Scène II
(Valentine, seule, un moment rêve, soupire, puis prépare son buvard et va se mettre à écrire sur ses genoux quand Mesgrigny entre.)
MESGRIGNY. – Bonjour, ma chère compatriote.
VALENTINE. – Bonjour, mon cher… compatriote ? Comment dit-on ?
MESGRIGNY. – On dit : mon cher ami.
VALENTINE. – C’est… un peu vite.
MESGRIGNY. – Non, parce que nous nous sommes connus jadis chez votre père… et je ne sais pas même si, en ce moment-là, nous n’avons pas eu un petit flirt ensemble, hein ?
VALENTINE. – Je ne me souviens pas.
MESGRIGNY. – Enfin, ici, depuis que nous nous voyons presque chaque jour, il s’est du moins formé une atmosphère de sympathie qui est presque de l’amitié… Oh ! de ma part une très respectueuse amitié. Je suis heureux de vous trouver ici toute seule pour vous le dire. Et autre chose aussi que j’ai sur le bord des lèvres depuis longtemps, je n’ai jamais pu trouver l’occasion…
VALENTINE. – Vraiment, vous m’effrayez un peu ; je ne sais…
MESGRIGNY. – Oh ! rassurez-vous ; il n’est rien dans tout ceci dont vous puissiez être offensée. Voulez-vous seulement me laisser vous faire une confidence ?
VALENTINE. – Allez, allez.
MESGRIGNY. – Eh bien ! je me lance… Vous souvenez-vous de ce besoin d’idéal, de sentimentalité dont je vous parlais le premier soir que nous nous sommes revus ? Vous souvenez-vous ?
VALENTINE. – Je n’ai pas oublié.
MESGRIGNY. – Eh bien ! je crois que je suis amoureux, mais amoureux pour la première fois de ma vie… et de qui…
VALENTINE, vivement. – Non, ne me le dites pas, je ne veux pas le savoir.
MESGRIGNY. – Si, si. D’ailleurs vous êtes trop fine pour ne pas avoir déjà compris.
VALENTINE. – Mais non, je vous assure.
MESGRIGNY. – Pendant ce congé que je viens de passer en France, j’ai beaucoup réfléchi ; j’ai voulu consulter mon oncle, monseigneur de Brive ; j’en dépends un peu, car en somme je suis son unique héritier. La question de religion, m’a-t-il dit, ne compte pas. C’est une occasion de ramener une âme à la vraie foi.
VALENTINE, étonnée. – Une question de religion ?… Je ne comprends pas.
MESGRIGNY. – Si ; vous savez bien que Kiline est luthérienne ; c’est de Kiline que je parle, vous ne vous en doutiez pas ? Eh bien ! oui, j’aime Kiline. Elle est charmante, elle est très intelligente, enfin elle a une grosse fortune, ce qui, dans ma carrière, est une condition indispensable. Pendant mon séjour à Paris, j’ai pris toutes mes dispositions et je me décide à demander sa main. Qu’avez-vous ? On dirait que vous n’approuvez pas mon projet ?
VALENTINE. – Mais si, mais si… certainement.
MESGRIGNY. – Alors répondez-moi franchement. Croyez-vous que je puisse risquer cette démarche sans m’exposer à un refus qui rendrait ma situation ici très difficile.
VALENTINE. – Je ne sais pas, je n’ai pas à juger…
MESGRIGNY. – Voyons, ma chère compatriote, me serais-je trompé ? Je m’étais imaginé que je pourrais trouver en vous une alliée… un joint si vous aimez mieux. Sans vous en rendre bien compte, vous avez acquis rapidement dans la famille van Laouten une influence qui vous donne voix au chapitre. On a en vous, en votre rectitude de jugement, la plus grande confiance. M. van Laouten me l’a dit encore hier. Vous pouvez m’aider puissamment.
Il manie une carte qui se trouve sur la table. C’est une nouvelle photographie de Kiline.
VALENTINE. – Oui, c’est une épreuve qu’elle a subie.
MESGRIGNY, sans comprendre. – Évidemment Mlle van Laouten n’est pas, disons le mot, très jolie ; elle manque un peu d’allure. C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Mais tout cela s’arrangera quand elle sera mariée. Et, d’un autre côté, elle présente tant de réels avantages, comme famille, comme fortune…
VALENTINE. – C’est parfaitement exact.
MESGRIGNY. – J’ai toujours compté faire un mariage de raison et celui-ci me paraît mieux que raisonnable.
VALENTINE. – Oui, enfin vous êtes dans le jour où vous n’êtes pas sentimental.
MESGRIGNY. – On ne peut pas l’être toujours. Enfin voulez-vous entrer dans mon jeu ? Je connais votre délicatesse et votre désintéressement, je l’apprécie comme il convient, mais enfin, si par votre intermédiaire je réussissais, voyez quels avantages pour vous… Vous seriez définitivement de la famille, vous y seriez installée pour la vie. Enfin, question délicate que vous allez me permettre d’aborder en camarade, en ami, je sais que votre père a laissé quelques dettes dont vous avez généreusement endossé la responsabilité, que vous avez à cœur de régler. Ce serait un moyen de résoudre le problème. Je me mettrais bien volontiers à votre disposition pour…
VALENTINE, émue, mais comprimant sa surprise irritée. – Alors, si je comprends bien, vous m’offrez une commission.
MESGRIGNY. – Oh ! le vilain mot.
VALENTINE. – Ce n’est pas le mot qui est vilain, c’est la chose.
MESGRIGNY. – Voilà que c’est-vous qui faites du sentiment maintenant. Je vous parle franchement, comme à un homme…
VALENTINE. – Oui, c’est ça. Comme à un homme… ou comme à une institutrice. Ah ! il ne faut pas être pauvre dans cette vie si on ne veut pas connaître l’envers des choses bas, presque à part et des cœurs.
MESGRIGNY. – Enfin… dois-je croire que j’ai en vous une ennemie ?
VALENTINE, qui s’est reprise. – Mon Dieu non ; pas même ; seulement je n’entends rien… et ne veux rien entendre à ces calculs d’argent ; je tiens de mon père. Enfin, c’est dit, je parlerai de vous à Kiline ; j’appuierai votre candidature. Non, sérieusement, vous pouvez compter sur moi. N’êtes-vous pas mon compatriote ?
MESGRIGNY. – Merci, mais…
VALENTINE. – Parlons d’autre chose. Qu’est-ce qu’on dit à Paris ?
MESGRIGNY. – On ne s’occupe que de ce procès.
VALENTINE. – Et la Serbie ? On ne redoute rien ? Il me semble qu’il y a là une situation grosse de complications.
MESGRIGNY. – J’étais avant-hier au Quai d’Orsay, dans le cabinet même du ministre et je vous assure que tout le monde était bien tranquille. Tout ça s’arrangera.
VALENTINE. – Eh bien, moi, je vais vous dire ce qui va se passer ici dans un moment.
MESGRIGNY. – Quoi donc ?
VALENTINE, regardant au loin par l’entrée à gauche de la tente. – J’aperçois là-bas Kiline qui sort de la cabine de Mme Silverstein et qui vient par ici. Elle a dû vous voir entrer et, sitôt qu’elle a pu, a lâché son thé pour accourir.
MESGRIGNY. – Ce serait pour me rencontrer ?
VALENTINE. – Ou plutôt pour troubler notre tête-à-tête.
MESGRIGNY. – Comment… est-ce que ?…
VALENTINE. – Oui, Kiline me fait l’honneur d’être jalouse. Elle s’imagine que vous me faites la cour, vous voyez comme on peut se tromper. Je vous dis cela pour vous montrer que vos affaires ne sont pas en si mauvais chemin. La jalousie est une des manifestations de l’amour, la plus basse, mais la plus sûre.
Entre Kiline. – Rideau.
En marge du manuscrit de Valentine : il y a vraiment là une situation de théâtre à exploiter.