II-1

2025 Words
II C’est à lents tours de roues, et non sans beaucoup d’arrêts et de séjours, que Charles d’Este, une fois parvenu à Francfort, continua de s’éloigner de ses États. Congédiant là soudainement ses domestiques et ses enfants, qui allèrent l’attendre à Paris, dans l’hôtel qu’il y possédait, il emmena pour toute suite les divers officiers de sa bouche, cuisinier, glacier, sommelier, et dans sa chaise, tête à tête, Arcangeli, passé de cocher confident par l’engouement toujours plus marqué de Son Altesse. Celle-ci se montrait d’ailleurs de méchante humeur. La chaleur de juillet était accablante dans cette berline fermée, et le Duc, pour y mieux résister, se crevait de fruits tout le jour, melons, raisins, cerises, brugnons, qu’il noyait de torrents de bière. Des souffles brûlants arrivaient à travers les mantelets baissés, et la chaise vernie flambait de soleil, au milieu des plaines crayeuses de la Champagne. Puis le temps se tourna en averses continuelles ; et toujours ce livide ciel gris, les chemins noyés de boue, et la pluie qui ruisselait aux vitres. Le Duc multipliait à présent les relais, tellement qu’à force de pourboires, de jurons et de mèches de fouet, l’on atteignit la grande ville et l’avenue des Champs-Élysées, un matin, sur les sept heures. Il descendit, baisa Otto et Claribel, salua Franz, Hans Ulric et Christiane accourus au devant de lui, leur présenta Arcangeli en qualité de premier valet de chambre, ce qui parut décidément comme l’aurore d’un soleil levant et du règne d’un favori ; puis passant dans son appartement, Charles d’Este se fit mettre au lit, et, de dix jours, n’en bougea plus. Il s’éveillait tard, soupirait, gémissait, ordonnait à l’Italien de ne laisser entrer qui que ce fût, et de tenir les rideaux fermés. Le demi-jour qu’il ne haïssait pas, rendait plus calme encore cette chambre magnifique avec ses crépines de vieil or, ses sombres hautes-lisses flamandes, et le lit à quenouilles, environné d’un balustre. Il y avait toujours à portée du bras un déjeuner complet sur une table : des huîtres, du caviar, des crevettes roses, avec l’un de ces pâtés à la hollandaise, pleins de truffes, de poires tapées, de rouelles de bigarade ; puis des fruits de toutes les sortes, de la bière, du chocolat, du champagne frappé dans un seau d’argent, et de grands drageoirs de nacre et d’orfèvrerie qui débordaient de mille sucreries. Le Duc en chipotait à tout moment : il tortillait deux ou trois bouchées, mais l’appétit ne s’ouvrait point, les morceaux lui croissaient aux dents. Il caressait César languissamment, bourrait sa perruque de biscotins, puis retombait sur son lit, épuisé, et répétant qu’il n’avait jamais éprouvé un été si chaud et si fâcheux. Alors Arcangeli imagina d’autres amusements ; bagatelles de mécanique, papillons étouffés dans l’huile de rose, des chariots traînés par des grenouilles, semer du cresson sur de la flanelle, voir pousser des jacinthes dans l’eau. Incomparable pantomime, il revêtait le personnage de tous les gens de la maison ducale, les gestes roides du comte d’Œls, l’accent guttural de M. Smithson, le léger zézaiement de la Viennoise Augusta. Étrange favori, vraiment, qui semblait né pour grimacer à la parade d’un bateleur ! Une turbulence de singe le portait partout au même moment, tantôt perché au dossier d’un fauteuil, tantôt courant à quatre pattes ; puis des bonds, mille tours, des voltiges, de grands gestes, des éclats de voix. Pendant ce temps, le Duc couvert de son manteau de lit de satin blanc à échelles de ruban feu, coiffé de nuit avec des papillotes, tuait le temps à parfiler du galon d’or ou à faire des découpages qu’il tirait ensuite au sort, pêle-mêle. La tête casquée de M. de Bismarck se trouvait ainsi d’aventure, sur les épaules d’une baladine, et Son Altesse se pâmait de joie à ces interversions ridicules. Cependant, trompé par Arcangeli qui le berçait impudemment des triomphes de l’armée autrichienne, Charles d’Este ne doutait point de son retour prochain à Blankenbourg. Éloigné de Paris depuis fort longtemps, il n’en voulait pourtant rien voir cette fois, disant qu’il ne mettrait le pied hors de son hôtel, que pour monter en chaise de poste. Lettres, journaux, paquets, même les dépêches du comte d’Œls, le Duc laissait tout s’accumuler, jusqu’à ce qu’un jour, il eut le caprice d’attaquer enfin cette montagne. Alors la vérité lui apparut à plein. L’entrée des Prussiens à Blankenbourg, dès le lendemain de sa fuite, y avait été le signal d’un déchaînement universel. Ses caprices, sa tyrannie, ses refus de signer les lois votées par le Landtag, les troupes mal payées, le commerce dépérissant, les finances taries à force d’exactions, tout le duché en deuil et en souffrance, s’élevaient contre lui, l’accusaient. Les uns, il les avait bannis ; emprisonnés ou dépouillés ceux-là de qui le nez ne lui plaisait point, si hors de sens, si frénétique par accès, que son Landtag avait jadis pensé à nommer une commission secrète de lunatico inquirendo. Les mauvaises nouvelles se succédèrent. Les Prussiens découvrirent où étaient cachés les meubles enlevés à Wendessen, et le pillage n’en épargna que ce qui était sans valeur. Et comme M. d’Œls se récriait et protestait au nom du duc régnant, l’officier avait répondu : – Votre maître ne règne plus ! En effet, le prince Wilhelm, fait prisonnier en même temps que l’armée hanovrienne, venait d’être appelé au quartier général, pour s’entendre avec les vainqueurs, sur la réorganisation du duché. La rage du Duc ne peut se décrire. Écumant, tapant des pieds, frappant les meubles, hurlant qu’il enverrait à Wilhelm un cartel qui retentirait dans toute l’Europe, ses folies épouvantèrent le paisible hôtel. Il commanda chez Larribeau, le fameux fournisseur des armées, vingt-cinq mille cocardes au Cheval, fit tirer des proclamations et des décrets à un million d’exemplaires, et se tint prêt à quitter Paris. L’inquiétude extrême autour de lui collait tout le monde aux fenêtres, dans l’attente et dans l’appréhension d’une nouvelle décisive : plus de bruit, partout un morne silence ; on se voyait de loin, on n’osait se parler, sinon quatre mots, coulés à l’oreille. Charles d’Este, malade d’impatience, allait faire quelque folie, lorsque la nouvelle de Sadowa bourdonna, grandit, éclata enfin, – et tous ses détails. Le coup fut terrible pour le duc Charles. Il s’enferma, passa la nuit avec des bougies autour de son lit, et Arcangeli près de lui, le veillant, sans dire mot. Dès le lendemain cependant, quelque espoir lui était revenu, et il pensa faire merveilles en envoyant le baron de Cramm comme plénipotentiaire auprès du cabinet de Berlin. Le vide de la commission s’accordait bien au ridicule du personnage : les instructions étaient de se soumettre, de b****r les bottes du vainqueur, de protester d’un dévouement inaltérable pour l’avenir. Et ce sur quoi le Duc comptait, c’était sur une lettre autographe qu’il adressait au comte de Bismarck, lui, Charles Ier d’Este-Blankenbourg, chef de la maison des Guelfes. Il avait pensé tout d’abord, à la place de ce fantoche, envoyer l’un de ses fils aînés. Il craignit de les émanciper s’il les sortait de leur néant, et peut-être même qu’ils ne fissent effort dans le naufrage qui menaçait, pour sauver leur petite barque. Puis il n’aimait guère Hans Ulric, et Franz, grandi au milieu des jupes, haïssait la peine et les affaires. Sa mère, aussi faible que lui, l’avait toujours tenu auprès d’elle, et élevé conséquemment dans la croyance catholique, – le seul des enfants de Charles d’Este, qui ne fût pas du culte luthérien. Ce n’est pas que sa religion, restreinte surtout aux agnus et aux bénédictions du Saint-Père, empêchât à la bonne Augusta la galanterie et les plaisirs. Magnifique et désordonnée, ainsi qu’il apparaissait sur elle à sa coiffure de travers, à ses habits traînant d’un côté, elle vécut noyée de dettes, et ruinée par la passion du jeu. Cependant, en prenant de l’âge, la terreur de la mort qui lui vint, avait fait d’elle, peu à peu, la plus précautionnée et la plus chimérique des femmes ; et maintenant, cette manie la tenait des semaines au lit, qu’elle n’aimait point comme le duc Charles, mais s’imposait médicinalement. Elle ne se levait qu’une heure ou deux chaque jour, les employait à s’ajuster, ou bien à jouer au volant avec sa chambrière, et l’on ne la voyait jamais hors du petit appartement qui lui avait été assigné, trois chambres tranquilles, écartées et qui donnaient sur le jardin. Le Duc, en effet, sa furie guerrière calmée, s’occupait de réformer sa maison. Il fallut songer à Claribel, auprès de qui Émilia continuait à remplir les fonctions de la défunte miss Phœbé. Mais autant cette revêche Anglaise, formaliste comme le cant, avait tyrannisé l’enfant, autant l’Italienne, au cours du voyage, et dans la liberté des jours de l’arrivée, se hâta de se l’attacher, à force de soins et de tendresse. Ses façons vives, ses effusions, ce caressant qui sort des femmes destinées à être mères, et quelque peu de flatterie, car Claribel était glorieuse, apprivoisèrent promptement la pauvre petite solitaire, et lui inspirèrent pour son amie une de ces passions enfantines, si tyranniques. Aussi, quand elle apprit par sa rusée compagne, ce qui les menaçait toutes deux, elle courut bouleversée, pleurante, jusqu’à l’appartement du duc Charles. – Ah ! mon papa, mon papa, laissez-moi Émilia, si vous m’aimez. – Appelez-moi toujours : monseigneur mon papa, reprit le Duc un peu interdit, et que toute surprise rembrunissait. Il fut bon homme pourtant, et descendit de l’arc-en-ciel d’où il regardait toutes choses, pour chercher les moyens de contenter Claribel. Mais attribuer le titre de gouvernante à Émilia Catana, il semblait que l’on n’y pût songer. Quelle incongruité qu’un nom pareil dans l’annuaire de la cour, et comment s’y soutiendrait-il parmi la foule des gens titrés ! Le Duc s’ouvrit à Arcangeli, qui se montra le plus généreux des frères. – Oh ! il ne fallait pas juger Émilia d’après lui-même. Elle était la fille d’un monsignor, élevée dans l’un des couvents de la noblesse romaine. À la mort de son protecteur, la pauvreté l’avait réduite à de singulières extrémités, d’abord à Wiesbaden, lectrice de la princesse kolorath, puis camériste de la garde-robe chez le Duc. – Une bonne sœur, Monseigneur ! c’est elle qui m’a appelé à Blankenbourg, espérant me faire entrer plus tard, au service de Votre Altesse… Et tant d’éloges calculés qu’ils éloignèrent pour quelque temps le choix d’une autre gouvernante, et donnèrent le désir au duc Charles de juger lui-même d’Émilia. Fière, le teint mat, les yeux brillants avec ces grands traits réguliers des sultanes et des Junons dont elle avait la démarche imposante, elle ne déplut point à Son Altesse, qui se prenait fort aux figures ; de sorte que, sans rien de décidé toutefois, elle demeura près de Claribel. Il importait de ne pas trop changer de main la petite comtesse ; et du reste, point n’était besoin auprès d’elle, d’une savante jusqu’aux dents, tant Claribel surpassait son âge en finesse, en reparties, en intelligence. Elle en émerveillait principalement le comte Franz, qui paraissant épris tout à coup d’une belle amitié pour sa sœur, s’était rendu assidu chez elle ; mais les regards, comme on le devine, volaient par-dessus Claribel et s’adressaient à Émilia. Il avait toujours pris plaisir ainsi à la société des femmes, vivant comme elles de redits, de commérages, de tracasseries. Plein de parfums et de bijoux, d’un beau blond, le visage riant, arborant des cravates à camées, et idolâtre de ses favoris, le jeune comte n’était pas moins que la fleur des pois à Blankenbourg. Il y avait eu des galanteries, même avec assez de fracas, et sachant le rudiment, conduisit l’attaque en stratégiste ; d’abord des soupirs, des œillades, des exclamations à demi-voix, de longues stations devant l’idole. Là-dessus, quelques présents de fleurs, puis, dépité qu’on ne voulût point l’entendre, Franz bombarda de bouquets l’Italienne. Émilia n’en soufflait mot, se contentait de lui marquer une froideur défiante et hautaine, attendant qu’il en vînt à l’écrin, qu’elle lui renvoya aussitôt. Il essaya de la fléchir ; elle le requit si sèchement d’avoir à discontinuer ses visites, que le comte stupéfié fit le plongeon, et resta quelque temps sans reparaître. Mais ceux que l’on voyait le moins, c’étaient Hans Ulric et Christiane, que dès le troisième jour de son arrivée, le duc Charles avait relégués à l’extrémité de l’hôtel, de colère contre leur musique. – Au reste, ils m’en remercieraient, se dit-il ensuite, par réflexion. Ils semblaient en effet se suffire, n’avoir nul besoin du reste du monde. Leur attachement mutuel qui allait, s’il se peut, plus profondément que le cœur, en mêlant sans cesse tous leurs sentiments, leurs pensées et leurs émotions, ne faisait du frère et de la sœur qu’un seul esprit, une seule âme. On les eût vus rougir ou pâlir au même instant ; Hans Ulric entendait le pas de Christiane, à des distances incroyables ; et si l’un d’eux était absent, l’autre errait, comme à la recherche de soi-même. Personne ne troublait leurs longs tête-à-tête, car la bonne Augusta, qui était nommément dame d’honneur de la jeune comtesse, eût pu s’enrhumer pendant le trajet. Et leur vie se passait ainsi dans une calme et délicieuse intimité. Doués de la plus belle voix et qui les eût rendus célèbres au théâtre, ils ne se délassaient de chanter qu’en lisant dans Shakespeare et dans Gœthe, les drames où l’on voit Desdémone, Cordélia, Ophélia, Gretchen ; et Christiane alors versait des larmes, aimant ces héroïnes en sœur.
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