CDXLIIe nuit
Le pêcheur était si content de la rencontre qu’il ne songea pas à pêcher, selon sa coutume. Il emmena avec lui la fille de la mer, et la conduisit à sa cabane, qui était peu éloignée du rivage : « Bonne fortune ! dit-il à sa femme en entrant ; depuis longtemps je fais le métier de pêcheur, et jamais je n’ai été aussi heureux qu’aujourd’hui : je viens de prendre une fille de la mer. Où est notre enfant ? Cette femme est faite exprès pour lui, et je veux la lui donner en mariage. – Il est allé mener paître la vache et la faire labourer, dit la femme du pêcheur. Dans un moment il sera ici. » Le jeune homme arriva effectivement peu après.
« Peste soit de l’aventure ! dit tout bas le vizir en le voyant ; cette nuit même je vais devenir l’épouse de ce manant, et j’aurais beau dire à ces gens-là : Que faites-vous ? Vous êtes dans l’erreur, je suis le vizir du kalife ; ils ne me croiraient pas, car j’ai l’apparence d’une femme. Ah ! ah ! à quoi me suis-je exposé ? Qu’avais-je besoin de ce divertissement ? »
« Garçon, dit le pêcheur à son fils, il faut que tu sois né sous une heureuse étoile : le Ciel t’envoie ce qu’il n’a jamais envoyé à personne avant toi, et ce qu’il n’enverra vraisemblablement jamais à d’autres après toi : voici une fille de la mer que je t’amène ; tu es jeune, tu n’es pas marié, fais-en ta femme dès ce soir. »
Le jeune homme fut si content de la proposition, qu’il avait peine à croire que son bonheur ne fût pas un songe. Il épousa sa femme dès le soir, et la rendit enceinte. Au bout de neuf mois, elle accoucha d’un gros garçon qu’il fallut nourrir, se trouva de nouveau enceinte peu de temps après, et mit au monde successivement sept garçons.
Le vizir, fatigué de ce genre de vie, dit alors en lui-même : « Jusqu’à quand durera cette maudite et pénible métamorphose ? Ne pourrai-je sortir de cet état, dans lequel je suis tombé par un excès de complaisance et de curiosité ? Il faut que j’aille sur le rivage où j’ai abordé, et que je me jette dans la mer : j’aime mieux périr que de supporter plus longtemps tant de misère. » Le vizir, ayant pris cette résolution, se rendit sur le bord de la mer, et s’élança dans l’eau. Il fut aussitôt soulevé par une vague, et entraîné au milieu des flots ; levant alors la tête, il se trouva assis dans le bassin, et vit devant lui le kalife, le médecin et toute l’assemblée, qui le regardaient attentivement.
Le kalife ayant demandé à son vizir ce qu’il avait vu, celui-ci se mit à rire, et lui dit : « Prince, le médecin a des secrets étonnants ; j’ai vu des paradis délicieux, des houris, de jeunes garçons, des merveilles que personne n’a jamais vues : si vous voulez en juger par vous-même, vous conviendrez que rien n’est à la fois plus charmant et plus extraordinaire. »
Ce peu de mots excita la curiosité du kalife ; il se déshabilla, se ceignit le corps d’un linge, et entra dans le bassin. Le médecin lui dit de s’asseoir, et aussitôt qu’il l’eut fait, il se trouva au milieu d’une mer d’une immense étendue, se mit à nager, et fut porté par une vague sur un rivage éloigné. Ayant pris terre et se voyant nu, n’ayant qu’un linge autour du corps, il dit en lui-même : « Je vois le but de ces artifices : mon vizir et le médecin se sont entendus pour me dépouiller de mon empire ; ils donneront ma fille au jeune homme, et le médecin va se faire reconnaître kalife à ma place. Malheureuse curiosité ! »
Tandis que le kalife faisait ces réflexions, il vit une troupe de jeunes filles qui venaient puiser de l’eau à une fontaine voisine de la mer. Il s’adressa à l’une d’entre elles, lui dit qu’il était étranger, qu’il venait de faire naufrage, et lui demanda dans quel pays il se trouvait. Elle lui dit qu’il était près de la ville d’Oman ; qu’il n’avait qu’à gravir la montagne qui était devant lui, et qu’il verrait la ville, qui était située au bas de la montagne.
Le kalife s’achemina de ce côté, et entra dans la ville. Les habitants le prirent pour un marchand qui venait de faire naufrage, et quelqu’un lui donna par charité un habit. Lorsqu’il en fut revêtu, il se promena dans la ville. En passant dans le marché, la faim qui le pressait fit qu’il s’arrêta devant la boutique d’un traiteur. Celui-ci le prit aussitôt pour un étranger qui venait de faire naufrage, et lui proposa d’entrer à son service, en lui promettant deux drachmes par jour et la nourriture. Le kalife, ne pouvant mieux faire, accepta la proposition. Dès qu’il eut mangé et qu’il fut installé dans le métier, il se dit à lui-même :
« Quelle étrange situation ! quel changement ! Après avoir été kalife, avoir joui d’une autorité sans bornes, avoir vécu dans la magnificence et les plaisirs, je suis aujourd’hui réduit à l****r des plats ! J’ai voulu voir des choses extraordinaires : assurément rien n’est plus extraordinaire que mon aventure ; de kalife, je suis devenu le valet d’un traiteur. Mais c’est ma faute ; qu’avais-je besoin de vouloir éprouver moi-même la puissance de ce magicien ? »
Au bout de quelques jours, le kalife passa dans le marché des joailliers ; ils étaient en grand nombre et faisaient un grand commerce dans cette ville, parce qu’on pêchait dans la mer qui en est proche beaucoup de perles, de diamants et de corail. Tandis qu’il était dans ce marché, il lui prit envie de se faire courtier, plutôt que de continuer à servir un traiteur. Le lendemain il vint au marché de grand matin, et s’annonça comme courtier.
Un homme vint à lui, tenant à la main un diamant dont l’éclat égalait celui des rayons du soleil, et dont le prix devait surpasser les revenus de l’Égypte et de la Syrie.
Le kalife, étonné de la beauté de ce diamant, demanda s’il était à vendre. On lui dit que oui ; il le prit, et le porta chez plusieurs marchands. Tous furent étonnés de sa beauté : on en offrit d’abord cinquante mille sequins ; ensuite l’on augmenta, et l’on alla jusqu’à cent mille sequins. Le kalife vint trouver celui à qui appartenait le diamant, et lui demanda s’il voulait le donner pour ce prix. Il y consentit, et dit au kalife de recevoir l’argent. Le kalife retourna chez le marchand qui avait offert cent mille sequins du diamant, et lui dit de lui remettre cette somme, parce que celui à qui appartenait le diamant l’avait chargé de la recevoir pour lui.
Le marchand dit que cela n’était pas régulier ; qu’il ne voulait payer qu’à celui qui vendait, et non au courtier. Le kalife alla pour chercher le propriétaire ; mais ne l’ayant pas trouvé, il revint chez le marchand, et lui dit qu’il était lui-même le propriétaire. Le marchand allait lui compter le prix, mais ayant regardé de nouveau ce diamant, il vit qu’il était faux : « Comment, coquin, dit-il aussitôt, tu es assez hardi pour vouloir tromper en plein marché ! Tu ne sais donc pas que les fripons sont ici punis de mort ? »
Les autres marchands accoururent en entendant ces paroles, se jetèrent sur le kalife, le lièrent et le conduisirent au roi d’Oman. Ce prince, ayant entendu l’accusation et l’attestation des témoins, condamna l’accusé à être pendu sur-le-champ. On lui mit d’abord une chaîne au cou, on lui découvrit la tête, et on le promena par la ville, accompagné d’un officier qui criait : « Ce traitement n’est que le commencement de la punition de ceux qui trompent le « peuple et les marchands, dans la place publique et sous les yeux « du roi. » Le kalife, réfléchissant sur son sort, disait en lui-même :
« Je n’ai pas voulu rester au service d’un traiteur : je me suis fait courtier, et pour ma peine, je vais être pendu ! Mais je ne dois pas m’en prendre à moi ; tout ceci n’est que l’accomplissement de mon destin. »
Lorsqu’on fut arrivé à l’endroit où devait se faire l’exécution, on attacha la corde au cou du kalife, et l’on commença à tirer. En montant, il ouvrit les yeux et se trouva prêt à sortir du bassin, en présence du médecin, du jeune homme et du vizir, qui le regardaient. Le vizir s’avança aussitôt en riant pour lui donner la main.
« Pourquoi ris-tu ? lui demanda le kalife. – Je ris de mon aventure, répondit le vizir ; car j’ai été femme, je me suis marié, et j’ai eu sept enfants. – Eh bien ! reprit le kalife, tu aimais tes enfants et tu en étais aimé : tu as éprouvé des peines et des plaisirs ; mais moi je descends à l’heure même de la potence. » Le kalife et le vizir se racontèrent ensuite leurs aventures. Tous ceux qui étaient présents en rirent beaucoup, et s’étonnèrent de la puissance du médecin. Le kalife l’invita à rester près de lui, et le combla d’honneurs et de biens ; il envoya chercher ensuite un cadi pour dresser le contrat de mariage de sa fille.
On célébra cette union par des fêtes et des réjouissances publiques. Le médecin et le jeune homme auquel il avait rendu de si grands services furent toujours étroitement unis, et jouirent toute leur vie du bonheur le plus parfait.
Scheherazade, en finissant l’histoire du médecin persan et du jeune traiteur de Bagdad, s’aperçut que le jour commençait à paraître : « Sire, ajouta-t-elle, les choses singulières que je viens de vous raconter me rappellent un prodige d’un autre genre, opéré autrefois aux yeux de toute l’Égypte, par l’adresse et l’habileté d’un vizir de l’empire d’Assyrie. Je vous la raconterai demain, si votre majesté veut bien me le permettre. » Le sultan des Indes témoigna qu’il serait bien aise d’entendre cette histoire. Scheherazade la commença le lendemain en ces termes :