CDXXXVIe nuit

1399 Words
CDXXXVIe nuit « Je continuai de vendre aux mêmes dames des marchandises de toute espèce, jusqu’à ce qu’elles me durent environ dix bourses. Étant alors assis dans ma boutique, je vis entrer une vieille femme : « Bonjour, lui dis-je : que voulez-vous m’acheter ? Une mante, un mouchoir ? Voyez : voulez-vous des voiles d’Estamboul ou des toques de brocart d’or ? Dites-moi ce que vous désirez. – Je ne veux rien autre chose, me répondit-elle, sinon que vous vous portiez bien ; mais écoutez-moi un moment : j’ai deux mots à vous dire. – Vous pouvez parler librement, » lui dis-je. « Cette jeune personne, continua la vieille, qui est venue chez vous suivie de plusieurs esclaves, et qui vous a pris beaucoup de marchandises, désirerait vous épouser : voudriez-vous y consentir ; Ce qu’elle vous doit sera sa dot ; vous aurez une femme dont la beauté est égale à celle des houris. Venez avec moi chez elle, vous la verrez. Si elle vous plaît, vous l’épouserez ; sinon on vous comptera votre argent, et vous vous en retournerez comme vous serez venu. » À ce discours de la vieille, je ne savais trop que répondre ; je n’osais aller avec elle : « Peut-être, dis-je en moi-même, on veut se moquer de moi ; je n’ai pas envie de m’exposer à pareille aventure. – Ne craignez rien, mon enfant, me dit la vieille, qui s’aperçut de mon embarras : on n’a pas intention de vous tromper. – Allons, me dis-je alors, pourquoi ne tenterais-je pas la fortune ? Combien d’autres se sont enrichis par de pareils coups de hasard ! Que risqué-je en suivant cette vieille ? et que peut-il arriver à un homme qui a un peu de courage ? » Sur cela je fermai ma boutique, et je partis avec la vieille. Lorsque nous eûmes fait la moitié du chemin, la vieille me fit arrêter, et me dit : « Mon enfant, il faut toujours avoir de la prévoyance dans ce monde, et prendre ses précautions : vous allez entrer chez nous et voir la jeune personne ; si elle ne vous plaît pas, vous vous en irez : telles sont nos conventions ; mais vous pourriez alors publier cette aventure et nous déshonorer ; le seul moyen de nous garantir de cet inconvénient, c’est que je vous b***e les yeux, afin que vous ne sachiez point par où vous serez venu, ni dans quelle maison vous serez entré. » « Prendre cette précaution dans le milieu de la rue et devant tout le monde, lui dis-je, serait donner des soupçons aux passants. Pourquoi, dirait-on, cette vieille b***e-t-elle les yeux de ce jeune homme ? il ne paraît y avoir aucun mal. Attendez un instant, et lorsque nous rencontrerons quelque petite rue, nous y entrerons, et nous ferons en sorte de n’être vus de personne. – Fort bien, » dit la vieille. Après quelques pas, elle trouva un endroit commode, me banda les yeux avec un mouchoir, et me conduisit ensuite, en me tenant par la main, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à la maison. Elle frappa deux coups de marteau ; la porte s’ouvrit. « La vieille me fit entrer et m’ôta le mouchoir. Je vis alors deux jeunes esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me firent passer par sept portes, au-delà desquelles je fus reçu par quatre autres esclaves, toutes plus belles les unes que les autres. On me fit ensuite entrer dans une salle si magnifique, qu’elle semblait être une des salles qui renferment les trésors de Salomon : « Tout ce que je vois, disais-je en moi-même, n’est-il qu’un songe et qu’une illusion ? » Mais je devais voir bientôt des choses encore plus étonnantes. « La vieille, qui m’avait toujours suivi, me quitte alors un moment, et revient peu après avec une esclave dont la coiffure était faite d’une étoffe d’or, et qui portait un plateau garni d’un déjeuner délicat et recherché. Après que j’eus déjeuné, on me présenta des liqueurs et du café. La vieille apporta ensuite de l’argent, qu’elle compta devant moi, et me dit : Recevez ce qui vous est dû ; et n’ayez plus d’inquiétude sur cet article. Ne soyez pas fâché non plus si ma maîtresse n’ose paraître devant vous avant que le contrat soit dressé : la pudeur est une vertu qui tient à la religion. Bientôt, s’il plaît à Dieu, nous allons dresser le contrat, et elle sera votre épouse. La décence exige que les choses se passent ainsi ; et les femmes, faites pour mettre au monde des enfants légitimes, ne peuvent en observer les règles avec trop de scrupule. » « Un instant après, je vis entrer un cadi, accompagné de dix personnes de sa suite. Je me levai aussitôt par respect. Il salua la compagnie et s’assit. Je lui rendis le salut avec toute la politesse possible : « Seigneur Gelaleddin, lui dit la vieille, voulez-vous bien d’abord nous servir de procureur pour conclure un mariage ? – Volontiers, » répondit-il. Il écrivit les noms des témoins et dressa l’acte de procuration. La vieille s’étant ensuite approchée, il mit les mains l’une dans l’autre, fit la cérémonie des accords, et dressa ensuite le contrat de mariage. Après cela, on apporta une table couverte d’une ample collation, composée de conserves des Indes et de confitures de Perse. Le cadi et les personnes qui l’accompagnaient mangèrent de bon appétit et se divertirent beaucoup. On présenta au cadi un bel habillement de la valeur de deux cents piastres. Il le reçut en faisant beaucoup de remerciements, et prit congé de la compagnie. « Je me levais aussi pour m’en aller : « Où allez-vous ? me dit la vieille ; ne savez-vous pas, jeune homme, que vous êtes marié, qu’après le contrat vient la noce, et que la vôtre va se faire aujourd’hui même ? Tout est ici disposé pour cela. Attendez seulement jusqu’au soir. » « Sur le soir on servit un magnifique repas. Je soupai de bon appétit, et mangeai de divers mets qui me parurent excellents. Je pris ensuite la liqueur et le café. La vieille vint alors me chercher pour me mener au bain. « La salle était éclairée par des lampes, des lustres et des bougies odoriférantes. Je fus reçu par huit esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me déshabillèrent, se déshabillèrent ensuite et entrèrent avec moi dans le bain : les unes me nettoyaient les pieds, les autres me les lavaient ; celles-ci me présentaient une robe, des frottoirs ; celles-là m’apportaient à boire. Je me demandais à moi-même si tout cela n’était pas un songe ; je me frottais les yeux, je les ouvrais et voyais toujours la même chose, ou de nouvelles merveilles. Des esclaves m’apportèrent ensuite des cassolettes remplies de parfums exquis. En sortant du bain, je vis vingt esclaves qui portaient des flambeaux odorants, et deux esclaves assises qui tenaient chacune un psaltérion ; l’air était parfumé de l’odeur de l’ambre et du bois d’aloès. Toutes les esclaves s’avancèrent vers moi, et me placèrent entre les deux musiciennes qui étaient assises. Je vis alors entrer d’autres esclaves avec divers instruments de musique. Elles exécutèrent un concert si harmonieux que la salle elle-même tressaillait d’allégresse. La musique étant finie, la vieille entra en criant : « Bénis soient tous ceux qui viennent dire à l’époux : Levez-vous ; venez ! » « À ces mots, toutes les esclaves s’approchèrent de moi, et me firent passer de la salle du bain dans la cour. Une porte s’ouvrit ; vingt esclaves en sortirent deux à deux, et je vis ensuite s’avancer mon épouse, semblable au soleil qui brille au milieu d’un ciel pur et serein, ou à la lune au moment qu’elle se lève sur l’horizon : « Est-il possible, dis-je en moi-même, que ce soit là celle qui m’est destinée ? » Mon cortège s’avança. On me fit entrer dans une salle magnifique, au milieu de laquelle s’élevait un trône. On m’y fit monter, et les esclaves se rangèrent autour de moi, tenant à la main leurs flambeaux. Mon épouse entra, suivie de son cortège, et vint s’asseoir à côté de moi. La vieille fit alors apporter devant nous une magnifique collation ; ensuite elle fit retirer toutes les esclaves, sortit elle-même et ferma la porte. « Je voulus alors converser avec mon épouse et lui adresser la parole ; mais elle me prévint, et me dit : « Mon ami… » À ces mots, je me sentis pénétré de tendresse, et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Ma chère amie, que vous êtes belle ! – Mon ami, continua-t-elle après un léger sourire, le don de mon cœur dépend encore d’une condition : si vous vous engagez à la remplir, je suis à vous ; sans cela, regardez tout ce qui s’est passé jusqu’à ce moment comme non avenu. » « Quelle est cette condition ? lui dis-je. Il n’en est pas, je crois, à laquelle je ne me soumette pour avoir le bonheur de vous posséder. – Notre porte, reprit-elle, ne sera ouverte qu’un seul jour tous les ans. Acceptez-vous cette condition ? » Je répondis : « Je l’accepte. – J’ai, continua-t-elle, beaucoup d’esclaves ; mais toutes les fois que vous leur direz un seul mot qui ne sera pas absolument nécessaire, vous me verrez fâchée contre vous. – J’accepte volontiers toutes ces conditions, » répondis-je. Elle consentit alors à me regarder comme son époux, et nous passâmes ensemble la nuit. » Scheherazade fut interrompue par l’arrivée du jour, au grand regret du sultan et de sa sœur, que cette histoire intéressait vivement. Elle en reprit le récit le lendemain, et le continua dans le cours des nuits suivantes, selon sa coutume.
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