MOLL FLANDERS-4

2171 Words
Il ne semblera pas étrange que maintenant je commençai de réfléchir ; mais, hélas ! ce fut avec une réflexion bien peu solide. J’avais un fonds illimité de vanité et d’orgueil, un très petit fonds de vertu. Parfois, certes, je ruminais en moi pour deviner ce que visait mon jeune maître, mais ne pensais à rien qu’aux belles paroles et à l’or ; qu’il eût intention de m’épouser ou non me paraissait affaire d’assez petite importance ; et je ne pensais pas tant à faire mes conditions pour capituler, jusqu’à ce qu’il me fit une sorte de proposition en forme comme vous allez l’entendre. Ainsi je m’abandonnai à la ruine sans la moindre inquiétude. Jamais rien ne fut si stupide des deux côtés ; si j’avais agi selon la convenance, et résisté comme l’exigeaient l’honneur et la vertu, ou bien il eût renoncé à ses attaques, ne trouvant point lieu d’attendre l’accomplissement de son dessein, ou bien il eût fait de belles et honorables propositions de mariage ; dans quel cas on aurait pu le blâmer par aventure mais non moi. Bref, s’il m’eût connue, et combien était aisée à obtenir la bagatelle qu’il voulait, il ne se serait pas troublé davantage la tête, mais m’aurait donné quatre ou cinq guinées et aurait couché avec moi la prochaine fois qu’il serait venu me trouver. D’autre part, si j’avais connu ses pensées et combien dure il supposait que je serais à gagner, j’aurais pu faire mes conditions, et si je n’avais capitulé pour un mariage immédiat, j’aurais pu le faire pour être entretenue jusqu’au mariage, et j’aurais eu ce que j’aurais voulu ; car il était riche à l’excès, outre ses espérances ; mais j’avais entièrement abandonné de semblables pensées et j’étais occupée seulement de l’orgueil de ma beauté, et de me savoir aimée par un tel gentilhomme ; pour l’or, je passais des heures entières à le regarder ; je comptais les guinées plus de mille fois par jour. Jamais pauvre vaine créature ne fut si enveloppée par toutes les parties du mensonge que je ne le fus, ne considérant pas ce qui était devant moi, et que la ruine était tout près de ma porte, et, en vérité, je crois que je désirais plutôt cette ruine que je ne m’étudiais à l’éviter. Néanmoins, pendant ce temps, j’avais assez de ruse pour ne donner lieu le moins du monde à personne de la famille d’imaginer que j’entretinsse la moindre correspondance avec lui. À peine si je le regardais en public ou si je lui répondais, lorsqu’il m’adressait la parole ; et cependant malgré tout, nous avions de temps en temps une petite entrevue où nous pouvions placer un mot ou deux, et çà et là un b****r, mais point de belle occasion pour le mal médité ; considérant surtout qu’il faisait plus de détours qu’il n’en était besoin, et que la chose lui paraissant difficile, il la rendait telle en réalité. Mais comme le démon est un tentateur qui ne se lasse point, ainsi ne manque-t-il jamais de trouver l’occasion du crime auquel il invite. Ce fut un soir que j’étais au jardin, avec ses deux jeunes sœurs et lui, qu’il trouva le moyen de me glisser un billet dans la main où il me disait que le lendemain il me demanderait en présence de tout le monde d’aller faire un message pour lui et que je le verrais quelque part sur mon chemin. En effet, après dîner, il me dit gravement, ses sœurs étant toutes là : — Madame Betty, j’ai une faveur à vous demander. — Et laquelle donc ? demande la seconde sœur. — Alors, ma sœur, dit-il très gravement, si tu ne peux te passer de M me Betty aujourd’hui, tout autre moment sera bon. Mais si, dirent-elles, elles pouvaient se passer d’elle fort bien, et la sœur lui demanda pardon de sa question. — Eh bien, mais, dit la sœur aînée, il faut que tu dises à M me Betty ce que c’est ; si c’est quelque affaire privée que nous ne devions pas entendre, tu peux l’appeler dehors : la voilà. — Comment, ma sœur, dit le gentilhomme très gravement, que veux-tu dire ? Je voulais seulement la prier de passer dans High Street (et il tire de sa poche un rabat), dans telle boutique. Et puis il leur raconte une longue histoire sur deux belles cravates de mousseline dont il avait demandé le prix, et qu’il désirait que j’allasse en message acheter un tour de cou, pour ce rabat qu’il montrait, et que si on ne voulait pas prendre le prix que j’offrirais des cravates, que je misse un shilling de plus et marchandasse avec eux ; et ensuite il imagina d’autres messages et continua ainsi de me donner prou d’affaires, afin que je fusse bien assurée de demeurer sortie un bon moment. Quand il m’eût donné mes messages, il leur fit une longue histoire d’une visite qu’il allait rendre dans une famille qu’ils connaissaient tous, et où devaient se trouver tels et tels gentilshommes, et très cérémonieusement pria ses sœurs de l’accompagner, et elles, en semblable cérémonie, lui refusèrent à cause d’une société qui devait venir leur rendre visite cette après-midi ; toutes choses, soit dit en passant, qu’il avait imaginées à dessein. Il avait à peine fini de parler que son laquais entra pour lui dire que le carrosse de sir W… H… venait de s’arrêter devant la porte ; il y court et revient aussitôt. — Hélas ! dit-il à haute voix, voilà tout mon plaisir gâté d’un seul coup ; sir W… envoie son carrosse pour me ramener : il désire me parler. Il paraît que ce sir W… était un gentilhomme qui vivait à trois lieues de là, à qui il avait parlé à dessein afin qu’il lui prêtât sa voiture pour une affaire particulière et l’avait appointée pour venir le chercher au temps qu’elle arriva, vers trois heures. Aussitôt il demanda sa meilleure perruque, son chapeau, son épée, et, ordonnant à son laquais d’aller l’excuser à l’autre endroit, – c’est-à-dire qu’il inventa une excuse pour renvoyer son laquais, – il se prépare à monter dans le carrosse. Comme il sortait, il s’arrêta un instant et me parle en grand sérieux de son affaire, et trouve occasion de me dire très doucement : — Venez me rejoindre, ma chérie, aussitôt que possible. Je ne dis rien, mais lui fis ma révérence, comme je l’avais faite auparavant, lorsqu’il avait parlé devant tout le monde. Au bout d’un quart d’heure environ, je sortis aussi, sans avoir mis d’autre habit que celui que je portais, sauf que j’avais une coiffe, un masque, un éventail et une paire de gants dans ma poche ; si bien qu’il n’y eut pas le moindre soupçon dans la maison. Il m’attendait dans une rue de derrière, près de laquelle il savait que je devais passer, et le cocher savait où il devait toucher, en un certain endroit nommé Mile-End, où vivait un confident à lui, où nous entrâmes, et où se trouvaient toutes les commodités du monde pour faire tout le mal qu’il nous plairait. Quand nous fûmes ensemble, il commença, de me parler très gravement et de me dire qu’il ne m’avait pas amenée là pour me trahir ; que la passion qu’il entretenait pour moi ne souffrait pas qu’il me déçût ; qu’il était résolu à m’épouser sitôt qu’il disposerait de sa fortune ; que cependant, si je voulais accorder sa requête, il m’entretiendrait fort honorablement ; et me fit mille protestations de sa sincérité et de l’affection qu’il me portait ; et qu’il ne m’abandonnerait jamais, et comme je puis bien dire, fit mille fois plus de préambules qu’il n’en eût eu besoin. Toutefois, comme il me pressait de parler, je lui dis que je n’avais point de raison de douter de la sincérité de son amour pour moi, après tant de protestations, mais… Et ici je m’arrêtai, comme si je lui laissais à deviner le reste. — Mais quoi, ma chérie ? dit-il. Je devine ce que vous voulez dire. Et si vous alliez devenir grosse, n’est-ce pas cela ? Eh bien, alors, dit-il, j’aurai soin de vous et de vous pourvoir, aussi bien que l’enfant ; et afin que vous puissiez voir que je ne plaisante pas, dit-il, voici quelque chose de sérieux pour vous, et là-dessus il tire une bourse de soie avec cent guinées et me la donna ; et je vous en donnerai une autre pareille, dit-il, tous les ans jusqu’à ce que je vous épouse. Ma couleur monta et s’enfuit à la vue de la bourse, et tout ensemble au feu de sa proposition, si bien que je ne pus dire une parole, et il s’en aperçut aisément ; de sorte que, glissant la bourse dans mon sein, je ne lui fis plus de résistance, mais lui laissai faire tout ce qui lui plaisait et aussi souvent qu’il lui plut et ainsi je scellai ma propre destruction d’un coup ; car de ce jour, étant abandonnée de ma vertu et de ma chasteté, il ne me resta plus rien de valeur pour me recommander ou à la bénédiction de Dieu ou à l’assistance des hommes. Mais les choses ne se terminèrent pas là. Je retournai en ville, fis les affaires dont il m’avait priée, et fus rentrée avant que personne s’étonnât de ma longue sortie ; pour mon gentilhomme, il resta dehors jusque tard dans la nuit, et il n’y eut pas le moindre soupçon dans la famille, soit sur son compte, soit sur le mien. Nous eûmes ensuite de fréquentes occasions de renouveler notre crime, en particulier à la maison, quand sa mère et les jeunes demoiselles sortaient en visite, ce qu’il guettait si étroitement qu’il n’y manquait jamais ; sachant toujours d’avance le moment où elles sortaient, et n’omettait pas alors de me surprendre toute seule et en absolue sûreté ; de sorte que nous prîmes notre plein de nos mauvais plaisirs pendant presque la moitié d’une année ; et cependant, à ma bien grande satisfaction, je n’étais pas grosse. Mais avant que cette demi-année fût expirée, son frère cadet, de qui j’ai fait quelque mention, entra au jeu avec moi ; et, me trouvant seule au jardin un soir, me commence une histoire de même sorte, fit de bonnes et honnêtes protestations de son amour pour moi, et bref, me propose de m’épouser bellement, en tout honneur. J’étais maintenant confondue, et poussée à une telle extrémité que je n’en avais jamais connu de semblable, je résistai obstinément à sa proposition et commençai de m’armer d’arguments : je lui exposai l’inégalité de cette alliance, le traitement que je rencontrerais dans sa famille, l’ingratitude que ce serait envers son bon père et sa mère qui m’avaient recueillie dans leur maison avec de si généreuses intentions et lorsque je me trouvais dans une condition si basse ; et bref je dis, pour le dissuader, tout ce que je pus imaginer, excepté la vérité, ce qui aurait mis fin à tout, mais dont je n’osais même penser faire mention. Mais ici survint une circonstance que je n’attendais pas, en vérité, et qui me mit à bout de ressources : car ce jeune gentilhomme, de même qu’il était simple et honnête, ainsi ne prétendait à rien qui ne le fut également ; et, connaissant sa propre innocence, il n’était pas si soigneux que l’était son frère de tenir secret dans la maison qu’il eût une douceur pour M me Betty ; et quoiqu’il ne leur fit pas savoir qu’il m’en avait parlé, cependant il en dit assez pour laisser voir à ses sœurs qu’il m’aimait, et sa mère le vit aussi, et quoiqu’elles n’en fissent point semblant à mon égard, cependant elles ne le lui dissimulèrent pas, et aussitôt je trouvai que leur conduite envers moi était changée encore plus qu’auparavant. Je vis le nuage, quoique sans prévision de l’orage ; il était facile de voir, dis-je, que leur conduite était changée et que tous les jours elle devenait pire et pire ; jusqu’à ce qu’enfin je fus informée que dans très peu de temps je serais priée de m’en aller. Je ne fus pas effrayée de la nouvelle, étant pleinement assurée que je serais pourvue, et surtout regardant que j’avais raison, chaque jour d’attendre d’être grosse, et qu’alors je serais obligée de partir sans couleurs aucunes. Après quelque temps, le gentilhomme cadet saisit une occasion pour me dire que la tendresse qu’il entretenait pour moi s’était ébruitée dans la famille ; il ne m’en accusait pas, disait-il, car il savait assez par quel moyen on l’avait su ; il me dit que c’étaient ses propres paroles qui en avaient été l’occasion, car il n’avait pas tenu son respect pour moi aussi secret qu’il eût pu, et la raison en était qu’il était au point que, si je voulais consentir à l’accepter, il leur dirait à tous ouvertement qu’il m’aimait et voulait m’épouser ; qu’il était vrai que son père et sa mère en pourraient être fâchés et se montrer sévères, mais qu’il était maintenant fort capable de gagner sa vie, ayant profité dans le droit, et qu’il ne craindrait point de m’entretenir, et qu’en somme, comme il croyait que je n’aurais point honte de lui, ainsi était-il résolu à n’avoir point honte de moi, qu’il dédaignait de craindre m’avouer maintenant, moi qu’il avait décidé d’avouer après que je serais sa femme ; qu’ainsi je n’avais rien à faire qu’à lui donner ma main, et qu’il répondrait du reste. J’étais maintenant dans une terrible condition, en vérité, et maintenant je me repentis de cœur de ma facilité avec le frère aîné ; non par réflexion de conscience, car j’étais étrangère à ces choses, mais je ne pouvais songer à servir de maîtresse à l’un des frères et de femme à l’autre ; il me vint aussi à la pensée que l’aîné m’avait promis de me faire sa femme quand il aurait disposition de sa fortune ; mais en un moment je me souvins d’avoir souvent pensé qu’il n’avait jamais plus dit un mot de me prendre pour femme après qu’il m’eût conquise pour maîtresse ; et jusqu’ici, en vérité, quoique je dise que j’y pensais souvent, toutefois je n’en prenais pas d’inquiétude car il ne semblait pas le moins du monde perdre de son affection pour moi, non plus que de sa générosité ; quoique lui-même eût la discrétion de me recommander de ne point dépenser deux sols en habits, ou faire la moindre parade, parce que nécessairement cela exciterait quelque envie dans la famille, puisque chacun savait que je n’aurais pu obtenir ces choses par moyens ordinaires, sinon par quelque liaison privée dont on m’aurait soupçonnée sur-le-champ.
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