CDXLIIIe nuit
HISTOIRE DU SAGE HICAR
Sire, Sencharib, roi d’Assyrie et de Ninive, avait un vizir nommé Hicar. C’était l’homme de son temps le plus instruit dans toutes sortes de sciences, et on le surnommait avec raison le Sage, le Philosophe. L’étendue de ses connaissances, sa prudence, son habileté, en le rendant le plus ferme appui du trône d’Assyrie, faisaient tout à la fois le bonheur et le salut de l’empire.
Hicar possédait d’immenses richesses ; son palais, qui ne le cédait en grandeur et en magnificence qu’à celui du monarque, renfermait dans son enceinte soixante autres palais, occupés par autant de princesses qu’il avait épousées. Malgré ce grand nombre de femmes, Hicar n’avait pas d’enfants, et cette privation lui faisait beaucoup de peine.
Un jour, il assembla les sages, les astrologues, les magiciens, leur exposa le sujet de son chagrin, et leur demanda s’il y aurait un moyen d’en faire cesser la cause. Ils lui conseillèrent de s’adresser aux dieux, et de leur offrir des sacrifices pour en obtenir des enfants. Hicar suivit ce conseil : il implora la faveur des dieux, se prosterna devant leurs images, fit fumer l’encens sur leurs autels, leur immola de nombreuses victimes ; mais ils furent sourds à ses prières.
Accablé de tristesse, il sortit du temple, leva les yeux vers le ciel, reconnut son auteur, et lui dit d’une voix élevée et dans l’amertume de son cœur : « Souverain maître du ciel et de la terre, auteur de toutes les créatures, exauce ma prière : donne-moi un fils qui fasse ma consolation le reste de ma vie, qui puisse me succéder un jour, qui assiste à mon trépas, qui me ferme les yeux et qui me rende les derniers devoirs ! » À peine eut-il achevé cette prière, qu’il entendit une voix qui disait : « Parce que tu as mis d’abord ta confiance dans des images taillées, tu resteras sans enfants ; mais tu as un neveu ; prends Nadan, le fils de ta sœur, adopte-le, communique-lui ta science, ton habileté, ta sagesse, et qu’il soit ton héritier. »
Hicar obéit aussitôt à l’ordre du Ciel : il prit le petit Nadan, qui était encore à la mamelle, et le remit entre les mains de huit femmes choisies, auxquelles il confia le soin de sa première éducation ; on le revêtit de soie, de pourpre et d’écarlate, et on l’entoura des tapis les plus précieux. Dès qu’il fut sorti de l’enfance, il grandit et se fortifia avec la rapidité d’un cèdre qui croit sur le mont Liban. On lui apprit à lire, à écrire, et on lui donna les meilleurs maîtres dans toutes sortes de sciences. Doué d’un esprit vif et pénétrant, d’une mémoire heureuse, il y fit d’abord les plus grands progrès et surpassa bientôt les espérances qu’on avait conçues de lui. Hicar lui enseignait lui-même la sagesse, plus difficile à acquérir que toutes les autres sciences, et cherchait l’occasion de le faire connaître au roi. Cette occasion se présenta bientôt d’elle-même.
Sencharib, s’entretenant un jour avec son vizir, lui dit : « Mon cher Hicar, modèle de tous les ministres, mon fidèle conseiller, dépositaire de mes secrets, soutien de mon empire, les hommes tels que toi devraient être immortels ; mais je vois avec peine que tu es dans un âge avancé ; ta vieillesse me fait craindre pour tes jours ; et qui pourra te remplacer auprès de moi ? »
« Prince, répondit Hicar, ce sont les monarques tels que vous qui devraient être immortels. Quant à moi, vous pourrez aisément me remplacer. Je vous ai quelquefois parlé du fils de ma sœur, de Nadan ; je l’ai élevé dès l’enfance, je lui ai enseigné ce que l’expérience m’a appris : je crois qu’il est, dès ce moment, en état de vous servir, et qu’il mérite votre confiance. – Je veux le voir, dit le roi ; et s’il est, comme je n’en puis douter, tel que tu le-dépeins, je pourrai lui donner, dès ce moment, ta place. Tu conserveras les honneurs dont tu jouis à si juste titre ; j’y en ajouterai même de nouveaux, et tu pourras goûter le repos dont tu as besoin et que tu as si bien mérité. »
Hicar fit aussitôt venir son neveu. Son extérieur était aimable et séduisant ; le roi le considéra beaucoup, et se sentit prévenu favorablement pour lui. Il lui fit ensuite quelques questions, auxquelles il répondit avec beaucoup de justesse et de solidité. Le roi, s’adressant ensuite à Hicar, lui dit : « Je regarde Nadan comme votre fils ; il mérite de porter ce nom : je veux reconnaître en lui vos services, et le rendre l’héritier de la confiance que j’avais en vous ; qu’il me serve comme vous m’avez servi, et comme vous avez servi, avant moi, mon père Serchadoum, et je vous jure que je n’aurai pas de plus intime confident, de meilleur ami que lui. » Hicar se prosterna aux pieds du roi, le remercia, lui répondit du zèle et de la fidélité de Nadan, lui demanda son indulgence pour les fautes qui pourraient lui échapper, et prit congé de sa majesté.
Hicar, de retour chez lui, s’enferma avec Nadan, pour lui rappeler les leçons de sagesse qu’il lui avait données, et lui parla en ces termes :
« Honoré de la confiance du prince, vous entendrez bien des choses qu’il faudra soigneusement cacher et renfermer en vous-même : un mot révélé indiscrètement est un charbon ardent qui brûle la langue, enflamme tout le corps et le couvre d’opprobre et d’infamie.
Il est également dangereux quelquefois de répandre une nouvelle, et de raconter ce dont on a été témoin.
Lorsque vous aurez des ordres à donner, exprimez-vous toujours d’une manière claire et aisée à entendre ; quand on vous demandera quelque chose, ne vous hâtez pas de répondre.
Ne vous attachez pas à la magnificence et à l’éclat extérieur : cet éclat se ternit et n’a qu’un temps ; mais la bonne renommée se perpétue d’âge en âge.
Fermez l’oreille aux discours d’une femme imprudente, de peur qu’elle ne vous embarrasse dans ses filets, qu’elle ne vous couvre de honte, et ne soit cause de votre perte.
Ne vous laissez pas séduire par ces femmes richement vêtues qui exhalent l’odeur des parfums les plus exquis ; ne leur laissez prendre aucun empire sur votre cœur, et ne leur livrez pas ce qui vous appartient.
Ne soyez pas comme l’amandier, qui pousse des feuilles avant tous les autres arbres, mais qui donne son fruit après eux.
Soyez plutôt comme le mûrier, dont les feuilles poussent après celles des autres arbres, mais dont le fruit mûrit le premier.
Soyez doux, modeste ; n’affectez pas de marcher la tête haute, et d’élever la voix en parlant : car si c’était un avantage d’avoir la voix forte, l’âne serait le plus parfait des animaux.
Il vaut mieux partager un travail dur et pénible avec un homme sage, que de boire et de se divertir avec un libertin.
Répandez votre vin sur le tombeau des gens de bien, plutôt que de le boire avec les méchants.
Attachez-vous aux hommes sages, et tâchez de leur ressembler.
Fuyez la société des insensés, de peur que vous ne marchiez dans leurs sentiers.
Éprouvez votre ami avant de lui ouvrir votre cœur.
Marchez sur les épines tant que vous avez le pied sûr et léger, et tracez le chemin à vos enfants et à vos petits-enfants.
Les places les plus élevées sont sujettes aux grands revers.
Réparez votre vaisseau avant la tempête, si vous ne voulez pas le voir briser, et périr vous-même avec lui.
Défiez-vous des jugements du vulgaire.
Quand on voit un homme riche manger un serpent, on attribue cela à sa science et à son discernement : si c’est un pauvre qui en mange, on dit que c’est l’effet de la faim, du besoin.
L’ambition croît souvent avec la fortune : soyez content de ce que vous avez, et ne désirez pas ce qui est aux autres.
Les disgrâces sont fréquentes à la cour des rois : ne vous réjouissez pas de celles des autres.
Si un ennemi veut vous nuire, tâchez de le prévenir en lui faisant du bien.
Choisissez ceux que vous voulez voir, évitez de manger avec les sots, et craignez l’homme qui ne craint pas Dieu.
L’insensé bronche et tombe ; l’homme sage bronche, mais ne tombe pas, ou se relève bientôt : s’il est malade, il peut bien n’être pas guéri facilement ; mais la maladie des insensés et des ignorants est incurable.
Que votre élévation ne vous empêche pas de veiller à l’éducation de vos enfants ; ayez soin surtout de les reprendre et de les corriger : la correction est dans l’éducation ce que l’amendement est dans la culture. Il faut lier la bouche du sac, mettre un frein aux animaux, et fermer exactement la porte.
Réprimez les mauvais penchants d’un enfant avant qu’il grandisse et se révolte contre vous ; sans cela, il vous fera baisser la tête dans les rues et les assemblées, et vous couvrira de honte par ses actions.
Consultez votre cœur ayant de laisser échapper une parole de votre bouche.
Évitez d’entrer dans les querelles particulières : elles engendrent la haine, la guerre et les combats. Rendez témoignage à la vérité, si vous êtes appelé comme témoin, mais fuyez aussitôt.
Quoique revêtu d’une grande puissance, vous devez vous attendre à rencontrer des obstacles : sachez temporiser, supporter patiemment, et n’opposez pas une vaine résistance à une force supérieure.
Ne vous réjouissez pas de la mort de votre ennemi ; car dans peu vous serez son voisin.
N’espérez rien de bon des sots et des insensés : si l’eau pouvait arrêter son cours, si les oiseaux pouvaient s’élever jusqu’au ciel, le corbeau devenir blanc, la myrrhe devenir aussi douce que le miel, les sots pourraient comprendre et s’instruire.
Si vous voulez être sage, apprenez à retenir votre langue, vos mains et vos yeux.
Laissez-vous frapper par le bâton du sage, et ne vous laissez pas caresser par un ignorant.
Soyez modeste dans votre jeunesse, afin d’être honoré dans votre vieillesse.
Respectez l’autorité, lors même qu’elle est inférieure à la vôtre. Ne vous opposez pas à un magistrat dans l’exercice de sa place, ni à un fleuve dans son débordement.
Quatre choses ruinent bientôt un royaume et une armée : l’avarice d’un vizir, sa mauvaise conduite, la perfidie de ses intentions, son injustice.
Quatre choses ne peuvent rester longtemps cachées : la science, la sottise, la richesse et la pauvreté. »
Hicar, après avoir donné ces avis à Nadan, crut qu’il allait s’appliquer à les suivre et en faire la règle de toutes ses actions ; dans cette persuasion, il le mit à la tête de ses propres affaires, lui confia l’administration de ses biens et lui donna une autorité absolue sur toute sa maison.
Content de jouir du repos qu’il désirait depuis longtemps, Hicar chérissait sa retraite ; il n’allait que de temps en temps à la cour pour présenter ses hommages au monarque, et revenait toujours chez lui avec un nouveau plaisir. Il ne tarda pas à s’apercevoir que son neveu ne répondait pas à son attente, et tenait une conduite tout opposée à celle qu’il devait tenir.
Nadan, se voyant maître absolu chez son oncle, possédant seul la confiance du souverain, se laissa bientôt éblouir par tant de grandeur et de prospérité : devenu fier et insolent, il oublia d’abord ce qu’il devait à son bienfaiteur ; il affectait de le mépriser, le traitait de vieillard ignorant et imbécile, battait ses esclaves, vendait ses meubles, ses chevaux, et disposait à son gré de toutes les choses confiées à ses soins.
Hicar, informé de l’ingratitude de Nadan, et de l’abus qu’il faisait de l’autorité qu’il lui avait donnée, ne voulut pas souffrir qu’il demeurât plus longtemps chez lui ; il crut devoir informer en même temps le roi des motifs qui l’obligeaient à cette séparation. Le roi approuva sa conduite, et témoigna au jeune vizir qu’il ne voulait pas que son oncle fût, sous aucun prétexte, troublé dans la jouissance de tout ce qu’il possédait.
Nadan, ne pouvant plus disposer de la fortune de son oncle, cessa de le voir et de lui donner aucune marque du respect et de l’attachement qu’il lui devait. Hicar, étonné de cet excès d’ingratitude, se repentit de la peine qu’il avait prise pour son éducation, et chercha à former un élève qui répondit mieux à ses bontés. Nadan avait un frère beaucoup plus jeune que lui, nommé Noudan ; Hicar le fit venir chez lui, l’éleva comme il avait élevé son frère aîné, et le mit ensuite à la tête de sa maison.