Le père conclut :
– Voyez cela vous-mêmes et laissez-moi maintenant causer avec Kiline.
Pendant qu’elles s’envolent – car d’allure au moins, Valentine est aussi jeune que ses élèves – vers l’étage supérieur, M. van Laouten a pris ce qu’au théâtre on appelle un temps et regarde sa fille avec la gravité d’un père qui va parler mariage.
– Pourquoi, demande Kiline, pourquoi, papa, cet air sérieux ? Vous allez m’effrayer.
– Cette jeune fille me paraît très gentille ; j’espère qu’elle fera notre affaire et que vous ne lui jouerez pas de tours comme à cette pauvre Miss Darnley.
– Oh, papa, elle était si ridicule.
– Ce n’est pas une raison. – Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler. – Voyons ; M. de Mesgrigny va probablement encore venir aujourd’hui, après son service à la Légation ?
– Oui ; il m’a demandé hier chez les Roorbeck si nous serions chez nous aujourd’hui.
M. van Laouten scrutait finement le visage de sa fille, il demanda enfin :
– Où en êtes-vous avec lui ?
– Nous flirtons.
– Il vous plaît ?
– Assez.
– Assez pour un flirt ou assez pour un mari ? Kiline hésitait et dit enfin :
– Pour les deux.
– Et lui ? C’est que, ma chère enfant, malgré tout, je me défie toujours un peu des Français… Ils sont si légers.
– Papa, c’était les Français d’autrefois, du temps de Louis XV ou de Napoléon III qui étaient légers…, maintenant ils sont graves.
– M. de Mesgrigny aussi ?… J’aurais cru ?
– Vous lui faisiez tort. Il pose surtout pour l’ennuyeux. Il a tant de choses à se faire pardonner.
Joris fut épouvanté.
– Quelles choses ?
– D’abord d’être le marquis de Mesgrigny. En république, ça, c’est une tare ; enfin, ce qui est abominable aussi, d’être le neveu d’un évêque, l’évêque de Brive. Je sais bien qu’il répare tout cela en se posant comme socialiste…
– Socialiste, lui…
– Mais il n’est pas bon teint. Et puis, le socialisme, c’est souvent si près du christianisme, ça peut lui nuire aussi dans sa carrière.
– Alors, tu n’as pas confiance ?
– Oh ! avec cinquante mille livres de rente on se tire toujours d’affaire.
– Si on ne les mange pas.
– Là-dessus, je suis tranquille ; je vous répète que M. de Mesgrigny n’est pas un Français de type romantique ; il est bien de son époque. On ne se ruine plus maintenant. Alain est docteur en droit et officier de réserve, alors…
– Et lui ? t’aime-t-il ?
– Aimer ? Toujours les grands mots dangereux et les petites choses inutiles… Enfin, je crois que je ne lui déplais pas.
Kiline van Laouten dit alors en hollandais, et ce parler rude n’était pas sans douceur entre ses dents blanches :
– Je crois que je pourrais même dire qu’il est capable d’affection pour moi.
Elle s’interrompit et dit, toute rouge, en français cette fois :
– Mais j’oublie toujours que vous n’aimez pas à parler notre langue.
Le père sourit :
– Vous savez bien qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne peut exprimer en hollandais. Le hollandais, c’est pour les affaires, la politique, tout ce qui est pratique.
– Alors, l’amour, le mariage… ce n’est pas pratique ?
La question était déconcertante ; Joris van Laouten s’en tira en frappant légèrement de ses deux doigts réunis le menton droit et fin de l’indiscrète.
– Ne me fais pas dire ce que je ne veux pas dire. En somme, si M. de Mesgrigny me faisait des ouvertures, – son ministre me l’a laissé pressentir – quelle devra être mon attitude ?
– Renvoyez-le à moi ; nous ne sommes pas en France et au XIIe siècle. Cela me regarde.
Pendant que cette conversation se poursuivait, Valentine, aidée de ses deux nouvelles élèves, prenait possession de son nouveau domaine. La chambre qu’on lui concédait n’avait rien d’extraordinaire ni en bien ni en mal. On sentait que c’était la pièce où des séries d’institutrices s’étaient succédées pour y méditer leurs joies ou leurs rancœurs, y nourrir leurs espérances ou leurs regrets.
Tout en déballant son bagage assez mince, elle causait avec Wilhelmine, la plus gentille et la plus jolie. Une blonde qui promettait d’être grasse et un esprit qui inclinait à la tendresse ; c’était celle-là que son père soupçonnait d’égoïsme. Valentine constata une fois de plus l’incompétence des parents à juger leurs enfants. Elle conclut vite qu’il y avait là une pudeur de pensées et de sentiments qui se verrouillait, même pour un père ; Flory lui parut rêche, anguleuse et presque hostile. Quand Kiline vint les rejoindre, elle fut frappée de l’animation de sa physionomie ; un orage venait de passer sur cette onde lourde et calme, mais l’agitation était à la surface.
Un valet de pied mieux stylé que Suzy vint annoncer le déjeuner et la vie commença.
Mlle de Clare, qui prit alors, du consentement de M. van Laouten, le nom de Valentine Clarette, avait depuis quelques années l’habitude de rédiger un journal de sa vie ; cette coutume un peu précieuse peut s’excuser par la vie littéraire qu’elle menait avec son père, et la quantité de personnalités intéressantes qui défilèrent à l’époque dans le salon de la rue de la Tour-des-Dames. Ces notes, qui constituent ce qu’au XVIIIe siècle on appelait des Mémoires secrets de littérature, seront peut-être utilisées un jour, mais nous avons préféré pour le moment puiser surtout dans celles qui ont rapport au temps présent et donnent une physionomie d’un pays neutre avant et pendant la guerre qui devait secouer le monde.
1erfévrier : 3 heures. – Nous venons de déjeuner tous cinq, M. van Laouten, ces Demoiselles et l’Institutrice, – l’institutrice c’est moi – dans la salle à manger du rez-de-chaussée consacrée aux repas intimes. Un valet de pied circulait en jaquette de coutil, il me sert la dernière, il paraît que c’est dans l’ordre ; chez mon père il n’en était pas ainsi ; il faut bien qu’il y ait des différences de peuple à peuple. Déjeuner pas trop mauvais, mais confectionné par un cuisinier français qui doit être Suisse ; causerie savante où l’on cherche à faire briller, pour l’étudier, l’érudition de Mademoiselle, et où Mademoiselle se montre d’une pauvreté d’esprit mortifiante. Pincement de lèvres de Flory, indifférence dédaigneuse de Kiline, bon regard et bon rire de Wilhelmine. Quant au « Patron », il lit son journal, un de ces journaux hollandais, d’une composition si compacte, qu’on croirait de loin à un « mastic », à un de ces accidents d’imprimerie qui confondent et présentent pêle-mêle tous les caractères d’une page.
On m’annonce qu’il viendra du monde vers cinq heures et je me hâte, le dessert fini, de remonter dans ma chambre pour terminer mon emménagement et faire un bout de toilette. Depuis mon deuil, je suis restée à l’écart de toute réunion et cela m’intimide un peu de me trouver en représentation ; il est vrai qu’une institutrice… mais le chiendent, c’est que cette institutrice, n’est, dit-on, pas laide et qu’elle passe difficilement inaperçue.
1erfévrier : minuit. – Eh bien, l’épreuve a eu lieu, je m’en suis tirée à mon avantage et on ne m’a remarquée, ni trop pour ma tranquillité, ni trop peu pour mon amour-propre.
Tout le premier étage de la maison est très bien organisé pour recevoir, le cabinet de M. van Laouten ouvre sur une enfilade de pièces du milieu desquelles un escalier s’élance tout droit vers le second. Quand on danse, me dit Wilhelmine, les couples s’assoient deux à deux sur les marches et dans celles du haut, dame… le flirt marche ; il marche même si bien qu’il va un peu loin.
Mais les après-midi sont plus calmes ; le bridge et même l’ancien whist, plus austère, lui donnent un air de solennité ; les diplomates y confèrent. C’est dire qu’on y entend pas mal de sottises. On y assiste aussi à des conversations comme celles-ci que j’ai notées. Il faut dire qu’attentive à mes devoirs je m’étais modestement glissée dans le buffet derrière un paravent pour surveiller le service du goûter ; ceci rentre dans mes attributions.
Deux voix se conjuguaient, près de moi, l’une était celle de Kiline, mais l’autre… il me semblait l’avoir entendue déjà, mais où ? Bien loin d’ici, bien loin de ce temps, dans un autre plan de mon existence. Mais où ?
Kiline interrogeait :
– Qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui ?
Et l’autre voix répondait :
– J’ai été à la Légation.
– Beaucoup de travail ?
– Rien du tout ; mais il faut y être.
– Avouez que vous vous ennuyez à La Haye.
– Jamais je n’avouerai ça quand vous êtes là.
– Parce que vous êtes poli.
– Non, parce que vous êtes là, et même un peu là.
– C’est un compliment ? Vous savez, je parle assez bien le français, mais pas du tout le parisien.
– Vous avez joliment raison.
– Vous dites ça parce que vous croyez me faire plaisir. Comment, vous n’aimez pas votre langue ?
– Non, je dis ça parce que je le pense, je suis un provincial, moi.
– Poseur…
– Est-ce que vous me prenez pour un déraciné ? Mais aujourd’hui les neuf dixièmes des Parisiens sont nés en province.
– Et les autres ?
– Les autres ?… Ils sont nés à Levallois… ou à Montmartre.
– Eh bien, je vais apprendre le montmartrois.
– Quelle idée… Comment ? Avec qui ?
– Avec ma nouvelle institutrice.
– Vous avez une nouvelle institutrice ? Et elle est de Montmartre ?
Cela devenait intéressant. Je me penche et dépasse un peu la feuille du paravent, pour découvrir l’interlocuteur de Kiline ; mais je ne vois qu’un dos, une nuque, une chevelure. Kiline a déjà répondu.
– De Montmartre ? Je ne sais pas ? Je crois. Puisque c’est la fille d’un artiste, je pensais que tous les artistes étaient de Montmartre.
– La fille d’un artiste…, d’un peintre ?
– Je ne sais pas. C’est papa qui a eu cette idée. Il veut que nous apprenions le français…
– Tel qu’on le parle.
– C’est ça. Pour pouvoir causer dans les grands dîners quand nous serons mariées, toutes les trois.
– Il veut vous marier, monsieur votre père ?
– C’est l’habitude en Hollande et même ailleurs, dit-on.
– C’est une excellente habitude.
– Vous trouvez ?
– Quand on est aussi intelligente que Mlle Kiline van Laouten… et aussi jolie, on n’a pas le droit de rester vieille fille.
Elle a fait un mouvement dont a tremblé la feuille de laque sur laquelle je m’appuyais.
– Si vous commencez à me faire des compliments je m’en vais… Avez-vous fini votre thé ?
– J’ai le temps, mais j’ai un tas de choses à vous dire…
– Tant que ça.
– Plus. Et pourtant ça peut se résumer en un mot, en un verbe…
– C’est trop grammatical pour moi ; c’est l’affaire de Mlle de Clare.
– Mlle de Clare… Vous avez dit Mlle de Clare ?
– Je l’ai dit. Mais vous avez l’air tout ému. Est-ce que vous connaissez notre débitante de participes ?
– Mlle de Clare… Ce n’est pas la fille du poète Valentin de Clare ?
– Si ; il me semble que papa m’a raconté quelque chose comme cela… Vous la connaissez ?
– J’ai connu de Clare à Paris ; il recevait beaucoup, j’allais souvent chez lui. C’était un homme charmant, délicieux.
– Eh bien, vous allez voir Mlle de Clare.
La tentation était forte de savoir quel était ce Français qui parlait ainsi de mon père. Mais je ne voulais pas qu’on pût croire que j’avais entendu cette conversation, j’ai fait le tour par derrière le buffet et je suis apparue à une autre porte, assez vite pour comprendre que Kiline demandait en me montrant :
– Est-ce que c’est elle ?
Et à mesure que j’avançais, j’entendais, je lisais plutôt sur leurs lèvres ce rapide colloque :
– Mais oui, c’est Mlle de Clare.
– Elle est changée ?
– Non.
– Enlaidie ?
– Oh ! non.
– Ah ! vous avez bien dit ça. Elle est plus jolie que moi, hein ?
– Je ne crois pas.
– Vous ne croyez pas, mais moi, j’en suis sûre. Comment papa a-t-il été choisir une institutrice si jolie. Nous allons voir si elle vous reconnaîtra, elle.
En ce moment j’étais arrivée tout près d’eux. Kiline me dit :
– Je crois que vous allez trouver ici un de vos anciens amis.
Du premier coup d’œil j’avais déniché de la foule le flirt de Kiline. Et elle demandait si je le reconnaîtrais… Mais j’avais déjà repris mon calme, et déjà je tendais la main à M. de Mesgrigny.
– Quelle surprise… Mademoiselle de Clare…
– Chut… cher Monsieur, Mlle Clarette, c’est mon nouveau nom. N’est-ce pas, c’est gentil : du reste, dans le Quercy, le pays de mon père, on met volontiers au féminin les noms de famille et Clare fait Clarette.
– Mais je ne vous avais pas vue depuis…
– Depuis le jour où Caruso a chanté chez nous avec Calvé. Ça faisait un numéro sensationnel, comme disent les reporters.
– Il y a longtemps déjà…
– Il y a deux ans. Que de changement depuis. Mon pauvre père est mort, vous l’avez su ?
– Tous les journaux en ont parlé.
– Oui, il a eu ce qu’on appelle une bonne presse. On a déclaré qu’il avait un grand talent… Il n’était plus à craindre.
– Il y a eu un premier Paris superbe… de…
– De Machin et de Chose aussi. L’unanimité. Il y en a qui étaient jaloux du mort.
Le diplomate a pris l’air désolé qu’il fallait.
– J’étais à l’étranger, en Espagne. J’ai lu tous les articles.
– Les articles d’exportation.
Il m’a regardée plus sincèrement et m’a dit :
– Vous avez du chagrin.
– Il y a de quoi. Mais ça va passer, c’est de vous avoir vu comme cela, tout d’un coup. Pauvre papa, il vous aimait beaucoup.
– J’en suis fier.
– S’il avait pu se douter que vous me retrouveriez un jour ici et dans cette position…
Depuis un instant Kiline, entreprise par un gêneur, s’était éloignée et nous pouvions parler librement.
– Certainement, m’a-t-il dit, cette position n’est pas digne de votre naissance et de votre esprit, mais, au moins, vous êtes bien tombée ; ces van Laouten sont des gens charmants… et tout ce qu’il y a de mieux posés.