I-3

2530 Words
Pendant ce temps, le Duc, dans l’un des salons, s’abandonnait à sa frénésie. La fureur l’étouffait, lui étranglait la voix. Les Prussiens, les Prussiens dans le duché !… Et, presque en écumant de rage, il éclatait contre son frère, ce perfide, ce lâche, ce fourbe et autres noms à faire baisser les yeux ; puis des jurons, des invectives, des clameurs et des coups de talon, dont il semblait qu’il trépignât sur le cadavre de son ennemi. Tout en péril si soudainement ! Le danger possible, affirmait Wilhelm, était plutôt par Lunebourg, et c’était par Wolfenbuttel que les Prussiens débouchaient !… Et ce traître de Lauingen ! Tonnerre !… Et rencontrant à portée de sa main une pendule de vieux Saxe, à laquelle il tenait cependant, le Duc la brisa contre le parquet, puis défaillant, sans voix, tomba sur un canapé. Son premier feu était jeté pourtant, et ses enfants, un moment après, se hasardèrent à rentrer, en versant des larmes et en l’embrassant, car si dur que fût pour eux leur père, des occasions si désespérées rappellent toute la tendresse. Alors de se voir ainsi entouré, les entrailles s’émurent au duc Charles ; cet appareil, sa propre extrémité s’accordèrent pour le toucher, et les pleurs lui montèrent aux paupières ; mais il eut honte de sa faiblesse et se leva pour la cacher, en disant avec vivacité : – Eh bien ! nous partirons au point du jour, nous ne sommes pas les plus forts, il faut laisser passer la bourrasque. On discuta sur les moyens, et M. d’Œls étendit les articles à la mesure du déplaisir qu’il voyait qu’en éprouvait le Duc, qui se contint. Il montrait à présent une résignation de théâtre et même un enjouement simulé qui tendait à la grandeur d’âme. Cependant par tout le château régnait une activité prodigieuse. Contrainte d’abandonner la place, Son Altesse tenait du moins à y laisser le moins qu’il se pourrait, et sous la conduite de M. Smithson, valetaille et menus officiers emplissaient des caisses énormes, que le Duc avait fait fabriquer pour être prêt à toute aventure. Cent cinquante soldats choisis des chasseurs de la garde, aidaient aux hommes de livrée. On décrochait tableaux, horloges, miroirs d’applique ; on déclouait les tapis précieux, les damas, les lampas, les brocatelles ramagées, les velours ciselés des tentures. Chaises et fauteuils à pied en spirales, lits antiques à colonnes torses, des cabinets d’ivoire et de lazulite, des paravents à bergerades, des tables, des consoles, jusqu’à des bras de n***e formant torchère, des carreaux de cuir gaufrés d’or et mille bagatelles pareilles, M. d’Œls fit tout enlever, d’après les ordres de Son Altesse, qui eût voulu emporter de surcroît les dorures des murs, les peintures des plafonds et la transparence des vitres. Un flot d’hommes roulait par les escaliers ; cinquante ou soixante fourgons stationnaient en face du château et l’on y jetait, des croisées, force gros ballots de lingerie. Leurs conducteurs triés par d’Œls parmi les valets les plus dévoués, devaient feindre de s’engager sur la route de Helmstadt, et de là, gagner secrètement une maison de campagne du comte. Et comme rien, les joies ni les calamités, ne vont sans boire en Allemagne, deux gros tonneaux de bière étaient posés dans l’antichambre. Qui voulait, tournait la cannelle et vidait la pinte. Une opération assez délicate fut de desceller la grande porte de la galerie des Beautés. Elle était une rareté, en ébène marqueté d’ivoire, d’un ancien travail italien, et remontait à l’électeur Antoine Ulric, l’ami et le protecteur de Leibnitz. Il prit la fantaisie au duc Charles, comme d’Œls retournait en surveiller l’e********t, de le vouloir accompagner, et ils arrivèrent à l’instant où dix-huit soldats en descendaient les deux battants par l’escalier, sous la conduite d’un grand escogriffe, revêtu de la livrée marron. Il voltigeait en tête du cortège, prodiguant les encouragements, trépignant et piaffant sur place, et s’écriant à toute apparence de heurt : – Aïe ! porco ! porco ! doucément ! Mais quand il aperçut le Duc, Arcangeli, car c’était lui, fondit vers Son Altesse, comme d’enthousiasme, et lui embrassant les genoux, il se répandait en élans, se relevait avec des yeux enflammés de dévouement, gesticulait, se frappait la poitrine… – Eh ! animal ! je t’emmène avec moi ; c’est convenu, tiens-toi tranquille ; et arrêté au haut de l’escalier, le Duc accompagna l’Italien de ses rires, jusqu’à la dernière marche ; puis pouffant de ressouvenir, lorsque le maraud eut disparu : – Quel amusant coquin ! fit Son Altesse. Où diable, avais-je déjà vu une tête à peu près pareille ? et par réflexion aussitôt : – Mais d’Œls, ne trouves-tu pas qu’il ressemble en laid à la femme de chambre qui remplaçait ce soir miss Phœbé, près de Claribel ? – Je crois, reprit le chambellan, qu’ils sont quelque chose comme frère et sœur ; au moins les a-t-on vus arriver ensemble à Blankenbourg, où la police, il faut le dire à Votre Altesse Sérénissime, a eu l’œil quelque temps sur les compagnons. – Bien ! fit brusquement Charles d’Este, que le spectacle qui s’offrait à lui n’était pas pour rendre patient. Partout des porcelaines brisées, les fruits du buffet piétinés, et des gâteaux, des viandes éparses, qui baignaient dans des flaques de vin. Le Duc s’emporta de nouveau, et vomissait mille injures. Puis, comme pour se consoler en pensant aux richesses hors d’atteinte, il parla de son écurie, dont il avait expédié la plus grande partie à Francfort. En effet, quoi qu’il voulût dire, ce coup ne le prenait point à l’improviste ; et tant de dépêches chiffrées qu’il recevait depuis la veille, sans les montrer, contenaient les moindres détails de la marche en avant des Prussiens, et de leur tactique évidente d’occuper, au début, les gras territoires de l’ennemi. Mais il avait compté sur le hasard, sur la Providence, poussant l’incurie à tel point que le peu de simples mesures qui l’eussent aussitôt averti de l’invasion de l’armée prussienne, il ne l’avait pas même pris. La grande horloge sonna deux heures, et le Duc regagna le salon des Glaces, mais il ne s’y trouva qu’un heiduque pris de vin, dont il tira que ses enfants venaient de passer dans la serre, comme ils y étaient effectivement. Une odeur suave flottait avec la chaude buée des étangs ; les lampadaires allumés découvraient ces bosquets de palmiers, superbes, touffus, innombrables, qui sont la gloire de Wendessen ; et des lianes par milliers, chargées de fleurs multicolores, pendaient en grappes, de toutes parts. – Et ma perruche ! exclama tout à coup le Duc, dans l’imprévu de ses réflexions. Il fallut dépêcher un exprès à Blankenbourg, puis Charles d’Este s’ennuyant, s’avisa de son en-cas de nuit, et qu’il avait faim, lui semblait-il. On mit la table à un bout de la serre, au Labyrinthe, une manière de treille, pleine de portiques, de berceaux, et d’un fourmillement de sources, qui était tout ce qui subsistait de l’ancien jardin flamand. La compagnie s’y assembla, tandis que Christiane avec Claribel, endossait à la hâte un costume de voyage ; et le Duc se mit à souper à fond : quatre potages, entrées, perdrix et faisans comme rôts. Il avait recouvré toute sa gaieté, bouffonnant, riant à pleine gorge, et si badin qu’il prit plaisir, voyant apparaître Arcangeli, à l’envoyer considérer les « bêtes » du Labyrinthe. Ce sont des curiosités d’eau qui inondent les visiteurs. De l’eau leur part sous les pieds ; une pluie traîtresse leur tombe d’oiseaux factices postés sur les arbres ; et d’autres jets qui se croisent à bouillons, mouillent jusqu’aux os les imprudents, en sorte que l’Italien se présenta tout ruisselant, mais sérieux comme un augure, au milieu des rires éclatants de Son Altesse. – Parfait ! parfait ! put dire enfin le Duc : je n’ai jamais vu un gaillard aussi délicieux que toi. Et, coupant court d’un geste à ses démonstrations : – Eh bien ! parle ! voyons, que veux-tu ? Sur quoi le maraud expliqua qu’il y avait là des gens d’apparence grave, qui demandaient à être admis près de Son Altesse Sérénissime, les notables en députation, disaient-ils, et le bourgmestre de Blankenbourg. Les jurons et les invectives commencèrent dès avant qu’il n’eût achevé, et voilà le Duc debout, tempêtant, les assiettes volant de toutes parts, la table renversée, et de grands pas furieux à travers la serre. Nul ne branlait que l’Italien, tout occupé à tordre ses basques. Le Duc l’aperçoit, le prend aux épaules, le tourne et le lance à trois pas, mais Arcangeli, sans s’émouvoir, ramasse un des plateaux de vermeil qui avait roulé jusque-là, pose dessus un billet de visite, et s’avança le présenter avec un sérieux si effronté, que le Duc ne put résister à l’éclat de rire qui le saisit. – Étonnant !… je t’attache au service d’Otto ; tu seras son portemanteau… Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?… qu’est-ce encore ? – Ma deuxièmé commission, illoustrissimé Mazesté… la carté d’ouné donna, d’ouné cantatricé, qui sollicité d’avoir l’honnour d’entretenir Votre Altesse Sérénissime. Giulia Belcredi ! c’était elle, oubliée du Duc jusqu’à ce moment, parmi le trouble de ce désastre, et que, fort aise, il commanda qu’on introduisît sur l’heure, l’urgence de la situation ne permettant pas l’étiquette. Il fut pourtant choqué qu’elle ne lui fit point les trois révérences de cérémonie ; et l’humeur lui changeant les yeux, la cantatrice lui parut moins grande que tout à l’heure, comme rentrée sous les parquets. Elle venait de faire admirer dans Sieglinde, les plus beaux et les plus épais cheveux roux ; et voici qu’elle revenait blonde, avec un teint de lys, l’œil profond, une face étrange, énigmatique. Le Duc eut recours aux compliments sur le plaisir qu’il avait eu. Elle y montra tout l’usage du monde, fine, souriante, mesurée, et digne en ses remerciements, quand Son Altesse, comme font les princes d’Allemagne, lui remit un petit bracelet de pierreries, apporté à son intention. Alors, non sans hésitation : – Mais tant de bonté qu’on me montre, m’encourage pour ma demande… Elle exposa son grand désir de pouvoir sortir de Blankenbourg, avant l’arrivée des Prussiens. Elle les craignait, les abhorrait. Cependant le train de Dusseldorf la remettait au lendemain ; aucun moyen de se procurer quelque voiture que ce fût, par la terreur où l’on était de l’ennemi. Elle s’était donc enhardie à venir supplier Son Altesse (et elle épiait le duc Charles, les regards tournés en dessous vers lui), de vouloir bien l’admettre, avec son peu de bagages, dans une des calèches de la suite, jusqu’à ce qu’on fût hors de Blankenbourg. – Mais oui, sans doute, répondit sèchement le Duc, aussitôt renfrogné par la mention des Prussiens, et que rien n’effarouchait d’ailleurs, comme une avance trop directe. Et puis, elle lui plaisait moins que dans son rôle de Sieglinde, et en lui tournant les talons, il avisa Arcangeli. Alors, afin de mieux piquer par la différence des traitements la chanteuse malavisée, car il avait d’étranges petitesses : – Tu as déjà, demanda-t-il d’un air de familiarité, une parente dans ma maison ? – Elle est ma sœur de mère, dit l’Italien laconiquement, en désignant Émilia. – Eh bien, reprit Son Altesse pour ne point rester court, désormais je t’attache à ma propre personne. Tu seras l’un des valets de pied de mon carrosse. Il n’était pas loin de trois heures ; une lueur livide filtrait à travers les carreaux de la serre, et le Duc commençait à marquer quelque impatience, quand M. Smithson reparut. Il était allé donner ordre à tous les derniers préparatifs, et ramenait de Blankenbourg la chaise de poste de Son Altesse. Alors, après plusieurs tours en silence, le maintien sombre et les yeux baissés, Charles d’Este ouvrant une porte descendit les degrés à pas lents, et tout le monde le suivit. Une longue file de voitures attendait en face du perron, où les derniers lampions s’éteignaient. Le calme partout ; aucun bruit. Le rocher de vin saccagé, qui avait cessé de couler, était jonché de débris. Sur la façade du château, quelque ligne de gaz reprenait soudain par bouffées, dardant des langues bleues, sinistres. L’aube apparaissait au fond du ciel ; les grandes allées silencieuses s’enfonçaient en des lointains livides. Des fumées montaient çà et là, tout droit, de pots à feu demi-éteints. La chaise de poste du Duc était en tête du cortège, attelée de six vigoureux chevaux. M. Smithson lui en remit la clef, et Son Altesse ouvrant le volet d’une des portières, y passa le coup d’œil du maître. Une lampe de bronze suspendue en éclairait l’intérieur, entièrement matelassé d’un satin bouton d’or broché de fleurs noires, et qui contenait un lit, un dressoir, une table à coulisses, un divan et un coffre-fort. Il y avait plus de huit années que Son Altesse n’avait mis le pied dans un wagon de chemin de fer, passant sur les incommodités sans nombre, par la terreur d’un accident. – La cassette aux diamants est-elle dans le coffre-fort ? – Son Altesse Sérénissime peut s’en assurer, dit M. Smithson. – Alors tout est bien, en avant ! Mais dans l’instant qu’il détournait la tête, le Duc aperçut qui marchaient à lui, le bourgmestre de Blankenbourg, escorté des principaux notables. Ils s’étaient obstinés à attendre, malgré le refus d’audience, et s’en venaient représenter à Charles d’Este l’effet certain de découragement, d’abandonnement au vainqueur que sa fuite allait produire. La voix en défaillit au Duc ; une si excessive furie qu’elle lui suspendit tous les sens, le fit trembler de la tête aux pieds ; et éclatant enfin, d’un geste et d’un accent à épouvanter : – Ah ! triples traîtres ! hurla-t-il. Hildemar ! les dogues de Cuba ! lâche-les sur cette canaille ! Aux éclats de cette voix tonnante, les malheureux s’étaient enfuis, si effarés et si grotesques dans leur course, que le Duc passa une fois encore de la tragédie à la farce, et c’est en se mourant de rire qu’il monta dans la chaise de poste. Puis, avant même d’être assis, il appela M. d’Œls, et donna l’ordre qu’on allât chercher Richard Wagner, où qu’il pût être. – Mais probablement, dans l’appartement que Votre Altesse Sérénissime a bien voulu lui assigner, à Wendessen. – Bien ! qu’on le fasse se lever, et qu’on l’amène. L’aube grandissait à l’est. Une clarté jaunâtre et mouillée montait sans bruit dans le ciel gris. On voyait des oiseaux voleter, et le silence n’était troublé que par l’ébrouement d’un cheval, ou le bruit d’un ongle qui frappait la terre. Les deux escadrons de hussards, désignés pour escorter le Duc, s’étaient rangés sous bois, les lattes dégainées et luisantes à travers les arbres. Les voitures ne bougeaient point. Sur le siège de la chaise de poste, à côté de Hans le cocher, se carrait Arcangeli, examinant du coin de l’œil Émilia, à qui Franz tenait des discours. Les autres, blêmes et frissonnants, marchaient de long en large ; et seule, à l’écart, la Belcredi, drapée dans son large manteau, et qu’Otto regardait de loin, fixait sur tous des yeux profonds et vagues. En ce moment, Wagner descendait le perron, accompagné du comte d’Œls. – Ah ! vous voici, Monsieur, dit le Duc, et aussitôt il s’excusa d’avoir interrompu ainsi la Valkyrie, et aussi, du lieu et de l’heure de cette audience, – mais nous sommes des fugitifs, répétait-il avec amertume. Il termina en remettant à Wagner, comme gage particulier d’estime, son portrait entouré de brillants, ainsi que la grand-croix de l’ordre du Cheval-Blanc ; puis, interrogeant le musicien : – La troisième partie de votre poème se nomme Siegfried, m’a-t-on dit, mais quelle est donc la quatrième, monsieur Wagner ? – C’est le Crépuscule des Dieux, Monseigneur. Ce titre parut étonner le Duc, et il le répétait entre les dents, jusqu’à ce que ramené à lui-même, et pour congédier son interlocuteur : – C’est avec vous, monsieur Wagner, dit-il, que j’aurai eu ma dernière entrevue. Toute la suite aussitôt monta dans les voitures, en même temps que les deux escadrons accouraient se ranger par-derrière. Une immense couleur dorée enveloppait maintenant le ciel ; les pièces d’eau étincelaient, frémissant à des souffles plus vifs ; mille cris d’oiseaux retentissaient. Il y eut une courte pause ; ensuite Hans, le vieux cocher, toucha, et la chaise de s’ébranler. Mais le Duc, se jetant furieux, au carreau de la portière : – Brute ! lourdaud ! qui t’a dit de partir ! Crois-tu que je ne suis plus ton maître ? et d’un geste à Arcangeli : – Prends la place de ce butor, lui cria-t-il ; je te nomme premier cocher. Hans ! va-t’en conduire aux bagages. Il abaissa toutes les glaces et promena un long regard sur ce qui l’entourait. Les parterres embaumaient l’air tranquille ; une fraîcheur délicieuse s’exhalait avec les vapeurs matinales ; quelque biche, par intervalles, bondissait au profond des taillis. Un soupir gonfla sa poitrine, puis il cria : Partez ! d’une voix forte, et les six chevaux détalèrent, enlevés par les postillons, tandis qu’Arcangeli faisait claquer son fouet, et que le duc Charles, après un suprême adieu à Wendessen déjà lointain, s’allongeait sur le divan turc, en répétant, ainsi que dans un rêve : Le Crépuscule des Dieux… Le Crépuscule des Dieux.
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