CDXXXIVe nuit

2070 Words
CDXXXIVe nuit « Malheureux ! lui dit le lieutenant de police, la vengeance divine va bientôt éclater contre toi : tout ceci est l’effet de tes infâmes procédés et de ta cupidité. Prépare-toi à répondre à nos accusateurs, et à te tirer, si tu peux, de ce mauvais pas. » Schamama, revenant à lui, dit à la vieille avec respect : « Que désirez-vous, madame ? » Celle-ci s’aperçut aussitôt qu’on avait peur de son gendre, et en fut enchantée. « Celui à qui appartient le cachet, dit-elle, demande une échelle de quatre échelons, une corde, un faisceau de baguettes, et le sac qui renferme les autres choses nécessaires pour la punition des coupables ; il demande aussi à voir le lieutenant de police et ses quatre principaux officiers. – Où est, illustre dame, reprit Schamama, celui à qui appartient l’anneau ? – Il est dans cette maison, » dit la vieille. Le lieutenant de police, s’approchant de la vieille, lui demanda à son tour où était celui à qui appartenait l’anneau, et ce qu’il désirait ; la vieille lui répéta ce qu’elle venait de dire à Schamama : « Nous sommes prêts à exécuter les ordres de celui à qui appartient cet anneau, et nous avons avec nous tous les instruments nécessaires pour punir les coupables, » dit le lieutenant de police en balbutiant, et tremblant comme ceux de sa suite. La vieille entra, et dit à son gendre en riant : « Il n’y a pas dans le monde un chef de voleurs pareil à vous : vous faites peur au cadi, vous faites peur au lieutenant de police, vous faites peur à tout le monde. Je veux entrer à votre service, et voler les femmes tandis que vous volerez les hommes. Vous me ferez part de vos secrets, et je pourrai réussir ; car tel maître, tel valet, tel père, tel fils, dit le proverbe. Cependant, si dès que ces gens-là sont venus ils eussent brisé la porte et fussent tombés sur nous, tandis que vous n’étiez pas ici, que serions-nous devenues ? Mais, grâce à Dieu, vous êtes encore venu à temps. » Le kalife se mit à rire, et sa jeune épouse, assise à ses côtés, se réjouissait de leur délivrance, lorsque le lieutenant de police entra, accompagné de ses quatre principaux officiers, parmi lesquels étaient Schamama et Hassan. Le kalife fit avancer ce dernier, et lui dit d’appeler l’émir Iounis, commandant de mille hommes. Celui-ci parut sur-le-champ. Le kalife lui ordonna de châtier le lieutenant de police et Schamama. Iounis obéit, et s’acquitta de sa commission en homme à qui elle ne déplaisait pas. Le châtiment fut poussé si loin que les malheureux laissèrent leurs ongles sur la place. On les traîna ensuite en prison, et Hassan fut revêtu de la charge de lieutenant de police : « Avez-vous jamais vu, dit alors le kalife à la vieille, un voleur traiter ainsi un lieutenant de police et ses gens ? – Non, en vérité, dit la vieille, et il ne me reste qu’une chose à désirer, c’est que Dieu punisse maintenant le kalife pour l’injustice qu’il vient de commettre envers nous : injustice sans laquelle, malgré toutes tes prouesses et le merveilleux de tout ceci, tu n’aurais jamais mis le pied dans notre maison. » Le kalife, étonné de cette brusque exclamation, dit en lui-même : « Aurais-je commis quelque injustice et donné lieu à cette femme de faire ainsi des imprécations contre moi ? Quel mal, dit-il ensuite à la vieille, vous a donc fait le kalife ? » « Quel mal ? Il a fait piller, ravager notre maison : on a enlevé nos meubles, nos effets, tout ce que nous avions ; on ne nous a pas laissé un vêtement, ni de quoi avoir un morceau de pain ; et si Dieu ne vous eût envoyé vers nous, nous serions mortes de faim. » « Pourquoi le kalife vous a-t-il traitées de cette manière ? » « Mon fils était un de ses hagebs. Un jour, qu’il était assis ici, on frappe à la porte, il y va, et voit deux femmes qui lui demandent de l’eau pour boire ; il leur en donne, et elles s’en vont. Une heure après, une vieille lui apporte un plat de petits gâteaux de la part de la personne à qui il avait donné à boire : il les accepte. Le gardien du quartier vient à passer, et lui demande quelque chose ; c’était le jour de la fête de l’Arafa : mon fils lui donne le plat de petits gâteaux. Une heure après, une troupe de gens viennent de la part du kalife, emmènent mon fils et pillent notre maison. Le kalife veut savoir comment le plat de petits gâteaux est parvenu à mon fils ; il le dit. Le kalife lui demande s’il a vu quelqu’un des charmes de la jeune personne. Il voulait dire que non ; mais il était troublé, et répondit sans y penser qu’il avait vu son visage. Le kalife fit venir la jeune personne, et ordonna qu’on leur coupât la tête à tous deux. Mais il n’a pas voulu les faire exécuter un jour de fête : il les a fait conduire en prison. Voilà comment le kalife nous a traitées, et sans cette injustice et la perte de mon fils tu n’aurais jamais épousé ma fille. » Le kalife, ayant entendu les plaintes de la vieille, reconnut l’injustice qu’il avait commise, et lui dit : « Que diriez-vous si j’engageais le kalife à faire sortir votre fils de prison, à lui rendre ses biens, à lui donner un emploi plus distingué, et si ce cher fils venait cette nuit même se jeter dans vos bras ? » La vieille ne put s’empêcher de sourire à l’idée de revoir son fils, mais reprenant bientôt sa tristesse, elle dit au kalife : « Tais-toi, malheureux, les fanfaronnades ne sont plus ici de saison : celui dont je te parle à présent n’est pas comme le lieutenant de police, qui a peur de toi et que tu traites comme tu veux ; c’est le Commandeur des croyants, le grand Haroun Alraschild, dont le nom est respecté de l’Orient à l’Occident, et qui commande à de nombreuses armées ; le moindre esclave de sa cour a plus de puissance que le lieutenant de police. Ne te laisse pas aveugler sur le succès de tes ruses, et par la crainte que tu as inspirée aux gens d’une certaine espèce ; ne va pas courir à ta perte, et nous laisser sans appui. J’espère pour mon fils que le Tout-Puissant, qui l’éprouve, voudra bien venir à son secours. » Le kalife, touché jusqu’aux larmes du discours de la vieille, se leva pour s’en aller. La vieille et la jeune personne le pressaient de rester, et s’efforçaient de le retenir ; mais le kalife jura que rien ne pourrait l’empêcher de sortir, et il s’échappa de leurs mains. Lorsque le kalife fut rentré dans son palais, il s’assit sur son trône et fit venir les émirs, les vizirs et les hagebs. Lorsqu’ils furent assemblés, qu’ils se furent prosternés devant lui, qu’ils eurent fait, selon l’usage, des vœux pour la durée de son empire, il leur dit : « J’ai réfléchi à l’affaire d’Alaeddin, que j’ai fait arrêter et mettre en prison, et je suis étonné qu’aucun de vous n’ait demandé grâce pour lui, et ne lui ait donné aucune marque d’attachement et de sensibilité. » « Commandeur des croyants, répondit un des émirs, notre respect pour vous nous a retenus ; mais en ce moment nous implorons votre miséricorde pour votre esclave. » Tous les émirs se découvrirent alors la tête, et baisèrent la terre : « Je lui pardonne, dit le kalife ; allez le trouver, revêtez-le d’une robe d’honneur, et amenez-le ici. » Dès que le kalife aperçut Alaeddin, il lui donna une des premières charges du palais, et lui dit de retourner aussitôt chez lui. On le fit monter sur un cheval du kalife ; les émirs l’accompagnèrent et le reconduisirent chez lui en triomphe, aux acclamations d’un peuple nombreux, et au bruit de toutes sortes d’instruments. Sa mère et sa sœur, entendant de loin les cris du peuple et le bruit des tambours, ne savaient ce que c’était. Tout à coup des huissiers frappent à la porte et annoncent la grâce d’Alaeddin et sa nouvelle dignité ; ils demandent en même temps la récompense de cette bonne nouvelle, et s’en retournent fort contents de la générosité de ces dames. Alaeddin paraît bientôt lui-même. Sa mère et sa sœur sautent à son cou, le serrent dans leurs bras, et versent des larmes de joie. Alaeddin s’assied et leur raconte son aventure. Remarquant ensuite la magnificence de la maison, il en témoigne son étonnement à sa mère. Elle lui apprend que, le jour qu’il avait été arrêté, on avait pillé et saccagé la maison, enlevé les marbres, les portes, les meubles ; qu’on n’y avait pas laissé la valeur d’une drachme, et qu’elles avaient été trois jours sans manger. « Mais d’où viennent donc toutes ces choses, ces effets, ces meubles, ces vases ? Qui a décoré, orné cette maison en si peu de temps ? Tout ce que je vois ne serait-il qu’un songe ? – Ce n’est point un songe, mais une galanterie de mon gendre, qui a fait faire tout cela en un jour. – Quel est votre gendre ? Quand avez-vous marié ma sœur, et qui a pu l’épouser sans mon consentement ? – Ne te fâche pas, mon enfant ; sans lui nous étions perdues. – Quel est l’état de mon beau-frère ? – Voleur. » Alaeddin, à ce mot, pensa étouffer de colère et d’indignation : « Quel est donc ce voleur qui ose devenir mon beau-frère ? Par le tombeau de mes pères ! il faut que je lui coupe la tête. – Laisse là ce bandit ; il a fait bien autre chose à d’autres qu’à toi, et il ne lui est rien arrivé : tout ce que tu vois a été pour lui l’ouvrage d’un jour. » La mère d’Alaeddin lui raconta ensuite l’aventure du cadi, celle du lieutenant de police, et la punition de ce dernier, et elle lui montra par terre les traces du sang que la violence des coups avait fait couler ; elle finit en disant : « Je me suis plainte devant lui de l’injustice du kalife et de ton arrestation ; aussitôt il a promis d’aller trouver le kalife, de te faire mettre en liberté, te faire revêtir d’une robe d’honneur, te faire rendre tous tes biens, et de t’en faire donner de nouveaux. Effectivement, il nous a quittées sur-le-champ, et bientôt après nous avons eu le bonheur de te revoir : c’est à lui sans doute que nous en sommes redevables. » Alaeddin ne comprenait rien à tout cela, et son étonnement ne pouvait être plus grand : « Quel est le nom de cet homme ? – Je ne sais, et toutes les fois que je l’ai demandé aux divers ouvriers qui sont venus ici de sa part, ils m’ont dit qu’ils ne le savaient pas, mais que son surnom était le Bondocani. » À ce nom, Alaeddin comprit que le prétendu voleur n’était autre que le kalife. Il se leva tout hors de lui, et baisa sept fois la terre. Sa mère se mit à rire, et lui dit : « Eh quoi ! mon fils, ce nom te fait-il aussi perdre l’esprit ? Tu disais tout à l’heure que tu lui trancherais la tête. – Savez-vous bien, répondit Alaeddin, que celui que vous venez de nommer est le Commandeur des croyants, le kalife Haroun Alraschild ? Et quel autre que lui aurait pu traiter ainsi le lieutenant de police, et faire tout ce qu’il a fait ? – Ah ! mon fils, je suis perdue ; le kalife ne me le pardonnera pas ; je l’ai toujours traité de voleur ! » Tandis qu’ils parlaient ainsi, le kalife entra. Alaeddin se jeta à ses pieds ; sa mère s’enfuit, et se cacha dans un cabinet : « Où est votre mère ? dit le kalife. – Elle n’ose paraître à vos yeux, répondit Alaeddin. – Pourquoi donc ? dit le kalife, elle n’a rien à craindre. » Et aussitôt il l’appela lui-même. Elle vint, et se prosterna devant le souverain : « Tout à l’heure, lui dit-il en riant, vous vouliez me prendre pour maître, et vous charger de voler les femmes, et maintenant vous me fuyez ! Ce n’est pas le moyen de faire des progrès. » La vieille, un peu rassurée, demanda pardon au kalife, qui fit venir aussitôt un cadi, répudia la princesse de Perse, et la maria avec Alaeddin. On célébra en même temps les deux mariages ; tous les émirs et les seigneurs de Bagdad y assistèrent ; les repas et les réjouissances durèrent trois jours, et l’on distribua aux pauvres des aumônes abondantes. Alaeddin et le kalife coulèrent les jours les plus heureux auprès de leurs épouses, et leur bonheur n’eut d’autre terme que celui de leur vie. Scheherazade finissait de raconter l’aventure du kalife Haroun Alraschild avec la petite-fille de Chosroès Anouschirvan, et son mariage avec la sœur d’un de ses chambellans ; le sultan des Indes, que ces aventures avaient beaucoup diverti, demanda aussitôt à la sultane si elle en savait encore quelques autres du même prince. « Sire, répondit la sultane, la vie du kalife Haroun est pleine d’une multitude d’aventures pareilles, sans parler d’un nombre infini de traits curieux, d’anecdotes piquantes : toutes ces choses sont présentes à ma mémoire ; mais je désirerais, si vous me le permettez encore, vous raconter maintenant l’histoire d’un jeune marchand de Bagdad et de la dame inconnue, histoire dans la quelle éclatent principalement la justice et l’humanité de ce grand prince. Le sultan des Indes aurait bien voulu entendre sur-le-champ quelque chose de cette histoire ; mais le jour, qui commençait à paraître, l’obligea d’attendre à la nuit suivante – Scheherazade commença donc, le lendemain, en ces termes :
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