CDXXXIIIe nuit
Le seul Hassan s’efforçait, au contraire, de contenir cette multitude enragée, en leur disant : « Braves camarades, respectez les lois que vous devez faire observer, et ne précipitez rien. Ce sont des femmes, elles n’ont point d’homme avec elles, ne les maltraitez pas. Peut-être l’homme qu’on a dénoncé n’est pas un voleur, et cette affaire peut avoir pour nous des suites fâcheuses. – Hassan, s’écria Schamama, tu n’es pas fait pour accompagner un lieutenant de police, mais plutôt pour rester assis sur le banc des juges. Il ne faut dans notre état que des gens alertes, déterminés, acharnés à leur proie, propres à faire un coup de main, et à surprendre le monde. »
« Maudit Schamama, disait en lui-même le kalife en écoutant ce discours, je te récompenserai comme tu le mérites. » En même temps il aperçut près de la maison où demeurait la vieille une rue sans issue ; il y entra, et vit une grande porte au-devant de laquelle était une tapisserie et une lampe suspendue ; à côté était assis un eunuque. Le maître de ce palais était un des émirs du kalife, qui commandait mille soldats ; il s’appelait l’émir Iounis. C’était un homme dur et féroce, qui, lorsqu’il n’avait pas assommé quelqu’un dans sa journée, ne mangeait pas, tant il était en colère.
L’eunuque, voyant venir le kalife, cria après lui, et se leva pour le frapper, en disant : « Où vas-tu, insensé ? » Le kalife lui répondit d’un ton ferme et assuré : « Infâme valet, que t’importe ? » L’eunuque, déconcerté, crut voir dans l’auguste souverain un lion prêt à se jeter sur lui ; il prit la fuite, et courut en tremblant à son maître, qui lui dit en le voyant : « Malheureux ! que t’est-il arrivé ? – Ah ! seigneur, dit-il, tandis que j’étais assis devant la porte, un homme est entré dans la rue et s’est approché de l’hôtel ; j’ai voulu le frapper, il m’a crié d’une voix de tonnerre : Infâme valet ! J’ai pris la fuite, et je viens vous rendre compte. »
L’émir, en écoutant ce discours, pensa étouffer de colère : « Traiter mes gens d’infâmes ! s’écria-t-il, c’est me faire injure à moi-même. Je vais punir cet insolent. » Aussitôt il se lève, prend une énorme masse d’armes capable de briser une montagne, et sort en criant : « Où est l’insolent qui m’insulte en traitant mes gens d’infâmes ? » Le kalife, voyant venir Iounis, l’appelle par son nom. Iounis reconnut aussitôt la voix de son maître, jeta sa masse d’armes, et se prosterna par terre :
« Lâche, dit le kalife, tu es un grand seigneur, et tu souffres que le lieutenant de police vienne troubler, tourmenter dans ton voisinage, des femmes retirées dans leur maison, et qui n’ont point d’homme avec elles ! Tu restes tranquillement chez toi, et tu n’en sors pas pour repousser et traiter comme il le mérite cet indigne officier ! – Commandeur des croyants, répondit Iounis, si je n’avais craint de maltraiter un magistrat, en qui vous pouviez avoir confiance, cette nuit lui eût été fatale, ainsi qu’à sa troupe ; et si vous l’ordonnez, je vais les charger à l’instant, et les mettre tous en pièces : comment un lieutenant de police et ses archers pourraient-ils me résister ? »
« Entrons d’abord chez vous, » lui dit le kalife. Iounis voulait le faire asseoir ; mais il refusa, et lui dit de le faire monter sur la terrasse. Lorsqu’ils y furent, il lui montra la maison des femmes dont il lui avait parlé, et lui demanda comment il pourrait s’y introduire. Iounis lui montra un endroit favorable à son dessein, et alla chercher une échelle qu’il plaça comme il fallait. Le kalife passa dessus, franchit l’intervalle qui séparait les deux maisons, et dit à Iounis de rentrer, et qu’il l’appellerait quand il aurait besoin de lui.
Le kalife passa sur la terrasse en marchant doucement, et sans faire de bruit, de peur d’effrayer davantage les dames, et s’avança jusqu’à une ouverture qui donnait dans l’intérieur de leur appartement. Il regarde, s’étonne de la magnificence qui règne partout, et croit voir un paradis : l’éclat des dorures et des peintures était encore relevé par celui des lustres et des girandoles ; la jeune personne, assise sur un trône, revêtue d’habits superbes, et couverte de bijoux, ressemblait au soleil qui brille au milieu d’un ciel pur, ou à la lune dans son plein.
Tandis que le kalife, émerveillé de la beauté de sa nouvelle épouse, la considérait avec complaisance, la vieille parlait ainsi à sa fille : « Qu’allons-nous devenir, et comment nous débarrasser de ces méchants ? Nous sommes des femmes, et nous n’avons que Dieu pour appui. Quel malheureux destin nous a envoyé ce voleur ! Ah ! si votre père vivait ! Mais telle est la volonté de Dieu. »
« Ma mère, lui répondit la jeune personne, vous avez beau vous plaindre et m’humilier, en traitant ce jeune homme de voleur ; puisque Dieu me le donne pour époux, je dois le recevoir de ses mains, et me conformer à ses décrets. – Dieu veuille, reprit alors la vieille, touchée des sentiments de sa fille, qu’il ne vienne pas cette nuit ; car on le saisirait, et on lui ferait un mauvais parti à ce pauvre jeune homme ! »
Le kalife, ayant entendu cette conversation, ramassa par terre une petite pierre de la grosseur d’un pois, la lança adroitement sur la bougie qui était devant la jeune personne, et l’éteignit : « Qu’est-ce donc qui fait éteindre cette bougie, tandis que les autres brûlent si bien ? » dit la vieille en la rallumant. Comme elle finissait ces mots, le kalife lance une seconde pierre, et éteint la bougie qui avait servi à rallumer la première : « Encore une bougie qui s’éteint, dit la vieille, cela est étonnant. » Peu après, une troisième pierre éteint une troisième bougie : « Pour le coup, dit la vieille, il faut que quelque esprit aérien s’amuse à éteindre ici les bougies. » Comme elle allait la rallumer, une petite pierre lui tombe sur la main. Elle regarde alors du côté de l’ouverture qui était au plancher, et aperçoit son gendre :
« Voyez par où vient votre époux, dit-elle à sa fille ; il a pris le chemin que prennent ses pareils : c’est toujours par les toits que viennent les voleurs ; un autre serait entré par la porte. Mais Dieu soit loué de ce qu’il est venu par-dessus les toits, sans cela il aurait été pris ! » Puis s’adressant à son gendre : « Va-t’en bien vite, lui dit-elle, par où tu es venu, si tu ne veux pas être pris par les scélérats qui assiègent notre maison. Nous ne sommes que des femmes, et nous ne pouvons te sauver. »
« Ouvrez-moi toujours la porte de la terrasse, dit le kalife en riant, afin que je me rende près de vous, et que je voie ce que je dois faire à ces marauds. – Malheureux, lui dit la vieille, crois-tu que celui qui assiège notre maison ressemble à ce pauvre cadi qui a eu si peur de toi, qu’il a coupé sa robe pour écrire sur-le-champ ton contrat ? Celui qui nous assiège est le lieutenant de police en personne ; crois-tu lui faire faire aussi ce que tu voudras ? – Ouvrez-moi, vous dis-je, répondit le kalife, ou je vais briser la porte. » La vieille monta, et ouvrit la porte de la terrasse.
Le kalife, étant entré, se mit à côté de son épouse, dit qu’il se sentait appétit, et demanda à se mettre à table : « Aurais-tu bien le cœur de manger, lui dit la vieille, tandis que ces scélérats peuvent fondre sur nous à tout moment. – Ne craignez rien, dit le kalife, et apportez-nous quelque chose. » La vieille apporta les mets et les plats de dessert qu’on avait mis à part ; le kalife se mit à manger et à causer tranquillement avec elles.
Quand le kalife fut rassasié et que la table fut ôtée, on entendit redoubler les cris : « Ouvrez la porte, ou nous allons l’enfoncer. » Le kalife tira alors son anneau, le remit à la vieille, et lui dit : « Portez cela au lieutenant de police, et dites-lui que le maître de cet anneau est chez vous. Si le lieutenant de police vous demande ce que désire le maître de cet anneau, vous lui direz que je voudrais qu’il entrât avec ses quatre principaux officiers, et qu’il fît apporter une échelle de quatre échelons, une corde et un faisceau de baguettes. »
La vieille, peu contente de la commission, répondit : « Le lieutenant de police aura donc aussi peur de vous ou de cet anneau ? Je crains, moi, qu’il ne serve de rien, que ces gens-là ne m’écoutent pas, ne se jettent sur moi, et ne m’assomment. – Ne craignez rien, dit le kalife, le lieutenant de police ne peut me résister. – Si vous avez aussi le secret de vous faire craindre du lieutenant de police, et de lui faire exécuter vos volontés, dit la vieille, je veux absolument prendre de vos leçons, et je ne vous laisserai pas que vous ne m’ayez appris un tour de votre métier, ne serait-ce qu’à voler les femmes. »
Le kalife se mit à rire, et donna son anneau à la vieille. Elle le prit, alla jusqu’à la porte, et dit en elle-même : « Je ne ferai qu’entrouvrir la porte pour leur donner l’anneau, et s’ils n’écoutent pas ce que j’ai à leur dire de la part du voleur, je refermerai la porte comme elle était : « Que voulez-vous donc, dit-elle en criant bien fort ? – Infâme vieille, abominable sorcière, répondit Schamama, nous voulons saisir le voleur qui est chez toi, lui couper une main et un pied, et tu verras de quelle manière nous te traiterons ensuite. »
La vieille, un peu effrayée, leur demanda si quelqu’un d’eux savait lire. « Oui, dit le lieutenant de police en s’avançant : – Voici un cachet, lui dit la vieille ; voyez ce qui est écrit dessus, et quel est le nom de celui à qui il appartient : – Que le diable emporte le cachet et celui à qui il appartient ! » dit Schamama. Puis s’adressant au lieutenant de police : « Aussitôt que la vieille paraîtra, lui dit-il, frappez-la, jetez-la par terre, et faites-nous entrer dans la maison : nous la pillerons, nous prendrons le voleur, et ensuite vous verrez de qui est le cachet ; et s’il appartient à quelqu’un à qui nous devons du respect, nous dirons que nous ne l’avons vu que lorsque le mal était fait : personne ne pourra soutenir le contraire. »
En disant cela, Schamama s’approcha de la porte, et dit à la vieille : « Donne-moi cet anneau, et voyons s’il pourra te sauver. » La vieille entrouvrit la porte seulement pour passer la main, et lui tendit la bague. Il la prit, et la donna au lieutenant de police. Celui-ci, reconnaissant l’anneau d’Haroun Alraschild, changea de couleur, et trembla de tout son corps : « Qu’as-tu donc, lui dit Schamama ! » Le lieutenant de police, pour toute réponse, lui présenta l’anneau. Il le prit, s’approcha d’un flambeau, et ne put s’empêcher, malgré ses emportements, de reconnaître l’anneau du kalife. Aussitôt il tombe à la renverse en criant : « Au secours ! au secours ! »