CDXXIXe nuit

1603 Words
CDXXIXe nuit La princesse de Perse répondit à l’envoyé du kalife qu’elle avait tout ce qu’elle pouvait désirer et qu’il ne lui manquait absolument rien. Cette réponse ayant été rapportée au kalife, il ordonna à l’eunuque de retourner auprès de la princesse et de lui faire une seconde fois la même demande. La princesse, voyant que le kalife insistait, le pria de lui envoyer mille pièces d’or et une femme âgée en qui il eût toute confiance, afin qu’elle pût sortir avec elle et distribuer aux pauvres les mille pièces d’or. Le kalife, content de pouvoir faire quelque chose d’agréable à la princesse, donna sur-le-champ les ordres nécessaires pour la satisfaire. Elle sortit avec la femme qui l’accompagnait, et parcourut les rues de Bagdad jusqu’à ce qu’elle eût distribué les mille pièces d’or ; ensuite elle prit le chemin du palais. Il faisait ce jour-là une chaleur excessive ; la princesse sentit une soif ardente, et le dit à la vieille. Celle-ci lui proposa d’abord d’appeler un porteur d’eau ; mais la princesse lui témoigna la répugnance qu’elle avait de boire dans la tasse qui servait à tout le monde, et la pria de frapper à la porte d’une maison, et d’y demander par grâce un verre d’eau. La vieille, regardant alors autour d’elle, aperçut une belle maison dont la porte était de bois de sandal ; au-dessus pendait une lampe retenue par un cordon de soie ; au-devant était une portière en tapisserie, et de chaque côté un banc de marbre. La vieille, ayant dit à la princesse qu’elle allait demander de l’eau dans cette maison, s’avança et frappa doucement à la porte avec le marteau. La porte s’ouvrit, et il en sortit un beau jeune homme élégamment habillé : « Mon enfant, lui dit la vieille, ma fille est très altérée ; elle ne veut pas boire de l’eau d’un porteur d’eau ; auriez-vous la bonté de lui en donner ? – Volontiers, » dit le jeune homme en rentrant. Bientôt après il apporta une tasse pleine d’eau, et la présenta à la vieille. Celle-ci la donna à la princesse, qui eut soin de se tourner en buvant du côté du mur, pour ne pas laisser apercevoir son visage, et remit la tasse à la vieille. Elle la rendit au jeune homme en le remerciant et lui souhaitant toutes sortes de bénédictions. Il y répondit par des vœux pour sa santé. La princesse et la vieille continuèrent leur chemin, et rentrèrent dans le palais. Pendant ce temps-là, le kalife, ayant achevé de garnir tous les petits gâteaux, les avait arrangés sur un grand plat de porcelaine de la Chine. Il appela un esclave et lui ordonna de porter ce plat à la princesse de Perse, en lui disant de sa part que c’était le gage de la paix qu’il devait faire ce soir avec elle. L’esclave prit le plat, le remit à la vieille, en lui rapportant les paroles du kalife, et s’en retourna fort affligé de n’avoir pu manger un seul des gâteaux. Il en avait été fort tenté ; mais comme ils étaient assez gros, il avait craint que, s’il en prenait un, on ne remarquât la place vide. La princesse, ayant vu le plat de gâteaux, commanda à la vieille de le porter au jeune homme qui lui avait donné à boire, pour le remercier de sa politesse. La vieille sortit aussitôt pour exécuter cet ordre. Elle eut aussi, chemin faisant, grande envie de goûter des gâteaux, et déjà elle en avait pris un ; mais, voyant le vide qui paraissait, elle craignit qu’on ne s’aperçût de sa gourmandise et le remit à sa place. Elle trouva le jeune homme assis près de la porte de sa maison, le salua et lui dit : « Mon enfant, la jeune personne pour qui je vous ai demandé à boire vous envoie ces gâteaux pour vous remercier de la tasse d’eau que vous lui avez donnée. – Mettez-les sur le banc, » dit le jeune homme en la remerciant. La vieille s’en étant retournée, le gardien du quartier vint trouver le jeune homme, et lui dit : « Seigneur hageb, c’est aujourd’hui la fête de l’Arafa, ne me donnerez-vous pas quelque chose pour célébrer ce grand jour et acheter à mes enfants quelques friandises ? – Prends ce plat de gâteaux, » lui dit le jeune homme. Le gardien du quartier, fort satisfait, baisa la main et emporta le plat. La femme du gardien, le voyant entrer avec le plat, s’écria : « Ah ! malheureux, d’où te vient ce plat ? L’as-tu dérobé ou enlevé par violence ? – C’est, dit-il, le seigneur hageb (que Dieu conserve ce brave jeune homme !) qui me l’a donné. Venez tous manger de ces gâteaux : ils doivent être excellents. – Es-tu fou ? dit sa femme. Va plutôt les vendre. Cela vaut au moins trente à quarante drachmes, qui nous serviront à entretenir nos enfants. – Laisse-nous, dit le mari, nous régaler de ce que Dieu nous envoie. » La femme se mit alors à crier et à pleurer, en disant : « Nos enfants n’ont ni bonnets ni chausses. » Les femmes ont presque toujours raison : celle-ci l’emporta enfin. Le mari prit le plat et le remit au crieur public pour le vendre avec les gâteaux. Quelqu’un en offrit d’abord quarante drachmes ; enfin il monta jusqu’à quatre-vingts. Un des marchands, considérant alors le plat attentivement, vit ces mots gravés sur le bord : FAIT PAR ORDRE DU COMMANDEUR DES CROYANTS. Il fut fort étonné, et demanda au crieur s’il voulait les faire pendre avec son plat. Le crieur ne comprenant rien à ce discours, le marchand lui dit que ce plat appartenait au Commandeur des croyants. Le crieur pensa mourir de peur, reprit le plat, courut au palais, et demanda à parler au kalife. On le fit entrer ; et après qu’il se fut prosterné et qu’il eut fait des vœux pour le kalife, il lui présenta le plat. Le kalife, ayant reconnu le plat et les gâteaux, entra dans une grande colère, et dit en lui-même : « Quoi ! je me donne la peine d’arranger moi-même quelque chose pour le faire manger dans l’intérieur de mon sérail, et l’on aime mieux le vendre ! Qui t’a donné ce plat ? dit-il ensuite au crieur. – C’est, répondit celui-ci, le gardien de tel quartier. – Qu’on me l’amène, » dit le kalife. On alla chercher le gardien, et on l’amena les mains liées avec une corde : « La méchante femme ! disait-il en lui-même, qui n’a pas voulu nous laisser manger ce qui était dans le plat : nous nous serions régalés, et il n’en serait rien arrivé de pis. Maintenant nous n’avons pas goûté un gâteau, et nous voilà dans une très mauvaise affaire. » Le kalife fit au gardien la même question qu’au crieur, en le menaçant de lui faire couper la tête s’il ne disait la vérité. Il n’eut garde de rien déguiser, et nomma le seigneur hageb. Le kalife, irrité de plus en plus en entendant prononcer le nom d’un de ses officiers, ordonna qu’on l’amenât sur-le-champ, qu’on lui arrachât son turban, qu’on le traînât par terre sur le visage, et qu’on mît sa maison au pillage. Les officiers chargés d’exécuter cet arrêt se rendirent à la maison du hageb, frappèrent à la porte, lui signifièrent les ordres du kalife, et l’emmenèrent au palais. Un des officiers prit son turban, en ôta la mousseline, la lui passa autour du cou, et la déchira, en lui disant : « Alaeddin, telle est la volonté du kalife : il nous avait commandé pareillement de piller ta maison ; notre amitié pour toi nous a empêchés d’exécuter nous-mêmes cet ordre ; nous en avons remis l’exécution à d’autres. Quelque pénible que soit pour nous cette commission, l’honneur nous fait un devoir d’obéir à notre souverain. » Alaeddin, étant devant le kalife, se prosterna, fit des vœux pour la conservation de ses jours, et demanda humblement par quelle faute il avait mérité un pareil traitement : « Reconnais-tu, lui dit le kalife, en lui montrant le gardien, qui avait les mains liées derrière le dos, reconnais-tu cet homme ? – C’est, répondit Alaeddin, le gardien de notre quartier. – D’où venait le plat que tu lui as donné ? » reprit le kalife. Alaeddin raconte alors exactement de quelle manière et pourquoi ce plat lui avait été apporté par la vieille femme. Ce récit simple et naturel parut apaiser un peu la colère du kalife : « Lorsque la jeune personne, dit-il à Alaeddin, but l’eau que tu apportas pour elle, vis-tu son visage ? – Commandeur des croyants, répondit Alaeddin troublé, et ne faisant pas attention à ce qu’il disait, je le vis. » À ces mots, le kalife, transporté de fureur, ordonna qu’on amenât la princesse de Perse, et qu’on leur tranchât la tête à tous deux. La princesse, se tournant vers Alaeddin, lui dit : « Quelle raison vous engage à avancer faussement que vous avez vu mon visage, et à me faire périr avec vous ? – C’est le destin qui nous perd, répondit Alaeddin ; je voulais dire que je n’ai rien vu de votre visage : l’erreur de ma langue cause notre mort. » On fit mettre, selon l’usage observé dans les exécutions, Alaeddin et la princesse sur le tapis de cuir appelé le tapis de sang : on déchira le bord de leurs habits, et on leur banda les yeux ; l’exécuteur tourna autour d’eux, en disant : « Le Commandeur des croyants ordonne-t-il que je frappe ? – Frappe, » dit le kalife. L’exécuteur tourna une seconde fois, en prononçant la même formule, à laquelle le kalife répondit par le même mot. Enfin l’exécuteur, en tournant pour la troisième et dernière fois, dit à Alaeddin : « Avez-vous quelque chose à me recommander avant que le kalife ait prononcé pour la troisième fois votre arrêt ? car dès qu’il l’aura prononcé, votre tête tombera aussitôt par terre. » « Je voudrais, dit Alaeddin, que vous ôtassiez ce bandeau de dessus mes yeux, afin de voir encore une fois mes amis : vous ferez ensuite ce que vous voudrez. » Lorsque le bandeau fut ôté, Alaeddin regarda autour de lui, et ne vit que des visages consternés. Tous les yeux étaient baissés par respect pour le kalife, et personne n’eût osé dire un mot. Au milieu de ce silence, le malheureux Alaeddin éleva la voix, et dit au kalife : « Commandeur des croyants, j’ai quelque chose d’important à vous révéler. – Qu’est-ce que c’est ? dit le kalife. – Différez, dit Alaeddin, notre supplice de trois jours ; vous verrez les choses du monde les plus extraordinaires. – J’y consens, dit le kalife ; mais si dans trois jours je ne vois pas ces choses extraordinaires, rien ne pourra vous soustraire à la mort. » En même temps il ordonna qu’on les conduisit en prison.
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