MOLL FLANDERS-3

2023 Words
Jusqu’ici mon histoire a été aisée à dire, et dans toute cette partie de ma vie, j’avais non seulement la réputation de vivre dans une très bonne famille, mais aussi la renommée d’une jeune fille bien sobre, modeste et vertueuse, et telle j’avais toujours été ; d’ailleurs, je n’avais jamais eu occasion de penser à autre chose, ou de savoir ce qu’était une tentation au vice. Mais ce dont j’étais trop fière fut ma perte. La maîtresse de la maison où j’étais avait deux fils, jeunes gentilshommes de qualité et tenue peu ordinaires, et ce fut mon malheur d’être très bien avec tous deux, mais ils se conduisirent avec moi d’une manière bien différente. L’aîné, un gentilhomme gai, qui connaissait la ville autant que la campagne, et, bien qu’il eût de légèreté assez pour commettre une mauvaise action, cependant avait trop de jugement pratique pour payer trop cher ses plaisirs ; il commença par ce triste piège pour toutes les femmes, c’est-à-dire qu’il prenait garde à toutes occasions combien j’étais jolie, comme il disait, combien agréable, combien mon port était gracieux, et mille autres choses ; et il y mettait autant de subtilité que s’il eût eu la même science à prendre une femme au filet qu’une perdrix à l’affût, car il s’arrangeait toujours pour répéter ces compliments à ses sœurs au moment que, bien que je ne fusse pas là, cependant il savait que je n’étais pas assez éloignée pour ne pas être assurée de l’entendre. Ses sœurs lui répondaient doucement : « Chut ! frère, elle va t’entendre, elle est dans la chambre d’à côté. » Alors il s’interrompait et parlait à voix basse, prétendant ne l’avoir pas su, et avouait qu’il avait eu tort ; puis, feignant de s’oublier, se mettait à parler de nouveau à voix haute, et moi, qui étais si charmée de l’entendre, je n’avais garde de ne point l’écouter à toutes occasions. Après qu’il eut ainsi amorcé son hameçon et assez aisément trouvé le moyen de placer l’appât sur ma route, il joua à jeu découvert, et un jour, passant par la chambre de sa sœur pendant que j’y étais, il entre avec un air de gaieté : — Oh ! madame Betty, me dit-il, comment allez-vous, madame Betty ? Est-ce que les joues ne vous brûlent pas, madame Betty. Je fis une révérence et me mis à rougir, mais ne répondis rien. — Pourquoi lui dis-tu cela, mon frère ? dit la demoiselle. — Mais, reprit-il, parce que nous venons de parler d’elle, en bas, cette demi-heure. — Eh bien, dit sa sœur, vous n’avez pas pu dire de mal d’elle, j’en suis sûre ; ainsi, peu importe ce dont vous avez pu parler. — Non, non, dit-il, nous avons été si loin de dire du mal d’elle, que nous en avons dit infiniment de bien, et beaucoup, beaucoup de belles choses ont été répétées sur M me Betty, je t’assure, et en particulier que c’est la plus jolie jeune fille de Colchester ; et, bref, ils commencent en ville à boire à sa santé. — Je suis vraiment surprise de ce que tu dis, mon frère, répond la sœur ; il ne manque qu’une chose à Betty, mais autant vaudrait qu’il lui manquât tout, car son s**e est en baisse sur le marché au temps présent ; et si une jeune femme a beauté, naissance, éducation, esprit, sens, bonne façon et chasteté, et tout a l’extrême, toutefois si elle n’a point d’argent, elle n’est rien ; autant vaudrait que tout lui fit défaut : l’argent seul, de nos jours, recommande une femme ; les hommes se passent le beau jeu tour à tour. Son frère cadet, qui était là, s’écria : — Arrête, ma sœur, tu vas trop vite ; je suis une exception à ta règle ; je t’assure que si je trouve une femme aussi accomplie, je ne m’inquiéterai guère de l’argent. — Oh ! dit la sœur, mais tu prendras garde alors de ne point te mettre dans l’esprit une qui n’ait pas d’argent. — Pour cela, tu n’en sais rien non plus, dit le frère. — Mais pourquoi, ma sœur, dit le frère aîné, pourquoi cette exclamation sur la fortune ? Tu n’es pas de celles à qui elle fait défaut, quelles que soient les qualités qui te manquent. — Je te comprends très bien, mon frère, réplique la dame fort aigrement, tu supposes que j’ai la fortune et que la beauté me manque ; mais tel est le temps que la première suffira : je serai donc encore mieux partagée que mes voisines. — Eh bien, dit le frère cadet, mais tes voisines pourront bien avoir part égale, car beauté ravit un mari parfois en dépit d’argent, et quand la fille se trouve mieux faite que la maîtresse, par chance elle fait un aussi bon marché et monte en carrosse avant l’autre. Je crus qu’il était temps pour moi de me retirer, et je le fis, mais pas assez loin pour ne pas saisir tout leur discours, où j’entendis abondance de belles choses qu’on disait de moi, ce qui excita ma vanité, mais ne me mit pas en chemin, comme je le découvris bientôt, d’augmenter mon intérêt dans la famille, car la sœur et le frère cadet se querellèrent amèrement là-dessus ; et, comme il lui dit, à mon sujet, des choses fort désobligeantes, je pus voir facilement qu’elle en gardait rancune par la conduite qu’elle tint envers moi, et qui fut en vérité bien injuste, car je n’avais jamais eu la moindre pensée de ce qu’elle soupçonnait en ce qui touchait son frère cadet ; certainement l’aîné, à sa façon obscure et lointaine, avait dit quantité de choses plaisamment que j’avais la folie de tenir pour sérieuses ou de me flatter de l’espoir de ce que j’aurais dû supposer qu’il n’entendrait jamais. Il arriva, un jour, qu’il monta tout courant l’escalier vers la chambre où ses sœurs se tenaient d’ordinaire pour coudre, comme il le faisait souvent, et, les appelant de loin avant d’entrer, comme il en avait aussi coutume, moi, étant là, seule, j’allai à la porte et dis : — Monsieur, ces dames ne sont pas là, elles sont allées se promener au jardin. Comme je m’avançais pour parler ainsi, il venait d’arriver jusqu’à la porte, et me saisissant dans ses bras, comme c’eût été par chance : — Oh ! madame Betty, dit-il, êtes-vous donc là ? C’est encore mieux, je veux vous parler à vous bien plus qu’à elles. Et puis, me tenant dans ses bras, il me baisa trois ou quatre fois. Je me débattis pour me dégager, et toutefois je ne le fis que faiblement, et il me tint serrée, et continua de me b****r jusqu’à ce qu’il fût hors d’haleine ; et, s’asseyant, il dit : — Chère Betty, je suis amoureux de vous. Ses paroles, je dois l’avouer, m’enflammèrent le sang ; tous mes esprits volèrent à mon cœur et me mirent assez en désordre. Il répéta ensuite plusieurs fois qu’il était amoureux de moi, et mon cœur disait aussi clairement qu’une voix que j’en étais charmée ; oui, et chaque fois qu’il disait : « Je suis amoureux de vous », mes rougeurs répondaient clairement : « Je le voudrais bien, monsieur. » Toutefois, rien d’autre ne se passa alors ; ce ne fut qu’une surprise, et je me remis bientôt. Il serait resté plus longtemps avec moi, mais par hasard, il regarda à la fenêtre, et vit ses sœurs qui remontaient le jardin. Il prit donc congé, me baisa encore, me dit qu’il était très sérieux, et que j’en entendrais bien promptement davantage. Et le voilà parti infiniment joyeux, et s’il n’y avait eu un malheur en cela, j’aurais été dans le vrai, mais l’erreur était que M me Betty était sérieuse et que le gentilhomme ne l’était pas. À partir de ce temps, ma tête courut sur d’étranges choses, et je puis véritablement dire que je n’étais pas moi-même, d’avoir un tel gentilhomme qui me répétait qu’il était amoureux de moi, et que j’étais une si charmante créature, comme il me disait que je l’étais : c’étaient là des choses que je ne savais comment supporter ; ma vanité était élevée au dernier degré. Il est vrai que j’avais la tête pleine d’orgueil, mais, ne sachant rien des vices de ce temps, je n’avais pas une pensée sur ma vertu ; et si mon jeune maître l’avait proposé à première vue, il eût pu prendre toute liberté qu’il eût cru bonne ; mais il ne perçut pas son avantage, ce qui fut mon bonheur à ce moment. Il ne se passa pas longtemps avant qu’il trouvât l’occasion de me surprendre encore, et presque dans la même posture ; en vérité, il y eut plus de dessein de sa part, quoique non de la mienne. Ce fut ainsi : les jeunes dames étaient sorties pour faire des visites avec leur mère ; son frère n’était pas en ville, et pour son père, il était à Londres depuis une semaine ; il m’avait si bien guettée qu’il savait où j’étais, tandis que moi je ne savais pas tant s’il était à la maison, et il monte vivement l’escalier, et, me voyant au travail, entre droit dans la chambre, où il commença juste comme l’autre fois, me prenant dans ses bras, et me baisant pendant presque un quart d’heure de suite. C’est dans la chambre de sa plus jeune sœur que j’étais, et comme il n’y avait personne à la maison que la servante au bas de l’escalier, il en fut peut-être plus hardi ; bref, il commença d’être pressant avec moi ; il est possible qu’il me trouva un peu trop facile, car je ne lui résistai pas tandis qu’il ne faisait que me tenir dans ses bras et me b****r ; en vérité, cela me donnait trop de plaisir pour lui résister beaucoup. Eh bien, fatigués de ce genre de travail, nous nous assîmes, et là il me parla pendant longtemps ; me dit qu’il était charmé de moi, qu’il ne pouvait avoir de repos qu’il ne m’eût persuadé qu’il était amoureux de moi, et que si je pouvais l’aimer en retour, et si je voulais le rendre heureux, je lui sauverais la vie, et mille belles choses semblables. Je ne lui répondis que peu, mais découvris aisément que j’étais une sotte et que je ne comprenais pas le moins du monde ce qu’il entendait. Puis il marcha par la chambre, et, me prenant par la main, je marchai avec lui, et soudain, prenant son avantage, il me jeta sur le lit et m’y baisa très violemment, mais, pour lui faire justice, ne se livra à aucune grossièreté, seulement me baisa pendant très longtemps ; après quoi il crut entendre quelqu’un monter dans l’escalier, de sorte qu’il sauta du lit et me souleva, professant infiniment d’amour pour moi, mais me dit que c’était une affection entièrement honorable, et qu’il ne voulait me causer aucun mal, et là-dessus il me mit cinq guinées dans la main et redescendit l’escalier. Je fus plus confondue de l’argent que je ne l’avais été auparavant de l’amour, et commençai de me sentir si élevée que je savais à peine si je touchais la terre. Ce gentilhomme avait maintenant enflammé son inclination autant que ma vanité, et, comme s’il eût trouvé qu’il avait une occasion et qu’il fût fâché de ne pas la saisir, le voilà qui remonte au bout d’environ une demi-heure, et reprend son travail avec moi, juste comme il avait fait avant, mais avec un peu moins de préparation. Et d’abord quand il fût entré dans la chambre, il se retourna et ferma la porte. — Madame Betty, dit-il, je m’étais figuré tout à l’heure que quelqu’un montait dans l’escalier, mais il n’en était rien ; toutefois, dit-il, si on me trouve dans la chambre avec vous, on ne me surprendra pas à vous b****r. Je lui dis que je ne savais pas qui aurait pu monter l’escalier, car je croyais qu’il n’y avait personne à la maison que la cuisinière et l’autre servante et elles ne prenaient jamais cet escalier-là. — Eh bien, ma mignonne, il vaut mieux s’assurer, en tout cas. – Et puis, s’assied, et nous commençâmes à causer. Et maintenant, quoique je fusse encore toute en feu de sa première visite, ne pouvant parler que peu, il semblait qu’il me mît les paroles dans la bouche, me disant combien passionnément il m’aimait, et comment il ne pouvait rien avant d’avoir disposition de sa fortune, mais que dans ce temps-là il était bien résolu à me rendre heureuse, et lui-même, c’est-à-dire de m’épouser, et abondance de telles choses, dont moi pauvre sotte je ne comprenais pas le dessein, mais agissais comme s’il n’y eût eu d’autre amour que celui qui tendait au mariage ; et s’il eût parlé de l’autre je m’eusse trouvé ni lieu ni pouvoir pour dire non ; mais nous n’en étions pas encore venus à ce point-là. Nous n’étions pas restés assis longtemps qu’il se leva et m’étouffant vraiment la respiration sous ses baisers, me jeta de nouveau sur le lit ; mais alors il alla plus loin que la décence ne me permet de rapporter, et il n’aurait pas été en mon pouvoir de lui refuser à ce moment, s’il avait pris plus de privautés qu’il ne fit. Toutefois, bien qu’il prît ces libertés, il n’alla pas jusqu’à ce qu’on appelle la dernière faveur, laquelle, pour lui rendre justice, il ne tenta point ; et ce renoncement volontaire lui servit d’excuse pour toutes ses libertés avec moi en d’autres occasions. Quand ce fut terminé, il ne resta qu’un petit moment, mais me glissa presque une poignée d’or dans la main et me laissa mille prestations de sa passion pour moi, m’assurant qu’il m’aimait au-dessus de toutes les femmes du monde.
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