CDXLIe nuit
Le kalife et le vizir, étant arrivés avec les soldats, trouvèrent la maison environnée d’une large rivière dont les flots agités s’entrechoquaient avec un bruit horrible : « Que veut dire ceci ? dit le kalife au vizir, et depuis quand cette rivière coule-t-elle ici ? – Je n’ai jamais vu de rivière ici, répondit le vizir, et je n’en connais pas d’autre dans Bagdad que le Tigre, qui coule au milieu de la ville. Il faut absolument que celle-ci soit l’effet de quelque enchantement. »
Prévenus de cette idée, le kalife et son vizir assurèrent aux soldats que l’eau qu’ils voyaient devant eux n’était qu’une illusion, une vaine apparence, et leur commandèrent de passer outre sans rien craindre. Une partie de l’armée voulut s’avancer ; mais elle fut aussitôt submergée. Le vizir, reconnaissant alors son erreur, dit au kalife que le parti le plus sage était d’engager ceux qui étaient dans la maison à dire qui ils étaient, en leur promettant qu’on ne leur ferait aucun mal.
Le kalife, ayant approuvé ce conseil, fit crier à haute voix que ceux qui étaient dans la maison n’avaient qu’à se faire connaître, et qu’on ne leur ferait aucun mal. Le médecin laissa longtemps crier les gens du kalife, et dit ensuite au jeune homme : « Montez sur la terrasse, et assurez le kalife que s’il veut s’en retourner à son palais, nous irons aussitôt nous présenter devant lui. »
Le jeune homme monta sur la terrasse et annonça à haute voix ce que le médecin venait de lui dire. Le kalife, ayant entendu cette proposition, eut honte de ne pouvoir venger sur-le-champ l’e********t de sa fille, et de se voir encore repoussé, après avoir perdu une partie de son armée ; il voulait rester, et chercher quelque moyen de pénétrer dans la maison. Le vizir lui fit observer qu’elle était habitée par des magiciens, ou des génies malfaisants ; qu’il était inutile de vouloir se mesurer contre ces gens-là, et que s’ils venaient eux-mêmes se remettre entre ses mains, il pourrait les faire punir comme ils le méritaient. Le kalife, malgré ces réflexions, s’en retourna triste et mécontent.
Il y avait à peine une heure qu’il était rentré dans son palais, lorsque le médecin et le jeune homme vinrent se présenter à la porte. Il commanda qu’on les laissât entrer, et dès qu’ils furent en sa présence, il envoya chercher le bourreau, et lui ordonna de couper la tête au jeune homme. Le bourreau lui déchira le bas de sa robe, lui en banda les yeux, et tourna trois fois autour de lui en tenant le glaive levé sur sa tête, et demandant s’il devait frapper : « Cela devrait être fait, » répondit le kalife à la dernière fois.
Aussitôt le bourreau leva le bras et frappa le coup mortel ; mais son bras ayant tourné malgré lui, le coup tomba sur son compagnon, qui se tenait derrière lui, et fit voler sa tête aux pieds du kalife : « Maladroit ! s’écria-t-il, peux-tu être assez aveugle pour frapper ton compagnon au lieu de frapper le coupable, qui est devant toi ! Regarde-le bien, et prends garde à ce que tu vas faire. » Le bourreau leva une seconde fois le bras et fit voler la tête de son fils, qui était à ses côtés. Tous ceux qui étaient présents furent saisis d’effroi.
Le kalife, ne pouvant revenir de sa surprise, demanda à son vizir ce que cela signifiait : « Grand prince, répondit celui-ci, toute votre puissance serait ici inutile : quels moyens opposer à des prestiges et à des enchantements ? Celui qui enlève votre fille avec son lit, qui fait tout à coup de sa maison une île environnée d’abîmes, ne pourrait-il pas vous ôter l’empire et la vie ? Je vous conseille d’aller au-devant du médecin, de le traiter honorablement, et de le prier de vouloir bien ne nous faire aucun mal. »
Le kalife vit bien qu’il n’avait rien de mieux à faire que de suivre le conseil du vizir : il ordonna qu’on fit relever le jeune homme, et qu’on lui ôtât le bandeau de dessus les yeux ; ensuite il se leva de son trône, alla trouver le médecin, et lui dit en lui baisant la main : « Ô le plus savant de tous les hommes ! j’étais loin de soupçonner votre mérite, et je ne savais pas posséder dans ma capitale un tel trésor. Mais si vos vertus et votre générosité égalent, comme j’aime à le croire, votre puissance, pourquoi avez-vous ainsi disposé de ma fille, et fait périr une partie de mon armée ? »
« Puissant prince, image de Dieu sur la terre, répondit le médecin, je suis étranger ; j’ai fait connaissance avec ce jeune homme en arrivant dans cette ville ; nous avons mangé ensemble. L’état de langueur dans lequel je l’ai vu, son amour pour votre fille, dont il m’a fait confidence, ont excité ma compassion et m’ont engagé à m’intéresser à lui. J’ai été bien aise aussi de vous faire connaître qui je suis, et la puissance que le Ciel m’a accordée ; mais je ne veux me servir de ses dons que pour faire le bien. J’ai recours maintenant à vos bontés, et vous supplie d’accorder votre fille à ce jeune homme : elle est née pour lui, et il est digne de la posséder. – Cela me paraît juste, dit le kalife, et nous devons d’ailleurs vous obéir. » Aussitôt il fit revêtir le jeune homme d’une robe d’un prix inestimable, le fit asseoir à côté de lui, et fit apporter pour le médecin un trône de bois d’ébène.
Tandis qu’ils s’entretenaient ensemble, le médecin, en se retournant, vit un rideau de soie sur lequel étaient représentés deux grands lions. Il leur fit un signe de la main, et aussitôt ces deux lions se jetèrent l’un sur l’autre, en poussant des rugissements semblables au bruit du tonnerre. Un moment après, il fit un nouveau signe, et l’on ne vit plus que deux chats qui jouaient ensemble :
« Que penses-tu de cela, dit le kalife à son vizir ? – Prince, répondit-il, je crois que Dieu vous a envoyé ce sage pour vous faire voir des prodiges. – Eh bien ! reprit le kalife, dis-lui de m’en faire voir encore d’autres. » Le vizir ayant témoigné le désir du kalife au médecin, celui-ci demanda qu’on lui apportât un bassin plein d’eau, et proposa au vizir d’ôter ses habits, de se couvrir d’un grand voile, et d’entrer dans le bassin, lui promettant de lui faire voir des choses merveilleuses et qui le divertiraient beaucoup.
Le vizir y consentit ; mais à peine fut-il assis dans le bassin, qu’il se trouva transporté au milieu d’une mer immense et horriblement agitée : il se mit aussitôt à nager en s’abandonnant au gré des flots, qui le poussaient tantôt d’un côté tantôt d’un autre. Les forces commençaient à lui manquer, et il se croyait perdu, lorsqu’une vague s’éleva tout à coup, l’entraîna avec elle, et le porta, avec la rapidité de l’éclair, sur un rivage inconnu.
À peine fut-il sorti de l’eau, qu’il sentit flotter sur son dos une épaisse chevelure qui lui descendait jusqu’aux talons. Étonné de ce phénomène, il jette un regard sur toute sa personne, et s’aperçoit qu’il est totalement métamorphosé en femme : « Peste soit du divertissement, dit-il en lui-même ! Un vizir changé en femme est certainement une chose fort extraordinaire ; mais qu’avais-je besoin de voir s’opérer en moi pareille merveille ? Toutefois, rien n’arrive en ce monde que par la permission de Dieu : nous lui devons l’être, et nous retournerons un jour en lui. »
Tandis que le vizir réfléchissait ainsi à son aventure, un pêcheur s’avança, et lui mettant la main sur l’épaule : « Heureuse journée, dit-il ; je ne m’attendais pas à une pareille capture ! La charmante personne ! C’est une fille de la mer, et le Ciel me l’envoie tout exprès pour que je la donne en mariage à mon fils : un pêcheur ne peut trouver une femme qui lui convienne mieux. – Quoi ! dit le vizir, ayant entendu ces paroles, après avoir été vizir je deviendrais la femme d’un pêcheur ! Est-ce là le sort auquel je devais m’attendre ? Qui donnera maintenant des conseils au kalife ? Qui gouvernera son empire ? Mais Dieu est le maître des évènements ; il faut se résigner à sa volonté. »