CDXXXVe nuit
LE BIMARISTAN, OU HISTOIRE DU JEUNE MARCHAND DE BAGDAD ET DE LA DAME INCONNUE
Le kalife Haroun Alraschid, étant un jour fatigué du poids des affaires, et voulant prendre quelque dissipation, envoya chercher le vizir Giafar, et il lui dit : « Sortons ensemble de mon palais : je voudrais me mêler parmi le peuple de Bagdad, savoir quels sont ses entretiens, connaître les injustices qui peuvent se commettre, venir au secours des opprimés, et punir les oppresseurs. » Aussitôt ils se déguisèrent, prirent des habits de derviche, et sortirent secrètement du palais, accompagnés de Mesrour, chef des eunuques. Après avoir parcouru plusieurs rues de la ville, ils se trouvèrent vis-à-vis la porte d’un hôpital :
« Quelle est cette maison ? dit le kalife à son vizir ; elle me paraît vaste et spacieuse. – Seigneur, répondit Giafar, c’est une maison de santé où l’on reçoit les pauvres malades, et dans laquelle sont renfermés quelques fous. – Entrons, dit le kalife, pour voir si l’on a soin de ces malheureux, si les administrateurs ne mangent pas les revenus de cette maison, et ne laissent pas manquer ceux qui y sont des choses qui leur sont nécessaires. »
Ils entrèrent et visitèrent d’abord l’infirmerie ; ils traversèrent plusieurs salles, et les trouvèrent toutes bien nettoyées : les lits étaient propres, et tous les malades avaient auprès d’eux leurs sirops, leurs potions, et toutes les choses dont ils avaient besoin.
Ils visitèrent ensuite les fous. Le kalife dit à Giafar : « Il faut que tu entres dans la loge d’un de ces fous, Mesrour entrera ensuite dans une autre, et moi dans une troisième. » Mesrour, empressé de remplir la commission, dit qu’il allait commencer, et il entra aussitôt dans la première qui se présenta à lui.
Il trouva le fou qui s’amusait à couper l’habit qu’il avait sur lui, en criant : « Beaux fruits d’Irak ! beaux fruits d’Irak » Mesrour lui dit : « Vendez-moi de ces fruits, afin que j’en fasse goûter à mes camarades. – Approchez et prenez, » lui dit le fou. Mesrour s’étant approché, comme pour prendre les prétendus fruits, le fou le saisit au collet, ramassa de l’ordure et lui en frotta le visage. Il se mit ensuite à rire, et se laissa tomber à la renverse en continuant ses éclats. Mesrour, tout confus, courut aussitôt se laver à la fontaine.
Le kalife dit alors à Giafar d’entrer à son tour dans une loge ; il y entra, et vit un fou qui était assis tranquillement : « Bonjour, lui dit Giafar. – Bonjour, répondit le fou. Que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur vous ! – Vous me paraissez un homme de bon sens, reprit Giafar ; pourquoi êtes-vous ici ? – J’y suis, repartit le fou, parce qu’un certain jour je dis à mes parents et à mes concitoyens que j’étais un prophète envoyé de Dieu. Ils ne m’ont point cru, se sont soulevés contre moi, se sont emparés de ma personne, et m’ont amené ici. »
À ce discours, Giafar s’enfuit et alla retrouver le kalife : « Pourquoi l’as-tu quitté si promptement ? dit celui-ci. – Seigneur, répondit Giafar, c’est un impie, un imposteur : il dit qu’il est un prophète envoyé de Dieu. – Cela n’est point impossible, dit le kalife : Dieu a créé beaucoup de prophètes, qu’il a envoyés aux hommes en différents temps ; mais tout prophète doit prouver sa mission par des miracles évidents : va donc lui demander quels sont les miracles qu’il a faits. »
Giafar rentra dans la loge du fou, et lui dit : « Les prophètes qui vous ont précédé ont fait des miracles évidents : quels sont ceux que vous avez faits ? – Si vous voulez un miracle, répondit le fou, je vais vous en faire tout à l’heure, afin que vous croyiez en moi. – Choisissez vous-même le miracle, et faites-le devant nous, reprit Giafar. – Allez, dit le fou, montez sur ce bâtiment élevé, précipitez-vous en bas du haut de la terrasse, vous tomberez par terre, et vous vous romprez le cou. J’irai aussitôt à vous, je vous dirai : Levez-vous, et vous vous relèverez sain et sauf. »
« Je vois que vous êtes vraiment prophète, dit Giafar, et je crois de tout mon cœur à votre mission. » Il retourna près du kalife, et lui raconta ce que lui avait dit le fou : « À ce que je vois, dit le kalife, tu n’as pas envie d’éprouver sa puissance. Cependant c’est à l’épreuve, comme dit le proverbe, qu’on connaît le mérite des hommes. »
Le kalife entra ensuite lui-même dans la troisième loge. Il y vit un jeune homme qui n’avait point encore de barbe, d’une figure intéressante ; devant lui était un livre qu’il lisait. Le kalife le salua ; il lui rendit le salut : « Pourquoi êtes-vous ici ? lui dit le kalife ; car vous me paraissez avoir toute votre raison. » Le jeune homme lui dit, en poussant un profond soupir :
« Asseyez-vous tous ici, respectables derviches, afin que je vous ouvre mon cœur, et que je vous raconte la cause de ma détention. Chaque jour je demande à Dieu qu’il fasse venir ici notre souverain, pour lui raconter la manière dont on m’a traité par ordre de son vizir Giafar ; je suis sûr que s’il pouvait m’entendre, il me rendrait la liberté et punirait son vizir d’avoir signé si légèrement l’ordre de me renfermer. J’espère que vous joindrez vos prières aux miennes, pour obtenir du Ciel la grâce que je lui demande. »
Le kalife, à ces mots, regarda Giafar. Celui-ci, fort étonné, cherchait en lui-même quel était ce jeune homme, et sur quoi étaient fondées ses plaintes ; mais faisant réflexion qu’il était fou, et qu’il ne faut pas faire attention à ce que disent les fous, il sourit et leva les épaules.
Le kalife, jaloux de découvrir la vérité de cette affaire, dit au jeune homme : « Je consens volontiers à entendre le récit de votre histoire, et je vous promets que nous prierons le Ciel de vous envoyer le kalife, afin qu’il vous fasse rendre justice. – Dieu vous entende ! répondit le jeune homme : asseyez-vous. » Le prince s’assit, et le jeune homme commença ainsi son histoire :
« Mon père est syndic des marchands de Bagdad. Il invita un soir à souper plusieurs négociants de la ville. Chacun d’eux avait amené son fils aîné. Après un repas splendide, auquel on fit honneur, et où l’on s’amusa beaucoup, la conversation tomba sur l’établissement des enfants. Ceux-ci, profitant de la gaieté et de la bonne humeur, témoignaient librement leur goût pour telle ou telle partie du commerce, et pressaient leurs parents de les y placer. L’un disait : « Mon père, je voudrais que vous me fissiez voyager. » Un autre : « Mon père, je voudrais que vous me donnassiez une boutique. » Un troisième : « Mon père, je voudrais faire la commission. » Enfin, tous les enfants qui étaient présents demandaient à faire, les uns une chose, les autres une autre, et leurs pères promettaient de les satisfaire incessamment.
« J’écoutais attentivement tous ces discours, et je portais secrètement envie à ces jeunes gens. Lorsque je fus seul avec mon père, je lui dis : « Vous avez entendu comme tous ces jeunes gens demandaient à leurs pères de leur donner un état ? Jusqu’à quand me laisserez-vous sans m’établir ? » Mon père me dit : « La plupart de ces marchands seront obligés d’emprunter pour donner un état à leurs enfants. Pour moi, grâce à Dieu, j’ai chez moi de quoi t’établir : après-demain, tu auras une boutique, un fonds de commerce, et je te mettrai en état de vendre et d’acheter. »
« Le lendemain, mon père alla au quartier des marchands ; il me loua une boutique, et la garnit de marchandises de toute espèce pour la valeur de deux mille piastres. Le surlendemain, je me rendis à ma boutique, et j’en fis l’ouverture : je vendis, j’achetai, je reçus, je donnai ; j’étais fort content de moi-même et de mon nouvel état. Les voisins vinrent me voir, et me souhaitèrent toutes sortes de prospérités.
« J’allais ainsi tous les matins à mon magasin, et je commençais au bout de quatre mois à faire d’assez bonnes affaires ; j’étais connu de beaucoup de monde. Mon père venait dans la journée me voir, me recommandait à tous mes voisins, et était fort aise de me voir ainsi réussir.
« Un jour que j’étais occupé à montrer des marchandises à quelques pratiques, plusieurs dames entrèrent dans la boutique, suivies de leurs esclaves. Parmi ces dames, je remarquai surtout une jeune personne qui me parut d’une beauté extraordinaire. Les personnes qui étaient alors avec moi se levèrent, et me dirent qu’elles reviendraient lorsque ces dames auraient fait leurs emplettes.
« Les dames s’assirent dans la boutique, et me dirent : « Nous voudrions acheter de belles étoffes pour la valeur d’environ cinq cents piastres. » Je leur en fis voir plusieurs : elles les prirent toutes jusqu’à la concurrence de la somme. Je calculai en moi-même, et je vis que je gagnais sur ce marché près de cent piastres. Je fis six paquets de toutes les étoffes, et je leur présentai le compte.
« Je n’ai point d’argent sur moi, me dit la jeune personne, et je n’aime point à acheter à crédit : dans quelques jours nous viendrons prendre ces marchandises ; nous vous en paierons le montant, et nous vous en achèterons encore d’autres. – Comment ! madame, lui dirent les esclaves, vous ne connaissez donc pas ce jeune marchand, et pour qui le prenez-vous ? C’est le fils du syndic des marchands de Bagdad. Le croyez-vous homme à vous dire : « Je ne donne pas ma marchandise sans argent, ou bien je n’ai pas l’honneur de vous connaître ? » En parlant ainsi, les esclaves s’emparèrent des marchandises ; les dames se levèrent, prirent congé du marchand, et s’en allèrent.
« Je n’osai pas demander à ces dames chez qui elles demeuraient, et je les laissai partir sans leur dire un seul mot. Je ne tardai pas à m’en repentir : « Pourquoi, me disais-je à moi-même, ne leur ai-je pas seulement demandé leur adresse ? » J’attendis jusqu’au soir, sans voir venir personne de leur part. Je me levai fort affligé, disant en moi-même ; « Plût à Dieu que je ne leur eusse rien vendu ! Ne vaudrait-il pas mieux encore que je n’eusse gagné que la moitié de ce que j’ai gagné, et que j’eusse reçu l’argent ? Ah ! si j’avais retenu les marchandises ! Ces femmes m’ont attrapé ; je le vois. Jamais elles ne reviendront ici. »
« Plein de ces réflexions, je fermai ma boutique, et je m’en retournai à la maison, fort embarrassé de ce que je dirais à mon père, lorsqu’il apprendrait mon aventure. À peine fus-je entré, que ma mère s’aperçut que je n’étais pas d’aussi bonne humeur qu’à l’ordinaire : « Qu’as-tu ? me dit-elle ; tu as l’air fâché. Il est inutile de dissimuler : je vois bien que quelque chose te fait beaucoup de peine. Dis-moi ce qui t’est arrivé aujourd’hui, et ce qui t’afflige à ce point. » Ma mère me pressa si longtemps et avec tant d’instance, que je fus obligé de lui conter mon aventure :
« Plusieurs femmes, lui dis-je, m’ont acheté pour cinq cents piastres de marchandises, qu’elles m’ont emportées ; elles ne m’ont pas donné un sou, et je ne les connais pas. – Il ne faut pas t’affliger, me dit-elle ; pour gagner, il faut savoir perdre quelquefois. Si ces femmes ne viennent point t’apporter le prix de tes marchandises, je te les paierai : ainsi console-toi, et sois tranquille ; mais dorénavant prends garde à toi. – Je ne veux rien, lui répondis-je : laissez-moi. » J’avais tant de chagrin, que je ne soupai pas ce soir-là ; je m’enfermai dans ma chambre, et je m’endormis en réfléchissant à ce qui venait de m’arriver.
« Le lendemain j’allai au marché ; j’ouvris ma boutique, et j’y restai assis jusqu’au soir, sans recevoir aucune nouvelle des dames qui avaient emporté mes marchandises. Je m’en retournai à la maison encore plus désespéré que la veille.
« Mon fils, me dit ma mère en me voyant, il ne faut plus penser à ce qui t’est arrivé ; je crains que tu ne tombes malade de chagrin : on n’apprend qu’à ses dépens. » Ma mère avait beau vouloir me consoler ; je ne goûtais aucune consolation. Je passai encore trois jours dans la plus grande affliction.
« Le quatrième jour, j’ouvris ma boutique de bonne heure, selon ma coutume. À peine étais-je assis, que les mêmes dames entrèrent tout à coup et me souhaitèrent le bonjour ; je crus d’abord que c’étaient d’autres personnes : « Donnez-nous le compte, me dit l’une d’elles. – Quel compte ? – Le compte de ce que nous vous devons : nous allons vous payer. »
« À ces mots, mon esprit se calma, mon visage s’épanouit. Elles me comptèrent les cinq cents piastres ; je les ramassai et les serrai : « Nous voudrions, me dirent-elles, avoir encore d’autres marchandises. » Je leur donnai tout ce qu’elles désiraient, et elles l’emportèrent comme la première fois. Le soir je fermai ma boutique, et je m’en retournai tout joyeux à la maison. Ma mère, voyant mon air gai et satisfait, me dit : « Je parie que ces dames sont venues et t’ont payé ce qu’elles te devaient. – Cela est vrai, lui dis-je. – Je te l’avais bien dit, reprit ma mère. Voilà le commerce : on vend à crédit ; on attend un peu, et l’on est ensuite payé. »