MOLL FLANDERS-5

2020 Words
J’étais donc dans une grande angoisse et ne savais que faire ; la principale difficulté était que le frère cadet non seulement m’assiégeait étroitement, mais le laissait voir ; il entrait dans la chambre de sa sœur ou dans la chambre de sa mère, s’asseyait, et me disait mille choses aimables, en face d’elles ; si bien que toute la maison en parlait, et que sa mère l’en blâma, et que leur conduite envers moi parut toute changée : bref, sa mère avait laissé tomber quelques paroles par où il était facile de comprendre qu’elle voulait me faire quitter la famille, c’est-à-dire, en français, me jeter à la porte. Or, j’étais sûre que ceci ne pouvait être un secret pour son frère ; seulement il pouvait penser (car personne n’y songeait encore) que son frère cadet ne m’avait fait aucune proposition ; mais de même que je voyais facilement que les choses iraient plus loin, ainsi vis-je pareillement qu’il y avait nécessité absolue de lui en parler ou qu’il m’en parlât, mais je ne savais pas si je devais m’ouvrir à lui la première ou bien attendre qu’il commençât. Après sérieuse considération, car, en vérité, je commençais maintenant d’abord à considérer les choses très sérieusement, je résolus de lui en parler la première, et il ne se passa pas longtemps avant que j’en eusse l’occasion, car précisément le jour suivant son frère alla à Londres en affaires, et la famille étant sortie en visite, comme il arrivait avant, il vint, selon sa coutume, passer une heure ou deux avec M me Betty. Quand il se fut assis un moment, il vit facilement qu’il y avait un changement dans mon visage, que je n’étais pas si libre avec lui et si gaie que de coutume, et surtout que je venais de pleurer ; il ne fut pas long à le remarquer, et me demanda très tendrement ce qu’il y avait et si quelque chose me tourmentait. J’aurais bien remis la confidence, si j’avais pu, mais je ne pouvais plus dissimuler ; et après m’être fait longuement importuner pour me laisser tirer ce que je désirais si ardemment révéler, je lui dis qu’il était vrai qu’une chose me tourmentait, et une chose de nature telle que je pouvais à peine la lui cacher, et que pourtant je ne pouvais savoir comment la lui dire ; que c’était une chose qui non seulement me surprenait, mais m’embarrassait fortement, et que je ne savais quelle décision prendre, à moins qu’il voulût me conseiller. Il me répondit avec une grande tendresse que, quelle que fut la confidence, je ne devais m’inquiéter de rien, parce qu’il me protégerait de tout le monde. Je commençai à tirer de loin, et lui dis que je craignais que mesdames eussent obtenu quelque secrète information de notre liaison ; car il était facile de voir que leur conduite était bien changée à mon égard, et maintenant les choses en étaient venues au point qu’elles me trouvaient souvent en faute et parfois me querellaient tout de bon, quoique je n’y donnasse pas la moindre occasion ; qu’au lieu que j’avais toujours couché d’ordinaire avec la sœur aînée, on m’avait mise naguère à coucher toute seule ou avec une des servantes, et que je les avais surprises plusieurs fois à parler très cruellement de moi ; mais que ce qui confirmait le tout était qu’une des servantes m’avait rapporté qu’elle avait entendu dire que je devais être mise à la porte, et qu’il ne valait rien pour la famille que je demeurasse plus longtemps dans la maison. Il sourit en m’entendant, et je lui demandai comment il pouvait prendre cela si légèrement, quand il devait bien savoir que si nous étions découverts, j’étais perdue et que cela lui ferait du tort, bien qu’il n’en dût pas être ruiné, comme moi. Je lui reprochai vivement de ressembler au reste de son s**e, qui, ayant à merci la réputation d’une femme, en font souvent leur jouet ou au moins la considèrent comme une babiole, et comptent la ruine de celles dont ils ont fait leur volonté comme une chose de nulle valeur. Il vit que je m’échauffais et que j’étais sérieuse, et il changea de style sur-le-champ ; il me dit qu’il était fâché que j’eusse une telle pensée sur lui ; qu’il ne m’en avait jamais donné la moindre occasion, mais s’était montré aussi soucieux de ma réputation que de la sienne propre ; qu’il était certain que notre liaison avait été gouvernée avec tant d’adresse que pas une créature de la famille ne faisait tant que de la soupçonner ; que s’il avait souri quand je lui avais dit mes pensées, c’était à cause de l’assurance qu’il venait de recevoir qu’on n’avait même pas une lueur sur notre entente, et que lorsqu’il me dirait les raisons qu’il avait de se sentir en sécurité, je sourirais comme lui, car il était très certain qu’elles me donneraient pleine satisfaction. — Voilà un mystère que je ne saurais entendre, dis-je, ou comment pourrais-je être satisfaite d’être jetée à la porte ? Car si notre liaison n’a pas été découverte, je ne sais ce que j’ai fait d’autre pour changer les visages que tournent vers moi tous ceux de la famille, qui jadis me traitaient avec autant de tendresse que si j’eusse été une de leurs enfants. — Mais vois-tu, mon enfant, dit-il : qu’ils sont inquiets à ton sujet, c’est parfaitement vrai, mais qu’ils aient le moindre soupçon du cas tel qu’il est, en ce qui nous concerne, toi et moi, c’est si loin d’être vrai qu’ils soupçonnent mon frère Robin, et, en somme, ils sont pleinement persuadés qu’il te fait la cour ; oui-da, et c’est ce s*t lui-même qui le leur a mis dans la tête, car il ne cesse de babiller là-dessus et de se rendre ridicule. J’avoue que je pense qu’il a grand tort d’agir ainsi, puisqu’il ne saurait ne pas voir que cela les vexe et les rend désobligeants pour toi ; mais c’est une satisfaction pour moi, à cause de l’assurance que j’en tire qu’ils ne me soupçonnent en rien, et j’espère que tu en seras satisfaite aussi. — Et je le suis bien, dis-je, en une manière, mais qui ne touche nullement ma position, et ce n’est pas là la chose principale qui me tourmente, quoique j’en aie été bien inquiète aussi. — Et qu’est-ce donc alors ? dit-il. Là-dessus j’éclatai en larmes, et ne pus rien lui dire du tout ; il s’efforça de m’apaiser de son mieux, mais commença enfin de me presser très fort de lui dire ce qu’il y avait ; enfin, je répondis que je croyais de mon devoir de le lui dire, et qu’il avait quelque droit de le savoir, outre que j’avais besoin de son conseil, car j’étais dans un tel embarras que je ne savais comment faire, et alors je lui racontai toute l’affaire : je lui dis avec quelle imprudence s’était conduit son frère, en rendant la chose si publique, car s’il l’avait gardée secrète j’aurais pu le refuser avec fermeté sans en donner aucune raison, et, avec le temps, il aurait cessé ses sollicitations ; mais qu’il avait eu la vanité, d’abord de se persuader que je ne le refuserais pas, et qu’il avait pris la liberté, ensuite, de parler de son dessein à la maison entière. Je lui dis à quel point je lui avais résisté, et combien… ses offres étaient honorables et sincères. — Mais, dis-je, ma situation va être doublement difficile, car elles m’en veulent maintenant, parce qu’il désire m’avoir ; mais elles m’en voudront davantage quand elles verront que je l’ai refusé, et elles diront bientôt : « Il doit y avoir quelque chose d’autre là-dedans », et que je suis déjà mariée à quelqu’un d’autre, sans quoi je ne refuserais jamais une alliance si au-dessus de moi que celle-ci. Ce discours le surprit vraiment beaucoup ; il me dit que j’étais arrivée, en effet, à un point critique, et qu’il ne voyait pas comment je pourrais me tirer d’embarras ; mais qu’il y réfléchirait et qu’il me ferait savoir à notre prochaine entrevue à quelle résolution il s’était arrêté ; cependant il me pria de ne pas donner mon consentement à son frère, ni de lui opposer un refus net, mais de le tenir en suspens. Je parus sursauter à ces mots « ne pas donner mon consentement » ; je lui dis qu’il savait fort bien que je n’avais pas de consentement à donner, qu’il s’était engagé à m’épouser, et que moi, par là même, j’étais engagée à lui, qu’il m’avait toujours dit que j’étais sa femme, et que je me considérais en effet comme telle, aussi bien que si la cérémonie en eût été passée, et que c’était sa propre bouche qui m’en donnait droit, puisqu’il m’avait toujours persuadée de me nommer sa femme. — Voyons, ma chérie, dit-il, ne t’inquiète pas de cela maintenant ; si je ne suis pas ton mari, je ferai tout l’office d’un mari, et que ces choses ne te tourmentent point maintenant, mais laisse-moi examiner un peu plus avant cette affaire et je pourrai t’en dire davantage à notre prochaine entrevue. Ainsi il m’apaisa du mieux qu’il put, mais je le trouvai très songeur, et quoiqu’il se montrât très tendre et me baisât mille fois et davantage, je crois, et me donnât de l’argent aussi, cependant il ne fit rien de plus pendant tout le temps que nous demeurâmes ensemble, qui fut plus de deux heures, dont je m’étonnai fort, regardant sa coutume et l’occasion. Son frère ne revint pas de Londres avant cinq ou six jours, et il se passa deux jours encore avant qu’il eut l’occasion de lui parler ; mais alors, le tirant à part, il lui parla très secrètement là-dessus, et le même soir trouva moyen (car nous eûmes une longue conférence) de me répéter tout leur discours qui, autant que je me le rappelle, fut environ comme suit. Il lui dit qu’il avait ouï d’étranges nouvelles de lui depuis son départ et, en particulier qu’il faisait l’amour à M me Betty. — Eh bien, dit son frère avec un peu d’humeur, et puis quoi ? Cela regarde-t-il quelqu’un ? — Voyons, lui dit son frère, ne te fâche pas, Robin, je ne prétends nullement m’en mêler, mais je trouve qu’elles s’en inquiètent, et qu’elles ont à ce sujet maltraité la pauvre fille, ce qui me peine autant que si c’était moi-même. — Que veux-tu dire par ELLES ? dit Robin. — Je veux dire ma mère et les filles, dit le frère aîné. Mais écoute, reprend-il, est-ce sérieux ? aimes-tu vraiment la fille ? — Eh bien, alors, dit Robin, je te parlerai librement : je l’aime au-dessus de toutes les femmes du monde, et je l’aurai, en dépit de ce qu’elles pourront faire ou dire ; j’ai confiance que la fille ne me refusera point. Je fus percée au cœur à ces paroles, car bien qu’il fût de toute raison de penser que je ne le refuserais pas, cependant, je savais, en ma conscience, qu’il le fallait, et je voyais ma ruine dans cette obligation ; mais je savais qu’il était de mon intérêt de parler autrement à ce moment, et j’interrompis donc son histoire en ces termes : — Oui-da, dis-je, pense-t-il que je ne le refuserai point ? il verra bien que je le refuserai tout de même. — Bien, ma chérie, dit-il, mais permets-moi de te rapporter toute l’histoire, telle qu’elle se passa entre nous, puis tu diras ce que tu voudras. Là-dessus il continua et me dit qu’il avait ainsi répondu : — Mais, mon frère, tu sais qu’elle n’a rien, et tu pourrais prétendre à différentes dames qui ont de belles fortunes. — Peu m’importe, dit Robin, j’aime la fille, et je ne chercherai jamais à flatter ma bourse, en me mariant, aux dépens de ma fantaisie. — Ainsi, ma chérie, ajoute-t-il, il n’y a rien à lui opposer. — Si, si, dis-je, je saurai bien quoi lui opposer. J’ai appris à dire non, maintenant, quoique je ne l’eusse pas appris autrefois ; si le plus grand seigneur du pays m’offrait le mariage maintenant, je pourrais répondre non de très bon cœur. — Voyons, mais, ma chérie, dit-il, que peux-tu lui répondre ? Tu sais fort bien, ainsi que tu le disais l’autre jour qu’il te fera je ne sais combien de questions là-dessus et toute la maison s’étonnera de ce que cela peut bien signifier. — Comment ? dis-je en souriant, je peux leur fermer la bouche à tous, d’un seul coup, en lui disant, ainsi qu’à eux, que je suis déjà mariée à son frère aîné. Il sourit un peu, lui aussi, sur cette parole, mais je pus voir qu’elle le surprenait, et il ne put dissimuler le désordre où elle le jeta ; toutefois il répliqua : — Oui bien, dit-il, et quoique cela puisse être vrai, en un sens, cependant je suppose que tu ne fais que plaisanter en parlant de donner une telle réponse, qui pourrait ne pas être convenable pour plus d’une raison. — Non, non, dis-je gaiement, je ne suis pas si ardente à laisser échapper ce secret sans votre consentement. — Mais que pourras-tu leur répondre alors, dit-il, quand ils te trouveront déterminée contre une alliance qui serait apparemment si fort à ton avantage ? — Comment, lui dis-je, serai-je en défaut ? En premier lieu je ne suis point forcée de leur donner de raisons et d’autre part je puis leur dire que je suis mariée déjà, et m’en tenir là ; et ce sera un arrêt net pour lui aussi, car il ne saurait avoir de raisons pour faire une seule question ensuite. — Oui, dit-il, mais toute la maison te tourmentera là-dessus, et si tu refuses absolument de rien leur dire, ils en seront désobligés et pourront en outre en prendre du soupçon.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD