Scène première
Kiline, Flory, Wilhelmine, Valentine.
(Valentine est au milieu de ses trois élèves, assises sur des pliants et des chaises d’osier.)
WILHELMINE, lisant.
Mon doute, amas de nuit ancienne s’achève,
En maint rameau subtil qui demeurés les vrais
Bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute idéale des roses ;
Réfléchissons :
VALENTINE, interrompant. – Je crois en effet que nous ferons bien de réfléchir aussi un instant. Vous, Wilhelmine, vous comprenez bien ce que vous venez de lire.
WILHELMINE convaincue. – Oh parfaitement.
VALENTINE. – Alors vous pouvez tout comprendre. Je vous donnerai demain du Claudel et du Francis James.
KILINE. – Ma chère Valentine, est-ce que M. Stéphane Mallarmé ne se moquait pas un peu du monde ?
VALENTINE. – Il avait tant d’esprit.
KILINE. – Moi, je vous avoue que je ne comprends rien, mais rien à tout cela… J’aime mieux vous le dire tout de suite, parce que Wilhelmine a l’air de rire de moi.
VALENTINE. – Mon Dieu, Kiline, vous n’êtes pas la seule à ne pas comprendre. Pourtant il se dégage de ce poème une sorte d’atmosphère troublante où flotte de la beauté. Avez-vous vu les toiles d’un peintre qui s’appelait Carrière ? À travers la brume on devine un dessin d’une admirable pureté.
FLORY. – Mais, est-ce qu’il ne serait pas plus admirable encore si on pouvait le distinguer mieux ?
VALENTINE. – Moi, j’aime la clarté, mais d’autres peuvent préférer les ombres.
KILINE. – Vous savez, Valentine, que je dîne ce soir avec papa à la Légation de France, je serai probablement placée à côté de M. Roy-Lablache, le nouvel attaché. J’ai bien envie de lui poser quelques colles.
VALENTINE. – Il n’aura que ce qu’il mérite : c’est le fils d’un universitaire.
KILINE. – De quoi faut-il lui parler ? Pour l’épater un peu ? Vous savez.
VALENTINE. – Laissez-moi réfléchir. Oui, c’est cela : parlez-lui de Laforgue.
KILINE. – Laforgue ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
VALENTINE. – C’est un inconnu qui a jadis donné toute une orientation nouvelle à la littérature française, comme il est mort jeune, on l’a vite oublié et ceux qui s’en souviennent aiment mieux ne pas en parler.
FLORY. – Pourquoi ?
VALENTINE. – Ils cesseraient peut-être d’avoir de l’originalité.
KILINE. – Parfait, merci. Et qu’est-ce qu’il faut citer ?
VALENTINE. – Parlez des Moralités légendaires et de l’Imitation de Notre-Dame-la-Lune.
KILINE. – Il faudrait les avoir lues.
VALENTINE. – Ce n’est pas tout à fait nécessaire. Mais vous trouverez les œuvres de Laforgue dans ma bibliothèque, troisième rangée à gauche.
KILINE. – Je les lirai un peu avant dîner.
Elles se lèvent.
J’ai promis à Mme Silverstein d’aller prendre le thé avec elle dans sa tente. Vous venez, Valentine ?
VALENTINE. – Mon Dieu, non ; j’aime mieux rester là. J’ai à écrire des lettres.
KILINE, méchamment. – Et puis on viendra peut-être vous voir.
VALENTINE. – Qui donc ?
KILINE. – Ces messieurs. Ils sont tous fous de vous.
VALENTINE. – Je voudrais bien savoir qui vous appelez ces « messieurs ».
KILINE. – Mais, le comte Stoïeski, M. de Rio-Branco, M. de Mesgrigny.
VALENTINE. – Je pense qu’ils seront plutôt chez Mme Silverstein ; Scheveningue n’est pas si gai cette année et un goûter sur la plage attire les diplomates.
Toutes trois sortent.