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J’ai voulu m’assurer si la conversation que je venais d’entendre par surprise avait un fond de réalité et j’ai risqué la grosse indiscrétion. – Il m’a semblé que Mlle Kiline ne vous était pas indifférente ? – Oh ! vous savez, ici le flirt se porte beaucoup. – Ils sont très riches ? – Très. La fortune vient des Indes ; mais on ne l’avoue pas, parce qu’ici les fortunes indiennes… – Est-ce que vous êtes pour longtemps à La Haye ? – Il avait été question de m’envoyer à Rome, comme second, mais vous comprenez, avec mon oncle… – Oui, je sais, ce diable d’évêque. Mesgrigny s’est mis à rire. – Et vous ne savez pas ce que maintenant il s’est mis en tête ? Il veut être cardinal. Si le pape le nomme, ma carrière est fichue. Je n’ai plus qu’à donner ma démission. – Il ne sera pas nommé, rassurez-vous. – Oh ! vous ne le connaissez pas. Il veut aussi poser sa candidature à l’Académie. Elle manque d’évêques en ce moment. Ils ont un général, un médecin, un amiral, des avocats et trois savants ; mais ils n’ont pas d’évêque dépendant il a une chance contre lui. – Laquelle ? – Il a fait publier ses homélies et ses mandements et il écrit dans La Croix. Alors ça le classe comme homme de lettres. En ce moment Flory s’est approchée de nous (je ne jurerais pas qu’elle ne fût dépêchée par Kiline) et m’interpellant : – Mademoiselle, nous sommes en discussion avec le comte Stoïeski sur l’étymologie du mot Pontife. D’où ça vient-il, ce mot ? Vous qui êtes une savante. La malicieuse cherchait à m’embarrasser et ma situation était épineuse, car je ne m’étais jamais inquiété de cela. Pourtant il fallait répondre et j’ai dit au hasard : – Mais certainement, chère enfant, c’est très facile. Attendez que je me rappelle : Pontife, Pont, celui qui jette un pont entre le ciel et la terre. – Très curieux, très juste, – mais ife ? Ça m’était tellement égal. Pourtant j’ai fait un nouvel effort : – Vous savez bien que les branches de cet arbre, de l’if, ont un caractère sacré. Le visage de Flory s’est illuminé et j’y ai lu les effets d’une admiration profonde. Je crois qu’on avait voulu me « tâter ». Elle s’est en allée en me remerciant et je me suis retrouvée seule avec Mesgrigny qui riait. – Vous êtes épatante. – Si je n’avais pas répondu, ç’en était fait à jamais de mon prestige. Seulement, ne me trahissez pas, – j’ai inventé. Est-ce que c’est ça ? – C’est presque ça. – Quel flair. Il fallait nous séparer, notre causerie aurait été remarquée, mais le secrétaire s’est écrié : – Comme ça fait plaisir de parler français. Je lui objecte : – Mais on ne fait que ça autour de nous. – Ce n’est pas la même chose. Ils parlent le français, nous… nous parlons français. Il y a une nuance. Savez-vous que les Hollandais, dans leur langue, n’ont pas un mot pour exprimer… je t’aime… Tout de suite j’ai dit une sottise. – Est-ce possible ?… Alors comment font-ils ? – Ah ! ce que c’est gentil ce que vous venez de dire là… C’était tellement gentil que j’en rougissais jusqu’aux tempes, heureusement le comte Stoïeski, amené par Kiline, venait se faire présenter à moi. Quel honneur… Se faire présenter à Mlle Clarette, lui, gentilhomme de la Chambre. – Vous êtes heureuse, Mademoiselle, de causer avec un compatriote. – C’est vrai. – Ah ! quelle langue que le français… Et dire qu’ils voudraient le remplacer… Savez-vous ce qui m’est arrivé aujourd’hui, marquis ? – Pas encore. – Eh bien ! le nouveau secrétaire de la Légation anglaise, tenez ce gros garçon que vous voyez là, contre la porte. – Oui, oui, je le connais ; il s’est fait présenter. – À moi aussi, et savez-vous ce qu’il m’a fait ? J’ai reçu aujourd’hui sa carte avec son nom et son titre en anglais, J.A.C. Smithson, Secretary of England. Quel toupet… C’est donc un peu extraordinaire. Mais il n’aura pas le dernier. – Qu’est-ce que vous avez fait ? – Je me suis commandé chez Brilley, le graveur de Hoogstrant, un cent de cartes en caractères russes. Je lui en déposerai une demain. Il n’y comprendra rien. Un Espagnol majestueux s’était approché, professant : – Le français, il est encore la langue diplomatique. M. de Mesgrigny me nomme : – Le marquis de Rio Branco, en ajoutant : Vous avez eu raison, Stoïcski, tout le monde ne connaît pas encore l’Espéranto. Wilhelmine nous a rejoints, de sorte que nous formons un petit groupe, et l’enfant demande au jeune homme : – Marquis, vous avez tué le taureau, en Espagne ? Il a fait un geste où reluisait tout le soleil d’une arène. – Tué ? Oui. – Comment vous y prenez-vous ? – Quand il va pour se jeter sur moi, ié l’écarte avé la muleta et ié lui plonge la spada dans le front, commé ça. Ce matador honoraire a fait de tels gestes avec ses gants et son mouchoir, qu’on est accouru. Mais un valet de pied opérait son entrée, apportant un superbe phonographe. Flory s’empressait à le remonter. Je lui ai demandé ce qu’elle comptait faire de cet instrument ; elle m’a répondu que c’était pour danser. Et, en effet, dès que le phonographe a fait entendre ses gémissements aigres, toute cette jeunesse s’est mise à bostonner sans se douter du cocasse de la situation. Wilhelmine, enthousiasmée, chantait en l’accompagnant : À la Martinique, Martinique, Martinique, quand, entrant dans mon rôle de chaperon, je l’ai fait taire : – Voulez-vous bien ne pas chanter de ces choses-là, mademoiselle Wilhelmine ; vous voyez, je vais commencer tout de suite mes leçons. – Mais ce n’est pas de la littérature, ça. – Oh ! non… c’est du montmartrisme. – Montmartre… il est donc partout, à Paris ?… – Oui, la Hutte glisse. Pendant que je tenais Wilhelmine, j’ai commencé ma petite enquête. – Dites-moi, on danse souvent ainsi, ici ? – Au moins deux fois par semaine. – Tous ces messieurs viennent comme aujourd’hui ? – Le baron de Lindenthal, le secrétaire allemand et le marquis de Mesgrigny sont les plus assidus… Mais je sais bien pourquoi. – Pourquoi ? – L’un vient pour Flory et l’autre pour Kiline… Oh ! papa veut que nous épousions, chacune, un diplomate d’un pays différent. – Mais, alors, ce ne sera plus une famille, ce sera un Congrès. Et vous, chère petite, quelle nation choisirez-vous ? – Moi, je veux épouser un Hollandais. – Vous allez créer des complications diplomatiques. – Papa, il ne m’a rien dit, mais je le devine, pense au comte Stoïeski. – C’est presque la Triple-Entente. Cependant ces danses, ce monde que je revoyais pour la première fois après si longtemps, énervaient ma sensibilité jusqu’à me faire monter des larmes aux yeux. Wilhelmine s’en est aperçue. – Comme vous avez l’air triste ! Ce mot m’a réveillée. – Non, je ne suis pas triste, je vous assure. D’ailleurs, mon devoir est d’être gaie, ici, rassurez-vous, je le serai. – Ce n’est pas très gentil ce que vous dites là ; il ne faut jamais parler de devoir, parce que cela signifie toujours quelque chose d’ennuyeux. Vous verrez, vous serez heureuse ici, nous vous aimerons tous bien. – Chère enfant. Un homme un peu gros, un peu court, un peu chauve, mais ayant bon air, s’incline devant moi. – Voulez-vous me permettre, Mademoiselle, de me présenter moi-même ; un vieil ami, un parent même de la famille van Laouten, le baron Gustat Schimmelsteen. – Je suis charmée, Monsieur. Signe particulier, ce baron sent avec exagération le Lubin, l’eau de Botot et la pommade à la vanille. Il répond : – C’est vous, Mademoiselle, qui êtes charmante… Ah ! j’aime beaucoup la France. – Je vous remercie pour elle. – Ici on fait ce qu’on peut pour ressembler aux Anglais, mais, moi, j’aime la France… et les Françaises. – Nous sommes toutes touchées, croyez-le bien. – Aussi je suis enchanté de ce qui se prépare ici. – Que se prépare-t-il donc ? – Oh ! ce n’est pas une indiscrétion de ma part ; vous le saurez tôt ou tard. – Quoi donc ? – Mais le jeune Mesgrigny va épouser Kiline. – Vraiment ? vous croyez ? – Oh ! depuis qu’il est arrivé à La Haye, il tourne autour d’elle. Kiline est d’une très bonne famille, elle sera très riche. J’ai dit sans conviction : – Elle est très jolie. – Elle est très jolie, a-t-il répété sur le même ton… Mais vous l’êtes bien plus. – Moi, monsieur le baron, je ne suis pas en cause. Heureusement pour moi, cette conversation, qui me déplaisait, a été interrompue par une brusque panne de l’appareil phonographique qui, après avoir poussé des cris affreux, s’est arrêté tout d’un coup en grinçant. J’y ai couru vivement, mais le mal paraissait irréparable. Alors, simplement, sans éveiller l’attention, je me suis assise au piano et j’ai joué des valses. Il n’y a rien d’isolant, de reposant comme de faire de la musique pour des gens qui dansent : on s’en va, on se laisse bercer par les rythmes : l’esprit, qui se plie aux cadences, s’envole sur les accords, s’associe aux mesures, et, comme le mécanisme seul agit, toute l’attention demeure : c’est ainsi que j’ai pu surprendre ce dialogue entre Joris van Laouten et le baron. Le premier disait : – Elle est très bonne musicienne. – Ach ! acclamait l’autre, mais comme elle est jolie… – Dites-donc, Gustaf, ne lui faites pas la cour au moins… c’est que je vous connais. Ici quelques mots en hollandais et un grognement du baron, qui voulait être un rire. Mais il avait besoin, sans doute, de s’épancher, car je l’ai entendu dire à Stoïeski (il devait l’avoir poussé du coude) : – Comte, c’est délicieux cette musique. C’est dommage qu’on danse. On devrait écouter. Et le Russe a dit assez haut pour être sûr d’être entendu : – J’aime mieux regarder. Tout en jouant, j’écoutais et mes regards erraient ; ils sont tombés sur Kiline et Mesgrigny, tous deux assis sous un grand ficus vert qui s’érigeait dans le salon. Quelle inspiration maline m’a fait alors changer de thème et attaquer l’air du duo des Contes d’Hoffmann ? Toute femme a dans son cœur un démon qui sommeille. Le diplomate s’est levé vivement et est venu s’accouder au piano, disant d’un ton de reproche : – Oh ! vous avez tort de les faire danser sur cet air-là. – Pourquoi donc ? – C’est celui que vous chantiez avec Francel, la dernière fois que je vous ai vue. – C’est vrai, je me souviens… Mais qu’est-ce que ça vous fait ? – Et de l’entendre ici, tout d’un coup, comme ça, ça m’a fait quelque chose. – Allons, calmez-vous. – Vous vous moquez de moi. C’est que, voyez-vous, je suis très sentimental, moi, sans en avoir l’air. – Ça, c’est vrai. Vous n’en avez pas l’air. – C’est justement cela ; je crois que je voudrais l’être… plus que je ne le suis. Je me suis mise à rire. – Pauvre garçon. – Oh ! vous ne savez pas ce que c’est… j’ai eu un père très viveur qui a mangé toute sa fortune… de façon variée. Si ma mère n’avait pas été mariée sous le régime dotal, tout le reste y passait. Eh bien ! ma mère, naturellement, n’avait pas été très satisfaite de cette existence et elle m’a élevé tout autrement… vous comprenez ?… – Alors il y a des moments où… – Alors il y a des moments où mon père le viveur, celui qui jetait des bouquets de cent louis à la Patti ou donnait des colliers de cent mille francs à Hortense Lavois reparaît et… Et c’est à ces moments-là que vous vous croyez sentimental. – Oui, mais je le suis alors vraiment. Voyez-vous, le doctorat en droit, les Hautes-Études, les examens diplomatiques, tout mon avenir, toute ma sagesse, toute ma fortune, il y a des heures où je donnerai tout cela pour être un fou… et pour être un amoureux. – Oui, vous avez bien dit, il y a des heures… pas même des jours. D’ailleurs, amoureux vous l’êtes. Et, du menton, je lui désignais Kiline à qui en même temps je faisais signe de venir. – Qu’est-ce ? me dit-elle. – Voilà M. de Mesgrigny qui me fait ses confidences. Croyez-vous qu’il regrette d’être docteur en droit ? – Pourquoi ? C’est très bien. Elle le regarda avec un air de coquetterie minaudière que je ne pus m’empêcher de trouver cocasse. – Maintenant je vous appellerai M. le docteur. – J’aurai l’air d’un médecin. J’interviens alors et pour écarter chez ma jeune « patronne » l’idée d’un flirt que nos longs entretiens pourraient faire naître, je lui déclare en raillant : – Il faut soigner ça, cher Monsieur, l’idéal se porte très peu aujourd’hui ; l’idéal, c’est les palmes académiques du cœur. – Vous êtes pratique. – Naturellement, je suis la fille d’un artiste. En ce moment un incident bizarre a fini toutes les conversations particulières. Wilhelmine avait détaché son écharpe et en agaçait à la façon des toreros le marquis de Rio-Branco. Celui-ci, imitant les mouvements du taureau, finit par se jeter aux pieds de la petite lui présentant le front comme au dernier acte de la course. Wilhelmine, au comble de l’enthousiasme, se servit alors de son éventail pour le toucher comme d’une épée. M. de Mesgrigny applaudit en criant : – Bravo, toro… J’ai rédigé sur le vif les souvenirs de cette longue scène parce qu’ils me donnent et me précisent toute la physionomie de cette soirée et de ceux qui s’y dessinèrent. Cela m’a pris assez de temps et je tombe de sommeil. Allons-nous coucher. Mlle de Clare n’eut guère, les mois suivants, l’occasion de rouvrir le tiroir secret où elle enfermait son cher journal ; les soins qu’elle s’attachait à donner à ses élèves, son étude patiente de leur caractère, la nécessité de s’accoutumer à sa nouvelle situation, absorbèrent son temps et ses pensées. C’est par des fragments de lettres, adressées à son amie Arlette de Séranges, que nous avons pu reconstituer à peu près les évènements de sa vie à cette époque. Mlle de Séranges fut la confidente, la seule, de l’amour hésitant, timoré, inavoué, qui poussa de si cruelles et aussi de si incertaines racines dans le cœur de la jeune fille. Une phrase de cette correspondance éclaire ce sentiment très peu vraisemblable au point de vue romanesque, mais assez fréquent dans la réalité : « Quand le cœur va, tout va, me dis-tu ; c’est drôle, mais ce n’est qu’à moitié juste. Le mien ne va pas du tout et je ne m’en trouve pas mieux. La personne dont tu me parles est un être fuyant, mobile, prêt à de certaines bassesses comme à beaucoup d’héroïsme. Jamais je n’ai mieux senti qu’en lui l’influence de deux natures, – je puis bien dire de deux atavismes, depuis que c’est mon métier d’être pédante, – l’un, celui de la mère, sage, prudent, réfléchi ; l’autre, emporté, v*****t, fantasque, étourdi ; celui du père, homme du Midi, qui s’est ruiné en folies généreuses. Mais la mère est toujours là, la mère flamande, fille de grandi usiniers d’Arras, la mère qui, quoique morte, intervient toujours pour surveiller et diriger son enfant, lui montrer les meilleures voies, lui suggérer les suprêmes prudences. Comment, dans ces conditions, reprocher à un caractère d’être double ? C’est cette duplicité qui fait son charme… et tu sais qu’Alain est charmant. » Un autre dit : « J’ai fait de grands progrès dans la confiance de M. van Laouten, étonné de voir une Française, moins frivole qu’il ne croyait, consentir à s’occuper des soins du ménage, savoir coudre et donner ses leçons à des heures régulières. J’imagine qu’il s’attendait à me trouver un tambour de basque à la main et remplissant sa maison du bruit de mes roulades. Tu me demandes ce que devient M. de M… Il continue dans l’indécision. D’ailleurs, il a été passé six semaines à Paris pour affaires et a sans doute remis à son retour de faire une démarche auprès de M. van Laouten. Il cherche toujours à se faire nommer à Rome et ne serait peut-être pas persona grata en arrivant dans la Ville éternelle avec une protestante. Et que dirait son oncle ?… » Et cet aveu : « Puisque tu tiens absolument à ce que je sois franche avec toi… et avec moi-même, je le dirai que quand je m’interroge sur M. de M…, on dirait que j’effeuille une marguerite : je l’aime un peu, – oui, – beaucoup – peut-être, – passionnément – je ne sais pas ; – pas du tout, – c’est possible. Tu vois que je commence à lui ressembler. » À la date du 15 juin nous trouvons ce dialogue où Valentine paraît s’être amusée à faire une scène de comédie avec sa douleur. Les feuillets qu’on va lire sont précédés de ce titre jeté négligemment, barbouillé d’une main nerveuse : Drame. Il est possible que Valentine, après la rude déconvenue qu’elle venait de subir, ait eu l’idée bien littéraire et bien naturelle, hélas ! chez la fille d’un poète, d’utiliser sa douleur et de la « mettre en pièce ». Le manuscrit porte en tête cette indication : Le devant de la scène est occupé par une grande tente qui a deux entrées à droite et à gauche. Elle est meublée avec un luxe balnéaire. Du côté cour et du côté jardin c’est la mer et la plage de sable. On y voit de temps en temps des enfants jouer et des promeneurs passer.
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