– Ah ! grand princé ! Douc magnanimé !
Ce cruel accent italien redoubla l’hilarité du Duc qui fut aux larmes, sitôt qu’il eut toisé l’animal. Grand, alerte et découplé de corps, il semblait l’être aussi d’esprit ; impudent, le nez haut, les dents blanches, l’air d’un comédien de campagne, des bijoux de laiton partout, et les mains sales.
– Ah ça ! pendard, lui dit Son Altesse en français, tu as donc juré de me faire mourir à force de rire !
– Moi ! soublimé grand monarque, et il jetait les bras au ciel, le malhouroux Arcangeli qui voudrait consacrer sa vie dans le servicé de Votre illoustre Mazesté ! !
– Vraiment ! fit le Duc en riant, et si je te prenais au mot ?
– Viva monsignor le Douc ! cria l’Italien éperdu, viva le Douc ! et se jetant à deux genoux comme hors de sens, il saisit frénétiquement le pied de Son Altesse, au bord de la portière ouverte, et lui baisait ses escarpins, garnis de bouffettes de diamants.
– Allons ! reprit le Duc qui se pâma de nouveau, tu suivras Hildemar ou Joseph qui te donnera ma livrée, et je me souviendrai de toi à l’occasion ; puis se levant tout debout :
– D’Œls, commanda-t-il, votre bras.
Il monta lentement l’escalier, suivi de son lévrier César qui lui marchait aux talons, et derrière, à trois pas d’intervalle, venait le reste de la compagnie. Puis, l’on traversa un plain-pied de chambres silencieuses, magnifiquement éclairées, superbes en marbres, en plafonds, en peintures, en glaces et en dorures. Otto et Claribel marchaient, sans se quitter la main ; Christiane échangeait par moments un sourire avec Hans Ulric, et le comte Franz, galamment, lorgnait Émilia Catana, la camériste italienne, qui commençait à lui faire impression. Ils parvinrent ainsi à un dernier salon fort petit et meublé à la turque. Une porte donnait accès sur la loge ducale, et le comte l’ouvrait déjà, quand son maître avant de passer :
– D’Œls, reprit-il, j’y songe ; allez donc ordonner que l’on couvre mes chevaux ; les braves bêtes étaient tout en sueur.
Alors il s’avança dans la grande loge tendue de velours nacarat ; et comme l’orchestre entonnait l’hymne national de 1813, Charles d’Este se découvrit et salua la foule qui l’acclamait. Il avait quarante-cinq ans à cette heure ; assez gros, d’énormes sourcils, un teint brun et rouge bourgeonné, l’air moqueur et féroce, et de petits yeux noirs percés très haut, à la racine d’un nez prodigieux, busqué, qui lui tombait sur une barbe épaisse. Il était en complet uniforme de général blankenbourgeois, les plaques de ses ordres sur la poitrine, épaulettes de diamants jaunes, et à l’épée sept ou huit millions de pierreries. La Toison lui pendait au cou, d’un cordon rouge.
Il s’assit, mettant à sa droite le comte Otto et, à sa gauche, Christiane et la petite Claribel. Une profusion de lumières éclairait la salle dorée. Partout les pierreries, le satin, la parure éclataient avec somptuosité. Les diamants dardaient des feux ; les éventails peints s’agitaient : force rubans orange ou bleu céleste, qui sont de l’ordre des Guelfes et du Cheval-Blanc, coupaient les uniformes noirs ; et les cordons de femmes au premier rang des loges, demi-nues, parées, les cheveux hauts, y faisaient sur tout le pourtour une montre de gorges, d’épaules et de chairs superbes étalées. C’était alors la mode des volants, des gazes pailletées d’argent, des écharpes de violettes et de myosotis ; des chaînes de feuillage suspendaient à la taille un petit miroir Renaissance ; beaucoup de femmes tenaient en main des bouquets de camélias ; et les quatre rangées de loges, toutes chatoyantes de couleurs tendres, et pareilles en symétrie, montaient ainsi jusqu’au plafond blanc et rose, où se voyait un Apollon au milieu de grands corps de déesses. La fable courait à la cour que le dieu, dans sa nudité, était peint au vif d’après le duc Charles.
L’hymne cessa ; le vieux Rummel, maître de chapelle de Son Altesse, quitta le pupitre discrètement, se coula dans un coin de l’orchestre où il était à peine établi qu’une porte basse s’ouvrit, à gauche du proscenium. Wagner parut.
Il fit au duc Charles, assez roidement, une orgueilleuse révérence, à quoi Son Altesse répondit par une inclination de corps. Tous se penchaient pour le mieux voir, avec quelque réserve pourtant, la jalousie du Duc souffrant d’une attention qui ne lui était pas consacrée. Le silence enfin se rétablit. Wagner venait de monter au pupitre. Il s’assit, rassembla d’un geste impérieux les musiciens sous son archet, passa sur eux un coup d’œil pénétrant, – ce qu’ils allaient jouer d’abord, selon un caprice de Charles d’Este, c’était la symphonie qui ouvre Tannhaüser, – et soudain, donna le signal.
Les cuivres partirent, entonnant le fameux chœur des Pèlerins. Il décrut, s’enfonça au lointain, et de mornes bouffées de sons où l’hymne flottait en vagues soupirs s’épandaient comme la mélancolie d’un crépuscule. Voici venir la nuit, une nuit de magie et d’enchantement, la nuit du Venusberg, le mont où la déesse retient captif le chevalier. On entendit un chant d’amour, puis, la Bacchanale éclata ; toutes les voix de l’orchestre tonnèrent, et ce fracas passait comme le souffle même de la Grotte de beauté, comme la trombe harmonieuse, où était emporté, dans une éternelle tempête d’amour, l’inquiet chevalier, Tannhaüser. Et, si blasé que fût le Duc, quoiqu’il crût indigne de lui de se laisser toucher par les pensées d’un autre homme, un peu d’orgueil lui haussa le cœur. Il promena ses yeux avec fierté sur la multitude qui l’entourait, sur ses enfants jeunes et beaux qui se serraient à ses côtés, sur cette noblesse fidèle dont les ancêtres servaient les siens. Gardé par ses soldats, acclamé par son peuple, il était bien le fils d’une famille de dieux, le chef des derniers de ces Guelfes, aussi puissants jadis que les Habsbourg, aussi nobles que les Bourbons. Cette longue suite d’aïeux lui revint d’un seul coup en mémoire : son grand-père, le duc fameux par son manifeste contre la France, Othon, le vaincu de Bouvines, l’empereur Henri le Lion, dépossédé, mis au ban de l’Empire, et Witikind enfin, l’ancêtre fabuleux, le plus grand des Saxons. Il oublia le bruit, la fête, cette magnificence qui l’entourait et, le regard perdu, s’abîmait en ses pensées. Les derniers accords retentirent, et l’applaudissement fut général, dès que le Duc en eut donné le signal.
– D’Œls, dit-il en passant dans le petit salon turc, où l’attendaient toutes sortes de fruits, de pâtisseries et de liqueurs, amenez-moi Wagner après le spectacle. Je veux qu’il reçoive, de ma propre main, la grand-croix de l’ordre du Cheval-Blanc.
Les éventails battaient ; des rires partaient tout à coup, et je ne sais quoi de plus vif s’était répandu dans l’assemblée, toute morne sous l’œil du Duc, et étouffant de silence et de gêne. Le comte Franz galantisait près de la jeune Italienne ; Hans Ulric frémissant parlait à Christiane en mots rares, émus, et comme mourants sur ses lèvres, et M. d’Œls, au fond de la loge, persiflait le baron de Cramm, lequel, fort ventru et grand sueur, ruisselait à faire pitié. Mais un timbre strident appela ; le Duc regagna son fauteuil, où il était à peine assis que, se penchant vers Otto :
– Hein ! mignon, si le feu prenait ! dit-il avec un rire joyeux.
L’on allait donner maintenant un acte de la Valkyrie, l’un des drames dont est composée la tétralogie de l’Anneau. Wagner avait choisi ce fragment de son grand ouvrage, parce qu’il n’y fallait que trois voix, et que la fable s’en pouvait aisément détacher du plan général. Le bruit s’apaisa peu à peu, l’orchestre fit un court prélude et le rideau se leva.
C’était une habitation primitive, une tanière de chasseur. Des hures monstrueuses, des peaux d’ours et de loups, des massacres d’aurochs en couvraient les murs ; le tronc d’un hêtre colossal occupait le centre de la chaumière. Au-dehors, la tempête hurlait, et une femme, sur la scène, offrait à boire à un guerrier, exténué de fatigue et de soif. On était transporté aux temps légendaires, quand la race des Dieux luttait contre les Nains et les Géants, et que des héros, fils de dieux, conquéraient des vierges à travers le feu. Ensuite, un thème rude éclata, un pas courut précipité, et Hunding entra, l’époux de Sieglinde et le maître de la demeure.
Mais l’attention n’était pas à la scène et se détournait sur la loge, par des coups d’œil furtivement jetés et de rapides chuchoteries. Dès l’entrée du chant de Sieglinde, le Duc, surpris, avait levé la tête. Il consulta son billet de programme imprimé en lettres dorées. Sieglinde se nommait Giulia Belcredi. Elle avait été amenée de Munich par Wagner lui-même, à qui elle s’était offerte pour chanter, aussitôt le gala proclamé. Le Duc l’avait à peine vue, le jour de la présentation, l’oubliant depuis si parfaitement, qu’il ne la reconnaissait point. Avec sa lorgnette il l’examina, et elle lui parut touchante dans son ample vêtement blanc, tandis qu’elle attachait sur Siegmund, son frère inconnu, des yeux déjà brûlants d’amour. Mécontent qu’on l’observât ainsi, et pour dérouter les fâcheux, Charles d’Este se mit à déguster tranquillement un sorbet posé près de lui, sur une tablette, et entre-temps, il lorgnait l’assemblée, jouant à se nommer tout bas les visages d’après les épaules, – car il était bien peu de femmes de sa cour qu’il n’eût pas eues à son commandement, – et cherchant si qui que ce soit ne manquait à la fête. Mais non, tout Blankenbourg était là, et même il échappa au Duc comme un geste de ressouvenir :
– Avez-vous au moins, monsieur d’Œls, signifié mes ordres à Bergmuller ?
C’était le nom de l’unique accoucheur qui se trouvât dans le duché. En effet, M. de Lauingen étant parti subitement, sans en donner avis au Duc, celui-ci de furie pour cette trahison, s’en était pris à la baronne dont la grossesse arrivait à son terme.
– Je lui ai fait défense au nom de Votre Altesse Sérénissime d’assister madame de Lauingen, répliqua d’Œls qui s’inclina.
Le Duc, aussitôt radouci, reporta ses regards sur le théâtre. Parmi des fureurs de trompettes et un tumulte guerrier, Hunding y défiait son hôte ; le hasard avait jeté Siegmund chez le plus v*****t de ses ennemis. Qu’il dormît sans crainte cependant ; la maison lui était amie jusqu’à l’aurore ; alors s’engagerait le combat, et point de merci au vaincu ! La pâle Sieglinde sortit préparer le breuvage du soir ; Hunding appesanti de colère et de fatigue, la suivit au lit nuptial. Maintenant, Siegmund était seul ; un silence chargé de passion l’enveloppe, tandis qu’il rêve au coin de l’âtre. La flamme peu à peu s’apâlit ; une nuit plus profonde descend ; la porte s’ouvre ; s’est Sieglinde.
Le Duc ressaisit sa lorgnette, et tous les regards attentifs étaient fixés sur la scène. Depuis huit jours, il se disait merveilles du duo d’amour qui suivait, et qui passait de loin le reste, à l’avis unanime des initiés des répétitions. Les femmes se penchèrent plus avidement ; un silence de mort régna. Wagner tout droit au pupitre-chef, ses cheveux gris tombant en désordre autour de ses tempes, maigre, avec son nez d’aigle et ses yeux perçants, marquait lentement les mesures. Le thème de l’Épée flamboya dans l’orchestre. Sieglinde montrait à Siegmund la garde d’or d’un glaive au flanc du hêtre. Un étranger était venu un jour, avait poussé le fer jusqu’au cœur de l’arbre… Mais un trouble la saisissait, une sorte de langueur amoureuse ; des silences haletants coupaient le dialogue ; des soupirs lui gonflaient la poitrine ; l’aveu suprême leur échappait.
À ce moment, quelqu’un gratta, timidement d’abord, puis avec du bruit, contre la porte de la loge, et quand M. Smithson l’eut ouverte, un capitaine effaré se montra.
– Qu’y a-t-il donc, Monsieur, de si pressé ? fit d’Œls sèchement ; sur quoi, l’autre, en balbutiant, remit une lettre au vieux chambellan. Elle avait été apportée à franc étrier, par un garde du forestier de Mannersberg, et l’affaire était capitale, ainsi qu’en témoignaient ces mots tracés sur l’enveloppe : Je supplie Votre Altesse Sérénissime d’ouvrir cette lettre immédiatement. Alors, comme entendant enfin le murmure du colloque derrière lui, le Duc s’était retourné furieux, M. d’Œls lui tendit la missive, scellée d’un large cachet de cire rouge.
Charles d’Este la prit non sans étonnement, vit cette étrange suscription, et rompit la lettre tout aussitôt. Il la lut d’un coup d’œil, fit un cri, se dressa, dans un désordre inexprimable.
L’orchestre surpris s’arrêta, et l’émoi redoubla lorsqu’on vit le Duc sortir violemment de sa loge, suivi de ses enfants et de ses familiers. Fort tôt après, le rideau s’abaissa, les colloques éclatèrent. Richard Wagner pâle et debout, le visage tourné vers la salle, demeura un moment indécis, puis finalement se retira. Et soudain, une rumeur étrange se répandit par l’assemblée. L’un des corps de l’armée prussienne avait pénétré dans le duché ; le forestier de Mannersberg s’était vu au moment d’être pris, n’avait eu que le temps de mander à Son Altesse cet incroyable coup du sort. La nouvelle fit, à demi-bas, le tour de la salle. Il en parut de la stupeur d’abord, ensuite de l’alarme ; nul n’osait remuer toutefois, la cour entière ayant les yeux sur qui donnerait le signal. Enfin il se risqua quelques audacieux, qui furent suivis de beaucoup d’autres ; et Son Altesse ne revenant point, cela tourna en débandade, les femmes criant, les valets bourdonnant, partout l’horreur et la confusion, et la plupart qui s’embarquaient en hâte avec les plus tôt prêts, de manière qu’au bout d’un instant, la solitude fut aussi grande au théâtre que la foule y avait été, et la route de Blankenbourg couverte d’un torrent de voitures.