CDXXXIe nuit
La vieille partit, disant en elle-même : « Si le cadi venait avec moi, je pourrais regarder mon prétendu gendre, non comme un voleur ordinaire, mais comme un chef de voleurs. » Arrivée chez le cadi, elle le trouva assis au milieu de plusieurs autres juges et entouré de beaucoup de monde. Elle s’avança d’abord, mais n’osant aller plus loin elle retourna sur ses pas : « Comment, dit-elle ensuite, je m’en irai sans avoir osé rien dire au cadi ! » Elle s’enhardit, revint à la porte, avança la tête, la retira, et recommença plusieurs fois la même chose.
Le cadi remarqua ce manège, appela un huissier, et lui ordonna de faire entrer cette femme. L’huissier vint la chercher : elle le suivit fort contente, et s’approcha du cadi, qui lui dit : « Que voulez-vous, bonne femme ? – Seigneur, répondit-elle, j’ai chez moi un jeune homme qui voudrait que vous vinssiez le trouver. – Qui est ce jeune homme qui veut que j’aille le trouver, et quel est son nom ? – Il dit, reprit la vieille, qu’il s’appelle le Bondocani.
À ce nom, qui était le nom secret du kalife, et qui n’était connu que des gens en place, le cadi se leva sur-le-champ, et dit à la vieille : « Marchez devant moi et me montrez le chemin. » Tous ceux qui étaient là eurent beau lui demander où il allait, il ne leur dit autre chose, sinon qu’il lui était survenu une affaire, et il partit avec la vieille. Celle-ci réfléchissait, chemin faisant, et disait en elle-même : « Ce pauvre cadi est un bon homme ; mon futur gendre l’a sûrement régalé cette nuit de quelques coups de bâton ; il craint que pareil accident ne lui arrive encore, et voilà pourquoi il s’empresse si fort de venir le trouver. »
Le cadi, suivant toujours la vieille, entra dans sa maison, et, reconnaissant le kalife, allait se prosterner devant lui ; mais le kalife lui fit signe qu’il ne voulait pas être connu. Le cadi le salua donc à la manière ordinaire, s’assit sans façon près de lui, et lui demanda quel sujet lui faisait désirer sa présence : « Je voudrais, dit le kalife, épouser la fille de cette femme, et nous avons besoin de vous pour dresser le contrat. » Le cadi, se tournant alors du côté des dames, leur fit une profonde révérence et demanda quelle était la dot et le douaire : « Quatre mille sequins de dot et autant de douaire, » lui dit la vieille.
Le cadi, après s’être assuré du consentement du kalife, voulut dresser son acte ; mais, s’apercevant qu’il avait oublié du papier, il prit le bas de sa robe et écrivit d’abord les noms du kalife, de son père et de son grand-père qui lui étaient bien connus ; ensuite il demanda à la vieille le nom de sa fille, de son père et de son grand-père.
La vieille se mit alors à gémir et à se lamenter : « Malheureuse que nous sommes, dit-elle, si son père vivait, ce voleur n’aurait pas osé mettre le pied dans cette maison, à plus forte raison prétendre à la main de ma fille ; mais la mort de mon mari me réduit à cette extrémité. – Dieu prend pitié des infortunés et des orphelins, » dit le cadi en écrivant. À chaque nouvelle question, la vieille recommençait à se lamenter de plus belle. Le cadi secouait la tête, avait peine à se contenir, et le kalife riait de tout son cœur.
Le contrat achevé, le cadi coupa le bas de sa robe où il était écrit, et se leva pour s’en aller ; mais ne voulant pas paraître dans les rues avec une robe coupée, il l’ôta, et pria la vieille de la donner à quelqu’un à qui elle pût encore servir. Comme il sortait, la vieille dit au kalife : « Est-ce que vous ne donnez rien au cadi, qui est venu lui-même vous trouver, qui a écrit sur le bord de sa robe, et a été obligé de l’abandonner ? »
« Laissez-le partir, dit le kalife, je ne lui donnerai pas une obole. – Que les voleurs sont avides ! s’écria-t-elle : cet homme vient chez nous pour gagner quelque argent, et nous le dépouillons ! » Le kalife se mit encore à rire, et dit à la vieille en s’en allant qu’il allait lui apporter les quatre mille sequins et des étoffes pour habiller la nouvelle mariée. « Ô voleur ! reprit encore la vieille, tu vas donc piller le magasin de quelque pauvre marchand, lui enlever tout son bien et le réduire à la mendicité ! »
Le kalife, de retour dans son palais, se revêtit de ses habits de cérémonie, s’assit sur son trône, et commanda qu’on fit venir des marbriers, des menuisiers, des badigeonneurs et des peintres en bâtiment. Quand ils furent arrivés, qu’ils eurent baisé la terre devant lui, et fait des vœux pour la durée de son règne, il ordonna qu’on les étendît par terre, et qu’on leur donnât à chacun deux cents coups de bâton. Comme ils criaient grâce, et demandaient humblement quelle faute ils avaient commise, il les fit relever, et dit au principal d’entre les marbriers :
« Dans telle rue, à tel endroit, vous trouverez une maison faite de telle manière ; allez-y sur-le-champ, et pavez-la tout entière en marbre. Si ce soir il se trouve seulement un endroit grand comme la main qui ne soit pas pavé, ta main droite sera mise à la place. – Commandeur des croyants, dit-il, nous n’avons pas de marbre. – Qu’on en prenne dans mes magasins, dit le kalife, et assemblez tous les marbriers de Bagdad. Lorsque la maîtresse de la maison vous demandera qui vous a envoyés, vous répondrez : C’est votre gendre. Si elle vous demande : Quelle est la profession de mon gendre ? Comment s’appelle-t-il ? Vous répondrez à la première question : Nous n’en savons rien ; et à la seconde : Il se nomme le Bondocani. Si quelqu’un de vous répond autre chose, il sera mis en croix sur-le-champ. »
Le marbrier assembla tous les ouvriers de sa profession, fit charger le marbre et tout ce qui était nécessaire pour leur travail, se rendit à la maison que le kalife avait indiquée, et y entra avec tous ceux qui l’accompagnaient. La vieille aussitôt se présenta : « Que voulez-vous ? – Nous venons pour paver cette maison. – Qui vous a envoyés ? – Votre gendre. – Quelle est la profession de mon gendre ? – Nous n’en savons rien. – Mais comment s’appelle-t-il ? – Le Bondocani. – Mon gendre, dit en elle-même la vieille, n’est qu’un voleur ; mais c’est assurément le premier, le chef, le plus distingué de tous les voleurs. » Les marbriers s’étant partagé la besogne, chacun d’eux n’eut à faire qu’une coudée d’ouvrage, ou même moins.
Le kalife avait donné des ordres pareils au chef des menuisiers. Celui-ci rassembla tous les autres menuisiers, prit des planches, des clous, et tout ce qui était nécessaire pour faire des portes et autres ouvrages de son état. Ils entrèrent tous dans la maison, dressèrent leurs établis, se partagèrent l’ouvrage, et commencèrent à travailler à l’envi l’un de l’autre.
La vieille, étonnée, se présenta pareillement à eux : « Que voulez-vous ? – Nous venons pour arranger cette maison. – Qui vous y a envoyés ? – Votre gendre. – Quelle est la profession de mon gendre ? – Nous n’en savons rien. – Mais comment s’appelle-t-il ? – Le Bondocani. » La vieille, ne sachant où elle en était, et devenue presque folle, disait en elle-même : « Mon gendre, le voleur, est un homme bien redouté, car tout ceci ne se fait que par la crainte qu’il inspire ; et tous ces ouvriers en ont si peur, qu’aucun d’eux n’oserait dire quelle est sa profession. »
Bientôt après arrivent les badigeonneurs et les peintres, avec la chaux, l’huile de c*****e, et tout ce qui leur était nécessaire. Les badigeonneurs font éteindre la chaux, dressent leurs échelles, et se mettent quatre ou cinq après un mur ; derrière eux travaillent les peintres.
L’étonnement de la vieille était si grand, qu’elle en perdait la raison : « Mon gendre, dit-elle à sa fille, est obéi bien ponctuellement, et on a une grande frayeur de lui ; sans cela, comment pourrait-il faire faire tant de choses en un jour ? Un autre ne les ferait pas exécuter en un an. Quel dommage qu’avec tout cela ce ne soit qu’un voleur ! »
Résolue d’interroger ces nouveaux ouvriers, la vieille s’approche des badigeonneurs, leur fait ses questions ordinaires, et obtient toujours les mêmes réponses. Elle s’adresse aux peintres, qui ne lui apprennent rien de plus. Enfin, s’attachant à l’un d’eux, plus jeune que les autres, et le tirant à l’écart : « Mon enfant, lui dit-elle, au nom de Dieu, apprenez-moi le vrai nom et la profession de mon gendre. – On ne peut parler, lui répondit-il, quand il y va de la vie. – Allons, dit alors la vieille, je vois clairement que ce n’est qu’un voleur : tout le monde a peur du mal qu’il peut faire. »
Sur la fin du jour, les ouvriers, ayant fini d’arranger la maison, remirent leurs habits, allèrent au palais, et rendirent compte au kalife de l’exécution de ses ordres. Le kalife, les ayant bien récompensés, fit venir des porteurs : on remplit des paniers de linge, de tapis, de coussins ; on met dans d’autres des habits, des étoffes brodées, des bijoux. Le kalife ordonne aux porteurs de faire aux questions de la vieille les mêmes réponses qu’il avait prescrites aux ouvriers.
La vieille, voyant arriver les porteurs, leur dit : « Vous vous trompez, toutes ces choses ne sont pas pour nous ; portez-les à ceux à qui elles appartiennent. – C’est ici, répondent les porteurs, la maison qu’on a arrangée aujourd’hui, et c’est bien ici que nous envoie votre gendre. » En même temps ils entrent et déposent leurs paquets, en disant à la vieille, qui soutenait toujours qu’ils se trompaient : « Ayez soin toujours de parer votre maison, mettez ces habits, et faites habiller tous ceux que vous voudrez, car votre gendre a de tout en abondance, et il viendra vous voir cette nuit à l’heure où tout le monde est endormi. – Les voleurs, dit en elle-même la vieille, sortent toujours la nuit. »