CDXXXIIe nuit
Cependant la vieille va trouver ses voisines, et les prie de venir avec elle pour lui aider à arranger la maison, et à placer les meubles et les effets qu’elle vient de recevoir. Celles-ci la suivent, autant par curiosité que par envie de lui rendre service. Arrivées devant la maison, elles sont étonnées de la voir blanchie, réparée ; bientôt leurs yeux sont éblouis de la quantité de meubles, d’effets précieux, d’habits, de bijoux qui brillent de tous côtés :
« D’où vous viennent toutes ces choses, lui dirent-elles, et comment cette maison est-elle tout à coup si changée ? Hier ce n’était qu’une masure, rien n’était blanchi, point de peinture nulle part, encore moins de marbre. Dormons-nous, et tout ceci n’est-il qu’un songe, ou bien est-ce l’effet d’un enchantement ? »
« Il n’y a point d’illusion, dit la vieille, tout s’est fait naturellement ; c’est mon gendre qui a opéré ces merveilles et qui m’a envoyé tout ce que vous voyez. – Votre gendre ! Et quel est-il ? Quand avez-vous donc marié votre fille ? Nous n’en avons rien su. – Tout cela s’est fait aujourd’hui. – Quel est l’état de votre gendre ? Il faut que ce soit un riche marchand ou un grand seigneur. – Mon gendre n’est ni marchand ni grand seigneur ; c’est un voleur, mais non pas un voleur ordinaire ; c’est le chef, le capitaine de tous les voleurs. » À ces mots, les voisines sont saisies de frayeur, et disent à la vieille :
« Au nom de Dieu ! faites-nous la grâce de nous recommander à votre gendre, afin qu’il n’enlève rien de nos maisons. Entre voisins on doit avoir des égards les uns pour les autres. – Ne craignez rien, mon gendre est généreux : je vous promets que non seulement il ne vous prendra rien, mais il ordonnera aux voleurs qu’il commande de respecter ce qui vous appartient. »
Les promesses de la vieille rassurèrent un peu ses voisines, qui lui aidèrent à placer les meubles et à arranger sa maison. Lorsqu’elles eurent fini, elles s’occupèrent de la parure de la mariée : on fit venir d’abord une coiffeuse, ensuite on la revêtit d’habits magnifiques et on l’orna de toutes sortes de bijoux. Comme on finissait la toilette de la mariée, on vit arriver des porteurs avec des corbeilles remplies des viandes les plus délicates et des mets les plus recherchés, tels que pigeons, poulets, perdreaux, cailles, gelinottes ; dans d’autres corbeilles était le dessert, composé de pâtes, de dragées, de sucreries, de confitures, et autres choses de cette espèce :
« Prenez ces mets et ces plats, dirent les porteurs à la vieille ; c’est votre gendre qui vous les envoie. Il vous recommande de bien manger, et de régaler vos voisins et tous ceux que vous voudrez. – De grâce, dit la vieille, quel est l’état de mon gendre, et comment s’appelle-t-il ? – Il s’appelle le Bondocani ; mais nous ne connaissons pas son état, » répondent les porteurs en s’en allant.
« Assurément, disaient quelques voisines, c’est un voleur. »
« Qu’il soit ce qu’il voudra, disaient les autres, celui qui peut faire tout cela n’a pas son pareil dans Bagdad. »
Tout le monde se mit ensuite à table, et chacun mangea de bon appétit ; on apporta le dessert, auquel on ne fit pas moins d’honneur. On avait eu soin de mettre auparavant de côté, pour l’époux, quelques-uns des mets les plus délicats et quelques plats de dessert.
Cependant le bruit se répandit dans le quartier que la vieille avait marié sa fille à un voleur, qui l’avait enrichie tout d’un coup par les nombreux présents qu’il lui avait faits. Cette nouvelle, passant de bouche en bouche, parvint bientôt aux oreilles du marchand dont nous avons parlé : il apprend que la personne qu’il a demandée en mariage a été donnée par sa mère à un voleur, qui leur a fait présent d’une quantité innombrable de meubles, d’habits, de bijoux ; qui a fait réparer leur maison, l’a fait blanchir, peindre, paver en marbre, et l’a rendue d’une magnificence qui éblouit les regards.
Cet évènement piqua vivement le jeune marchand, qui conçut aussitôt le projet d’aller chez le lieutenant de police, et de lui promettre une récompense considérable pour l’engager à se saisir du voleur, espérant, par ce moyen, pouvoir s’emparer lui-même de la jeune personne. Il alla donc sur-le-champ trouver le lieutenant de police, lui raconta tout ce qui s’était passé, lui promit une bonne récompense, et lui dit que le voleur possédant des richesses immenses, il pourrait prendre encore tout ce qu’il voudrait.
Le lieutenant de police fut fort content, et dit au jeune marchand : « Attendez jusqu’à dix heures du soir, afin que nous trouvions le voleur dans la maison. Je m’y rendrai à cette heure-là ; je ferai saisir le voleur, et vous vous emparerez de la jeune personne. » Le jeune marchand remercia le lieutenant de police, se retira, et revint à l’heure indiquée.
Le lieutenant de police venait de monter à cheval avec quatre cents hommes. Il était accompagné de quatre officiers, et précédé de flambeaux et de lanternes ; toutes les voisines s’étaient retirées chez elles ; la maison était éclairée par beaucoup de bougies, et la mère et la fille bien enfermées attendaient tranquillement le nouveau marié. Le lieutenant de police frappe rudement à la porte ; la vieille se lève, aperçoit de la lumière par les fentes de la porte, regarde en dehors, et voit le lieutenant de police et son escouade qui occupaient toute la rue, et l’un de ses officiers qui se préparait déjà à enfoncer la porte.
Cet homme, nommé Schamama, était v*****t, brutal, ou plutôt c’était un vrai diable incarné, toujours prêt à faire le mal et à se porter aux plus grands excès. « Que faisons-nous là, disait-il au magistrat, et que gagnerons-nous à attendre qu’on nous ouvre la porte ? Il vaut mieux l’enfoncer, fondre sur eux, saisir celui que nous cherchons, et nous emparer des effets qui sont dans la maison. »
Un autre officier nommé Hassan, d’une figure douce et d’un caractère encore plus doux, aimant à faire le bien, et qui semblait placé près du lieutenant de police pour le bonheur de l’humanité, lui dit aussitôt : Ce conseil est mauvais et dangereux : personne n’a jamais fait aucune plainte contre ces gens-là, et nous ne savons si l’homme qu’on a dénoncé comme voleur est réellement un voleur ; le jeune marchand, mécontent de n’avoir pas épousé la jeune personne, peut avoir fait une dénonciation fausse pour se venger. Ne vous jetez point dans une affaire qui peut avoir pour vous-même les suites les plus fâcheuses, et tâchons de tirer doucement tout ceci au clair. Au reste, c’est au commandant à décider ce qu’on doit faire. »
La vieille entendait tous ces discours à travers la porte, et tremblait de peur. Elle revint auprès de sa fille, et lui apprit que le lieutenant de police frappait à la porte : « Barricadez-la, lui dit la jeune personne effrayée ; peut-être que Dieu nous délivrera de ce danger. » La vieille barricada la porte. On frappa de nouveau avec plus de violence ; elle demanda : « Qui est là ? – Infâme vieille, lui répondit Schamama, associée de voleurs ! ne vois-tu pas que c’est le lieutenant de police et ses gens ? Ouvre la porte à l’instant ! »
« Nous sommes des femmes, répondit la vieille, et nous n’avons aucun homme avec nous ; nous ne pouvons ouvrir à personne. – Ouvre la porte, reprit Schamama d’une voix terrible, ou bien nous allons la mettre en pièces. »
La vieille ne répondit rien, et vint rejoindre sa fille : « Vois, lui dit-elle, ce voleur, qui est cause que nous sommes investies, assiégées depuis le commencement de la nuit. S’il paraît, c’en est fait de lui. Fasse le ciel qu’il ne vienne pas ce soir ! Ah ! si votre père vivait encore, le lieutenant de police ou tout autre n’aurait jamais assiégé ainsi notre maison. – Comment faire ? disait la jeune personne ; il faut se soumettre au destin. »
Cependant le kalife, voyant qu’il n’y avait plus personne dans les rues, que la nuit s’avançait, et que chacun était retiré chez soi, se déguisa, prit son arquebuse, ceignit son épée et sortit secrètement pour aller trouver sa nouvelle épouse. Arrivé au commencement de la rue, il vit de loin les flambeaux, reconnut le lieutenant de police avec ses gens, et le jeune marchand qui était à côté de lui, et entendit la plupart des officiers qui criaient : « Brisez la porte, saisissez la vieille, tourmentez-la pour lui faire dire où est le voleur, son gendre. »