CDXXXe nuit
Le troisième jour, le kalife, impatient, résolut d’aller lui-même au-devant des aventures qu’il attendait : il choisit un déguisement bizarre, s’affubla d’un habit grossier, entoura sa tête d’un mouchoir épais, prit en main une arquebuse, mit une giberne sur son dos, et remplit ses poches d’or et d’argent. Dans cet équipage, il sort du palais, et commence à parcourir les rues de Bagdad, espérant voir bientôt les merveilles que lui avait annoncées le hageb.
Sur les dix heures du matin, il vit à l’entrée d’un bazar un homme qui disait tout haut : « Jamais je n’ai rien vu de si étonnant ! » Le kalife lui demanda ce qu’il avait vu de si étonnant. « Il y a, dit cet homme, dans ce bazar, une femme qui, depuis le point du jour, récite l’Alcoran avec tant de justesse et de clarté, qu’il semble entendre l’ange Gabriel révélant lui-même à Mahomet ses divins préceptes. Malgré cela, personne n’a encore donné la moindre chose à cette pauvre femme : vous conviendrez que rien n’est plus étonnant. » Le kalife, ayant entendu cela, entra dans le bazar, et vit une vieille femme qui récitait l’Alcoran, et en était déjà aux derniers chapitres. Il fut ravi de la manière dont elle le récitait, et s’arrêta pour l’écouter jusqu’à ce qu’elle eût fini.
Le kalife, voyant alors que personne ne lui donnait rien, mit la main dans sa bourse avec le dessein de lui donner tout ce qu’elle renfermait encore. Mais la vieille, s’étant levée tout à coup, entra dans la boutique d’un marchand, et s’assit à côté de lui. Le kalife s’approcha, prêta l’oreille, et entendit ces mots : « Voulez-vous une jolie personne ? – Volontiers. – Eh bien ! venez avec moi, vous verrez une beauté telle que vous n’en avez jamais vu ! »
« Quoi donc ! dit le kalife en lui-même, cette vieille femme, que je prenais pour une femme de bien, ferait-elle le plus infâme des métiers ? Je ne veux lui rien donner que je ne sache ce que ceci va devenir. » Dans ce dessein, il les suivit de très près. La vieille entra dans sa maison avec le jeune homme. Le kalife se glissa derrière eux et se cacha dans un endroit d’où il pouvait tout voir sans être aperçu. La vieille appela sa fille, qui sortit aussitôt d’un cabinet.
Le kalife fut étonné de voir une beauté à laquelle aucune de ses femmes ne pouvait être comparée. Sa taille était noble et bien proportionnée ; ses yeux noirs, languissants, étaient empreints d’un collyre magique plus puissant que tout l’art des Babyloniens ; ses sourcils ressemblaient à des arcs d’où partaient des flèches mortelles ; son nez, à la pointe d’une épée ; sa bouche, au sceau de Salomon ; ses lèvres, à deux cornalines rouges ; ses dents, à un double rang de perles ; sa salive était plus douce que le miel, plus fraîche que l’eau la plus pure ; son sein s’élevait sur sa poitrine comme deux grenades, et sa peau paraissait douce comme la soie : enfin, elle ressemblait à cette belle qu’un poète met au-dessus du soleil et de la lune.
Cette jeune personne n’eut pas plutôt vu le jeune homme qui était auprès de sa mère, qu’elle rentra précipitamment dans le cabinet, en reprochant à sa mère de l’avoir exposée à la vue d’un inconnu. Celle-ci s’excusa, en lui disant que son intention était de la marier ; qu’un jeune homme pouvait voir une fois celle qu’il voulait épouser ; que si le mariage n’avait pas lieu on ne se revoyait plus, et qu’il n’y avait aucun mal à cela.
Le kalife fut satisfait de voir que la vieille femme n’avait que des intentions honnêtes. « Vous avez vu ma fille, dit-elle ensuite au marchand : vous plaît-elle ? – Beaucoup, répondit-il. Quelle est la dot et le douaire que vous demandez ? – Quatre mille pièces d’or pour la dot, et autant pour le douaire. – Cela est beaucoup, dit le marchand. Tout mon avoir ne se monte qu’à quatre mille pièces d’or : si je donne tout, il ne me restera rien. Acceptez mille pièces d’or ; j’en dépenserai mille autres pour meubler la maison et faire le trousseau de ma femme, et je ferai valoir le reste dans le commerce. »
La vieille femme jura que sans les quatre mille pièces d’or on n’aurait pas un cheveu de sa fille. Le marchand témoigna alors son chagrin de la modicité de sa fortune, prit congé de la vieille et se disposa à la quitter. Le kalife le prévint, sortit avant lui, et se mit à l’écart dans la rue jusqu’à ce qu’il se fût éloigné. Le kalife rentra ensuite dans la maison, et salua humblement la vieille, qui lui demanda, en lui rendant légèrement le salut, ce qu’il voulait.
« Le jeune homme qui sort de chez vous, dit le kalife, m’a dit qu’il n’épousait pas votre fille ; je viens vous la demander, et vous offrir la somme que vous désirez avoir. » La vieille regarda le kalife depuis les pieds jusqu’à la tête, et lui répondit : « Voleur, car tu en as bien la mine, tout ce qui est sur toi ne vaut pas deux cents drachmes : où prendrais-tu quatre mille sequins ? »
« Ces propos sont inutiles, dit le kalife, et l’apparence est souvent trompeuse. Voulez-vous réellement marier votre fille ? je suis prêt à vous conter la somme. – Eh bien ! dit la vieille, nous t’épouserons en nous comptant les quatre mille sequins. »
« J’accepte les conditions, dit le kalife en entrant dans l’intérieur de la maison et s’asseyant. Allez chez le cadi un tel, et dites-lui que le bondocani le demande. – Voleur, reprit la vieille, puis-je croire que le cadi voudra bien venir pour toi ? – Ne vous embarrassez pas, dit le kalife : allez, et dites au cadi qu’il apporte des plumes, de l’encre et du papier. »