tenant une cassolette d’or, qu’on voulait vendre mille sequins. Je lui demandai à qui appartenait cette cassolette ; il me répondit qu’elle appartenait à une femme. Je lui dis de l’appeler, que j’étais bien aise de l’acheter d’elle-même. « Le crieur public me quitta un moment, et revint accompagné d’une femme de Moyen Âge : « Je voudrais, lui dis-je, acheter cette cassolette. » Aussitôt elle tira de sa poche dix sequins, les donna au crieur, et lui dit de s’en aller : « Comment, lui dis-je, vous payez le crieur avant que le marché soit fait ! Vous avez donc envie de m’accommoder ? – Assurément, répondit-elle, je ne reprendrai pas ma cassolette, et elle ne sera jamais à d’autre qu’à vous. – Asseyez – vous, lui dis-je, je vais vous compter les mille sequins. – Je suis déjà payée et au-delà, dit-elle aussitôt. – Comment ? lui dis-je, quel est ce discours ? » « Depuis longtemps, reprit-elle avec vivacité, je suis violemment éprise de vous ; mon amour est si grand que je ne puis dormir ; nuit et jour je pense à vous, et rien ne peut me distraire. Laissez-moi seulement prendre un b****r sur votre joue, et je m’en irai aussitôt. – Quoi ! lui dis-je, sans recevoir le prix de la cassolette ? – Encore une fois, répondit-elle, je suis payée et au-delà. – Il faut que tu sois bien aimé de cette femme, dis-je en moi-même, pour qu’elle te fasse présent de mille sequins, seulement pour obtenir de toi un simple b****r ! » Puis, lui adressant la parole, je lui dis : « Madame, je ne puis vous refuser une chose aussi légère, et à laquelle vous paraissez attacher tant de prix. Je souhaite que ce b****r calme votre cœur, et vous fasse recouvrer le sommeil. » La dame alors s’avança vers moi ; mais au lieu de m’embrasser, elle me mordit de toutes ses forces, m’emporta un petit morceau de la joue, et s’enfuit aussitôt. La douleur me fit pousser un cri ; je déchirai un mouchoir, et je m’enveloppai la joue. « Dans ce moment la vieille arriva, et fut surprise de l’état où elle me trouvait. Je lui dis qu’en faisant le matin l’ouverture de ma boutique, une cheville de fer m’était échappée, qu’heureusement elle ne m’avait pas crevé l’œil, mais qu’elle m’avait écorché la joue : « Pourquoi, me dit-elle, ne faites-vous pas ouvrir votre boutique par votre esclave ? » Je l’assurai que ce n’était rien, que Dieu m’avait sauvé du plus grand danger, et que j’étais prêt à la suivre. « Dès que les esclaves me virent entrer, elles parurent fort affligées, et commencèrent à faire de grandes lamentations sur ma blessure. Mon épouse m’en demanda la cause, et je lui répétai ce que j’avais dit à la vieille, ajoutant que cette légère blessure ne méritait pas que les esclaves fissent tant de bruit : « Mais qu’avez-vous sous le bras ? me demanda-t-elle. – C’est une cassolette que j’ai achetée aujourd’hui : voyez-la. – Combien vous coûte-t-elle ? – Pourquoi me demandez-vous cela ? Elle me coûte mille sequins. – Vous m’en imposez. – En vérité, elle me coûte mille sequins ; pourquoi vous déguiserais-je la vérité ? » « Dis plutôt, continua mon épouse, en me lançant des regards furieux, que tu as donné ta joue à b****r pour prix de cette cassolette. Ô le plus méprisable de tous les hommes ! donner ta joue à b****r à une femme pour une cassolette ! Ingrat ! ta perfidie ne restera pas impunie. » En achevant ces mots, elle appela Morgan (c’était le nom de son premier eunuque), et lui ordonna de me couper la tête.
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