MOLL FLANDERS-2

2016 Words
Et tout ce temps ma bonne vieille nourrice, et madame la femme du maire et tous les autres gens, ne me comprenaient nullement : car eux voulaient dire une sorte de chose par le mot dame de qualité et moi j’en voulais dire une toute différente ; car hélas ! tout ce que je comprenais en disant dame de qualité, c’est que je pourrais travailler pour moi et gagner assez pour vivre sans entrer en service ; tandis que pour eux cela signifiait vivre dans une grande et haute position et je ne sais quoi. Eh bien, après que madame la femme du maire fut partie, ses deux filles arrivèrent et demandèrent aussi à voir la dame de qualité, et elles me parlèrent longtemps, et je leur répondis à ma guise innocente ; mais toujours lorsqu’elles me demandaient si j’avais résolu de devenir une dame de qualité, je répondais « oui » : enfin elles me demandèrent ce que c’était qu’une dame de qualité. Ceci me troubla fort : toutefois j’expliquai négativement que c’était une personne qui n’entrait pas en service pour faire le ménage ; elles en furent extrêmement charmées, et mon petit babillage leur plut et leur sembla assez agréable, et elles me donnèrent aussi de l’argent. Pour mon argent, je le donnai tout à ma nourrice-maîtresse comme je l’appelais, et lui promis qu’elle aurait tout ce que je gagnerais quand je serais dame de qualité, aussi bien que maintenant ; par ceci et d’autres choses que je disais, ma vieille gouvernante commença de comprendre ce que je voulais dire par dame de qualité, et que ce n’était pas plus que d’être capable de gagner mon pain par mon propre travail et enfin elle me demanda si ce n’était pas cela. Je lui dis que oui, et j’insistai pour lui expliquer que vivre ainsi, c’était être dame de qualité ; car, dis-je, il y a une telle, nommant une femme qui raccommodait de la dentelle et lavait les coiffes de dentelle des dames ; elle, dis-je, c’est une dame de qualité, et on l’appelle madame. — Pauvre enfant, dit ma bonne vieille nourrice, tu pourras bientôt être une personne mal famée, et qui a eu deux bâtards. Je ne compris rien à cela ; mais je répondis : « Je suis sûre qu’on l’appelle madame, et elle ne va pas en service, et elle ne fait pas le ménage » ; et ainsi je soutins qu’elle était dame de qualité, et que je voulais être dame de qualité, comme elle. Tout ceci fut répété aux dames, et elles s’en amusèrent et de temps en temps les filles de M. le maire venaient me voir et demandaient où était la petite dame de qualité, ce qui ne me rendait pas peu fière de moi, d’ailleurs j’avais souvent la visite de ces jeunes dames, et elles en amenaient d’autres avec elles ; de sorte que par cela je devins connue presque dans toute la ville. J’avais maintenant près de dix ans et je commençais d’avoir l’air d’une petite femme, car j’étais extrêmement sérieuse, avec de belles manières, et comme j’avais souvent entendu dire aux dames que j’étais jolie, et que je deviendrais extrêmement belle, vous pouvez penser que cela ne me rendait pas peu fière ; toutefois cette vanité n’eut pas encore de mauvais effet sur moi ; seulement, comme elles me donnaient souvent de l’argent que je donnais à ma vieille nourrice, elle, honnête femme, avait l’intégrité de le dépenser pour moi afin de m’acheter coiffe, linge et gants, et j’allais nettement vêtue ; car si je portais des haillons, j’étais toujours très propre, ou je les faisais barboter moi-même dans l’eau, mais, dis-je, ma bonne vieille nourrice, quand on me donnait de l’argent, bien honnêtement le dépensait pour moi, et disait toujours aux dames que ceci ou cela avait été acheté avec leur argent ; et ceci faisait qu’elles m’en donnaient davantage ; jusqu’enfin je fus tout de bon appelée par les magistrats, pour entrer en service ; mais j’étais alors devenue si excellente ouvrière, et les dames étaient si bonnes pour moi, que j’en avais passé le besoin ; car je pouvais gagner pour ma nourrice autant qu’il lui fallait pour m’entretenir ; de sorte qu’elle leur dit que, s’ils lui permettaient, elle garderait la « dame de qualité » comme elle m’appelait, pour lui servir d’aide et donner leçon aux enfants, ce que j’étais très bien capable de faire ; car j’étais très agile au travail, bien que je fusse encore très jeune. Mais la bonté de ces dames ne s’arrêta pas là, car lorsqu’elles comprirent que je n’étais plus entretenue par la cité, comme auparavant, elles me donnèrent plus souvent de l’argent ; et, à mesure que je grandissais, elles m’apportaient de l’ouvrage à faire pour elles : tel que linge à rentoiler, dentelles à réparer, coiffes à façonner, et non seulement me payaient pour mon ouvrage, mais m’apprenaient même à le faire, de sorte que j’étais véritablement une dame de qualité, ainsi que je l’entendais ; car avant d’avoir douze ans, non seulement je me suffisais en vêtements et je payais ma nourrice pour m’entretenir, mais encore je mettais de l’argent dans ma poche. Les dames me donnaient aussi fréquemment de leurs hardes ou de celles de leurs enfants ; des bas, des jupons, des habits, les unes telle chose, les autres telle autre, et ma vieille femme soignait tout cela pour moi comme une mère, m’obligeait à raccommoder, et à tourner tout au meilleur usage : car c’était une rare et excellente ménagère. À la fin, une des dames se prit d’un tel caprice pour moi qu’elle désirait m’avoir chez elle, dans sa maison, pour un mois, dit-elle, afin d’être en compagnie de ses filles. Vous pensez que cette invitation était excessivement aimable de sa part ; toutefois, comme lui dit ma bonne femme, à moins qu’elle se décidât à me garder pour tout de bon, elle ferait à la petite dame de qualité plus de mal que de bien. – « Eh bien, dit la dame, c’est vrai ; je la prendrai chez moi seulement pendant une semaine, pour voir comment mes filles et elles s’accordent, et comment son caractère me plaît, et ensuite je vous en dirai plus long ; et cependant, s’il vient personne la voir comme d’ordinaire, dites-leur seulement que vous l’avez envoyée en visite à ma maison. » Ceci était prudemment ménagé, et j’allai faire visite à la dame, où je me plus tellement avec les jeunes demoiselles, et elles si fort avec moi, que j’eus assez à faire pour me séparer d’elles, et elles en furent aussi fâchées que moi-même. Je les quittai cependant et je vécus presque une année encore avec mon honnête vielle femme ; et je commençais maintenant de lui être bien utile ; car j’avais presque quatorze ans, j’étais grande pour mon âge, et j’avais déjà l’air d’une petite femme ; mais j’avais pris un tel goût de l’air de qualité dont on vivait dans la maison de la dame, que je ne me sentais plus tant à mon aise dans mon ancien logement ; et je pensais qu’il était beau d’être vraiment dame de qualité, car j’avais maintenant des notions tout à fait différentes sur les dames de qualité ; et comme je pensais qu’il était beau d’être une dame de qualité, ainsi j’aimais être parmi les dames de qualité, et voilà pourquoi je désirais ardemment y retourner. Quand j’eus environ quatorze ans et trois mois, ma bonne vieille nourrice (ma mère, je devrais l’appeler) tomba malade et mourut. Je me trouvai alors dans une triste condition, en vérité ; car ainsi qu’il n’y a pas grand’peine à mettre fin à la famille d’une pauvre personne une fois qu’on les a tous emmenés au cimetière, ainsi la pauvre bonne femme étant enterrée, les enfants de la paroisse furent immédiatement enlevés par les marguilliers ; l’école était finie et les externes qui y venaient n’avaient plus qu’à attendre chez eux qu’on les envoyât ailleurs ; pour ce qu’elle avait laissé, une fille à elle, femme mariée, arriva et balaya tout ; et, comme on emportait les meubles, on ne trouva pas autre chose à me dire que de conseiller par plaisanterie à la petite dame de qualité de s’établir maintenant à son compte, si elle le voulait. J’étais perdue presque de frayeur, et je ne savais que faire ; car j’étais pour ainsi dire mise à la porte dans l’immense monde, et, ce qui était encore pire, la vieille honnête femme avait gardé par devers elle vingt et deux shillings à moi, qui étaient tout l’état que la petite dame de qualité avait au monde ; et quand je les demandai à la fille, elle me bouscula et me dit que ce n’étaient point ses affaires. Il était vrai que la bonne pauvre femme en avait parlé à sa fille, disant que l’argent se trouvait à tel endroit, et que c’était l’argent de l’enfant, et qu’elle m’avait appelée une ou deux fois pour me le donner, mais je ne me trouvais malheureusement pas là, et lorsque je revins, elle était hors la condition de pouvoir en parler ; toutefois la fille fut assez honnête ensuite pour me le donner, quoiqu’elle m’eût d’abord à ce sujet traitée si cruellement. Maintenant j’étais une pauvre dame de qualité, en vérité, et juste cette même nuit j’allais être jetée dans l’immense monde ; car la fille avait tout emporté, et je n’avais pas tant qu’un logement pour y aller, ou un bout de pain à manger ; mais il semble que quelques-uns des voisins prirent une si grande pitié de moi, qu’ils en informèrent la dame dans la famille de qui j’avais été ; et immédiatement elle envoya sa servante pour me chercher ; et me voilà partie avec elles, sac et bagages, et avec le cœur joyeux, vous pouvez bien penser ; la terreur de ma condition avait fait une telle impression sur moi, que je ne voulais plus être dame de qualité, mais bien volontiers servante, et servante de telle espèce pour laquelle on m’aurait crue bonne. Mais ma nouvelle généreuse maîtresse avait de meilleures pensées pour moi. Je la nomme généreuse, car autant elle excédait la bonne femme avec qui j’avais vécu avant en tout, qu’en état ; je dis en tout, sauf en honnêteté ; et pour cela, quoique ceci fût une dame bien exactement juste, cependant je ne dois pas oublier de dire en toutes occasions, que la première, bien que pauvre, était aussi foncièrement honnête qu’il est possible. Je n’eus pas plus tôt été emmenée par cette bonne dame de qualité, que la première dame, c’est-à-dire madame la femme du maire, envoya ses filles pour prendre soin de moi ; et une autre famille qui m’avait remarquée, quand j’étais la petite dame de qualité, me fit chercher, après celle-là, de sorte qu’on faisait grand cas de moi ; et elles ne furent pas peu fâchées, surtout madame la femme du maire, que son amie m’eût enlevée à elle ; car disait-elle, je lui appartenais par droit, elle ayant été la première qui eût pris garde à moi ; mais celles qui me tenaient ne voulaient pas me laisser partir ; et, pour moi, je ne pouvais être mieux que là où j’étais. Là, je continuai jusqu’à ce que j’eusse entre dix-sept et dix-huit ans, et j’y trouvai tous les avantages d’éducation qu’on peut s’imaginer ; cette dame avait des maîtres qui venaient pour enseigner à ses filles à danser, à parler français et à écrire, et d’autres pour leur enseigner la musique ; et, comme j’étais toujours avec elles, j’apprenais aussi vite qu’elles ; et quoique les maîtres ne fussent pas appointés pour m’enseigner, cependant j’apprenais par imitation et questions tout ce qu’elles apprenaient par instruction et direction. Si bien qu’en somme j’appris à danser et à parler français aussi bien qu’aucune d’elles et à chanter beaucoup mieux, car j’avais une meilleure voix qu’aucune d’elles ; je ne pouvais pas aussi promptement arriver à jouer du clavecin ou de l’épinette, parce que je n’avais pas d’instruments à moi pour m’y exercer, et que je ne pouvais toucher les leurs que par intervalles, quand elles les laissaient ; mais, pourtant, j’appris suffisamment bien, et finalement les jeunes demoiselles eurent deux instruments, c’est-à-dire un clavecin et une épinette aussi, et puis me donnèrent leçon elles-mêmes ; mais, pour ce qui est de danser, elles ne pouvaient mais que je n’apprisse les danses de campagne, parce qu’elles avaient toujours besoin de moi pour faire un nombre égal, et, d’autre part, elles mettaient aussi bon cœur à m’apprendre tout ce qu’on leur avait enseigné à elles-mêmes que moi à profiter de leurs leçons. Par ces moyens j’eus, comme j’ai dit, tous les avantages d’éducation que j’aurais pu avoir, si j’avais été autant demoiselle de qualité que l’étaient celles avec qui je vivais, et, en quelques points, j’avais l’avantage sur mesdemoiselles, bien qu’elles fussent mes supérieures : en ce que tous mes dons étaient de nature et que toutes leurs fortunes n’eussent pu fournir. D’abord j’étais jolie, avec plus d’apparence qu’aucune d’elles ; deuxièmement j’étais mieux faite ; troisièmement, je chantais mieux, par quoi je veux dire que j’avais une meilleure voix ; en quoi vous me permettrez de dire, j’espère, que je ne donne pas mon propre jugement, mais l’opinion de tous ceux qui connaissaient la famille. J’avais avec tout cela, la commune vanité de mon s**e, en ce qu’étant réellement considérée comme très jolie, ou, si vous voulez, comme une grande beauté, je le savais fort bien, et j’avais une aussi bonne opinion de moi-même qu’homme du monde, et surtout j’aimais à en entendre parler les gens, ce qui arrivait souvent et me donnait une grande satisfaction.
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