I – LE MOULIN DE GUILLAUME FÉRU

3311 Words
I – LE MOULIN DE GUILLAUME FÉRU La vieille église se cachait dans un pli du vallon ; le clocher montrait son coq de cuivre, incliné sur sa tige, que le temps avait faussée, au-dessus d'un groupe de chênes ébranchés, ressemblant de loin à des géants difformes. C'était un carrefour de la Grand-Lande, entre Redon et Malestroit, au pays de Bretagne. Il y avait là une table de pierre couchée sur trois supports inégaux. L'ajonc épineux, les genêts et la haute fougère formaient comme une haie autour de ce monument druidique que jamais paysan du bourg d'Orlan n'avait osé toucher du pied ni du doigt : on l’appelait la Pierre-des-Païens. On disait que, sous cette table de granit, se creusait un trou de forme ovale, caché par les ronces, et que ce trou donnait accès dans une caverne qui rejoignait les souterrains du manoir de Treguern. On disait cela ; mais personne n'y avait été voir, car la ceinture de fougère, de genêts et d'ajoncs était intacte et ne présentait pas d'ouverture apparente pouvant livrer passage à un lapin. Il était à un quart de lieue de là, le manoir de Treguern, montrant ses murailles mélancoliques, à mi-côte, au devant de la forêt ; tristesse, abandon, pauvreté, voilà ce que disait le lierre pendu aux crevasses de ses murailles et ce que répétaient ses grandes fenêtres où le vent chassait la pluie par les trous des carreaux, brisés depuis longtemps. Il y avait dans le chœur de l'église d'Orlan une tombe orgueilleuse en granit noir qui portait, couchée, la statue d'un chevalier. On l'appelait le tombeau de Tanneguy, et c'était là, disait-on, que reposaient les restes du premier sire de Treguern : Tanneguy-Filhol-Aimé Le Mâdre, créé comte de Treguern par le roi Louis XII, en l'an 1513. Après cette tombe, sur les limites du chœur et de la nef, on trouvait un autre monument funèbre, aussi en granit noir, mais qui était plus modeste et qui ne portait point de statue. C'était le dernier asile du second seigneur de Treguern. Puis venait, pour le troisième, un simple cube de maçonnerie recouvert d'une pierre sans ornement. Puis, pour le quatrième, rien qu'une dalle d'ardoise à fleur de sol. Il fallait sortir de l'église pour trouver le cinquième, qui avait une croix de marbre au lieu le plus haut du cimetière. Le cimetière allait en pente, comme l'unique rue du bourg d'Orlan qui le bordait. Le sixième Treguern suivait la pente et descendait ; la croix, où ses noms et ses titres étaient inscrits, était en grès brut de Saint-Pern et moins haute que celle de son devancier. Le septième n'avait déjà qu'une croix d'ardoise grise. Pour le huitième, on avait relié ensemble deux tiges de fer qui s'étaient rouillées et ne gardaient plus trace d'inscription. Puis c'étaient des croix de bois qui s'en allaient, descendant la pente, toujours plus petites et plus pauvres, jusqu'à la dernière, qui était non point plantée, mais étendue sur une sépulture toute fraîche où l'herbe n'avait pas eu le temps de pousser. Sur celle-ci on lisait en piètres caractères : Filhol-Aimé-Tanneguy Le Mâdre, chevalier, comte de Treguern, août 1800. L'inscription disait encore qu'il était décédé à l'âge de vingt-et-un ans, et invitait les chrétiens à prier pour le repos de son âme. Il y a des familles qui montent, comme si la Providence les conduisait par la main ; il y a des familles qui descendent, comme si la main de Dieu pesait sur elles. Treguern avait possédé autrefois tout le pays, depuis la Vilaine jusqu'à l'Oust : entre Redon et Vannes, nul ne pouvait se dire plus grand seigneur que Treguern. Mais cette pente du cimetière racontait l'histoire de la décadence ; il y avait loin du tombeau de Tanneguy, le fier mausolée, à ce petit tas de terre remuée fraîchement, où se couchait l'humble croix qui portait le nom de Filhol, dernier comte de Treguern. À la Pierre-des-Païens, six chemins se croisaient, formant une large étoile : cette place, irrégulièrement ronde, se trouvait située à quelque trois cents pas du coteau qui dominait le bourg d'Orlan. L'un des chemins montait tout droit entre deux levées de terre de bruyère, jusqu'au sommet de la colline où se perchait un moulin à vent. La route qui faisait face de l'autre côté de la pierre druidique, s'en allait vers les prairies où la petite rivière d'Oust égarait son cours sinueux. À gauche, un troisième sentier se dirigeait vers le village, tandis que le quatrième, remontant un peu la pente, aboutissait à un grand bâtiment demi ruiné dont les toits de chaume avaient pour couronne une vieille tour crénelée. C'était une ferme, bâtie sur les ruines d'un manoir noble, et qui portait encore le nom de Château-le-Brec. Les deux sentiers de droite ouvraient leur angle davantage. Le premier suivait parallèlement le plateau de la colline pour gagner le manoir de Treguern et la forêt ; le second tombait plutôt qu'il ne descendait au fond d'un ravin sombre qu'on nommait le Trou-de-la-Dette. On était au mois d'août de la première année de ce siècle. Il faisait nuit ; le vent chaud et chargé d'électricité plaignait dans la bruyère ; la lune à son premier quartier inclinait déjà son croissant à l'horizon, découpant les silhouettes noires de Château-le-Brec, avec sa tour dentelée, et de l'église d'Orlan dont le clocher dépassait la cime des plus hauts arbres. Des nuages sombres et pressés couraient au ciel. Deux femmes marchaient avec lenteur dans le sentier qui venait du manoir de Treguern. L'une avait une forêt de cheveux gris sous le capuchon brun des paysannes morbihannaises ; l'autre semblait toute jeune. Elle n'avait ni chapeau, ni capuce, mais un voile qui s'attachait aux tresses de ses cheveux retombait sur son visage. Une fois que le vent souleva les plis de ce voile, au moment où la lune brillait entre deux nuages, sa compagne s'arrêta pour la regarder en face. — Courage, Marianne ! murmura-t-elle. La jeune femme avait des larmes plein les yeux. — Où est-il, dit-elle, à cette heure où je souffre, et où je vais peut-être mourir ? Où est mon mari ? La vieille paysanne la soutint entre ses bras, parce qu'elle la vit chanceler. — Courage, Marianne ! dit-elle encore ; je n'aime que toi sur la terre, toi et lui. Tu seras riche, Marianne, Marianne de Treguern, et tu vivras longtemps ! Un soupir souleva la poitrine de la jeune fille. — Douairière, prononça-t-elle avec effort, dites-moi plutôt que je serai heureuse ! La vieille paysanne secoua la tête, et un sourire amer vint parmi les rides de ses lèvres. — Oui, oui, Marianne, répliqua-t-elle de ce ton que l'on prend pour calmer l'impatience des enfants, tu seras bien heureuse ! Ton mari est à chercher la fortune. C'était une femme de grande taille, dont le visage sévère semblait de marbre. La lande était déserte et muette. La Pierre-des-Païens ressortait, blanche, au milieu du sombre fourré, comme ces nappes de lin qu'on étend sur la verdure pour que la rosée des nuits les lustre et les satine. — C'est là ! dit Marianne de Treguern, qui frissonna en détournant les yeux ; c'est là qu'il revient, mon frère défunt, mon pauvre frère ! La vieille femme haussa les épaules et s'arrêta, appuyée sur le long bâton blanc à crosse qu'elle portait. — Qui l'a vu ? murmura-t-elle, voilà bien des fois que je passe ici après la nuit tombée, pourquoi ton frère ne se serait-il pas montré à moi comme aux autres ? — Parce que vous m'aimez trop, douairière, répondit Marianne à voix basse, et parce que vous n'aimez pas assez les autres enfants de mon père. Douairière Le Brec approcha d'elle la jeune fille et la baisa. Vous eussiez éprouvé un sentiment étrange en voyant les caresses de cette femme qui ne semblait point faite pour aimer. Son visage dur repoussait toute idée tendre ou féminine ; il y avait, dans le dessin hardi de ses traits, je ne sais quelle fierté tragique. — Voici longtemps que le Brec et Treguern sont ennemis, dit-elle en redressant sa grande taille, tandis que le vent d'orage emportait en arrière les mèches grises de ses cheveux ; longtemps ! Le premier homme qui s'appela Le Brec de Kervoz détesta le premier homme qui eut nom de Mâdre de Treguern. Il se trouva pourtant une fille des Le Brec qui épousa un fils de Treguern. Celle-là était ma sœur ; je l'aimais si tendrement, que je lui donnais ma légitime, afin de contenter l'avarice du Treguern. Je t'aime parce que tu es sa fille ; c'est mon sang qui m'attire à toi ; mais ma pauvre sœur Jeanne mourut en te mettant au monde, et une autre prit sa place dans la maison du Treguern. Pourquoi aimerais-je les enfants que l'ennemi de notre race eut plus tard d'une étrangère ? Un bruit se fit parmi les broussailles qui entouraient la table druidique. Marianne se rejeta en arrière et la terreur fit claquer ses dents. Douairière Le Brec étendit son bâton blanc vers la pierre. Elle ne tremblait pas. — Si c'est toi, défunt Filhol de Treguern, dit-elle, à voix haute, ne te cache pas ! Je suis Françoise Le Brec, et celle-ci est Marianne ta sœur. Nous te demandons pourquoi tu ne gardes pas le repos de la tombe ? Marianne cacha son visage dans le sein de la vieille femme ; la frayeur lui ôtait le souffle. Si elle s'attendait à voir paraître le pâle fantôme du dernier Treguern, ou à entendre sa voix changée, l'événement trompa sa crainte : rien ne se montra au-devant de la table, aucune voix ne s'éleva dans les ajoncs. Seulement, le bruit continua, et, malgré la nuit, on put deviner que la cime des genêts s'agitait faiblement. Le croissant, descendu au niveau du clocher, voguait dans une petite flaque d'azur entourée de grands nuages. Au bout de quelques secondes, et au moment où la lune glissait déjà une de ses cornes sous la nuée, on put voir une forme humaine qui sortait des broussailles, de l'autre côté de la Pierre-des-Païens. Si c'était un spectre, c'était un spectre de femme. L'apparition traversa le chemin circulaire d'un pas lent et gracieux. Elle passa à une cinquantaine de pas de douairière Le Brec et de sa compagne. Un instant, elles purent apercevoir un visage d'une beauté angélique, autour duquel retombaient, éparses, de grandes boucles de cheveux blonds. Douairière Le Brec étendit son doigt ridé ; un sourire amer et méchant releva les coins de sa bouche. — La reconnais-tu ? demanda-t-elle. — Geneviève ! murmura Marianne. — Oui, Geneviève, répéta la douairière, Geneviève, la veuve de ton frère Treguern. — Où va-t-elle ? — Voir son fils comme tu vas voir le tien. N'ont-ils pas la même nourrice ? — C'est vrai, ma mère, dit Marianne, vous l'avez voulu ainsi. Le sourire de la vieille femme devint plus incisif. — Nos prophéties de Bretagne ne mentent jamais, dit-elle. Le nom de Treguern se relèvera. — Je suis la femme de Gabriel Le Brec, dit Marianne avec indifférence : que m'importe cela ? Douairière Le Brec lui prit la main et la regarda en face. Ses yeux brillaient d'un enthousiasme étrange. — Quelquefois, dit-elle, le hasard s'amuse. Ce n'est pas avec les oreilles de mon corps que j'entends cela, car il est loin, mon fils, mon Gabriel, mais je le sens venir. N'est-il pas assez beau, n'est-il pas assez hardi pour prendre ce nom de Treguern qui n'est plus à personne ? — Le commandeur Malo… commença Marianne. — Le commandeur Malo est chevalier de Malte, un chevalier de Malte est comme un prêtre : il n'y a que le petit enfant… En parlant ainsi, la voix de la vieille femme semblait perdre sa fermeté naturelle, pour prendre un accent de fanfaronnade. On eût dit que celui-là dont-elle prononçait le nom, le commandeur Malo, lui faisait peur. — Allons, marche, reprit-elle avec une soudaine rudesse. Tu dors sous le toit de Treguern, mais tu es la femme de Gabriel Le Brec, mon fils ; marche, ma fille, tu seras riche ! — Serai-je heureuse ? demanda Marianne. On n'entendait plus rien sur la lande ; les deux femmes firent le tour de la Pierre-des-Païens, et s'engagèrent dans le sentier à pic qui montait au moulin, entre les deux levées de terre de bruyère. Comme elles étaient au milieu de la montée, elles entendirent la porte du moulin s'ouvrir et se refermer. — Geneviève est arrivée la première, dit Marianne. Elle vient pour le baptême de son enfant. Quand fera-t-on le baptême du mien ? — Quand tu voudras, répondit la vieille. Voilà que les prêtres sont revenus dans les églises. Le monde allait bien sans cela… Holà ! Guillaume ! Elle frappa la porte du moulin avec son bâton et répéta : — Holà ! Guillaume Féru : c'est moi, douairière Le Brec, ta dame ! Les gros sabots de Guillaume sonnèrent sur les dalles de l'intérieur ; une seconde fois la porte tourna sur ses gonds rouillés. — Que Dieu vous bénisse, douairière, dit le meunier Guillaume, qui n'apercevait point encore Marianne. Vous auriez pu attendre à demain, car il va faire gros temps, et je ne mettrai pas ma toile au vent cette nuit. — Tu te trompes, Guillaume Féru, répliqua la douairière, ce que je voudrai, tu le feras, je veux voir ta femme. Guillaume se mit à rire. — Oh ! oh ! dit-il, nous avons marché sur de la mauvaise herbe ! Fanchette n'est pas là, justement, on est venu la chercher à la brune… — Tu mens ! interrompit douairière Le Brec, qui mit sa main sèche sur le bras du bonhomme. Celui-ci voulut se reculer, mais la Le Brec était plus forte que lui. — Tu mens, répéta-t-elle en le regardant dans le blanc des yeux. Va me chercher Fanchette, tout de suite. Je le veux ! — Le roi disait : Nous voulons, grommela Guillaume Féru qui n'avait pas l'air trop pressé d'obéir. Cependant le regard qu'il jeta sur la vieille femme exprimait une crainte. — Voyez-vous, douairière, reprit-il, faut de la justice : Fanchette ne peut pas être ici et au bourg de Bains. Douairière Le Brec lâcha les bras du meunier. — Lève-toi, dit-elle en prenant Marianne par la main. Marianne obéit. — Range-toi, dit encore la vieille femme en s'adressant à Guillaume. Celui-ci hésitait et ne bougeait pas. Douairière Le Brec fit un pas vers lui. — Prends garde ! dit-elle d'un accent si impérieux que le meunier courba la tête malgré lui, je sais ce qui se passe chez toi mieux que toi, et ceux qui m'ont résisté jusqu'ici ont eu du malheur. Guillaume était tout pâle. — Je ne parle pas ainsi, continua douairière Le Brec, parce que je suis ta dame ; je parle ainsi parce que tu aimes Fanchette, ta femme, et parce que vous restez tous les deux souvent, le soir, bien longtemps, à regarder votre petit enfant dans son berceau. Les sourcils du meunier s'étaient froncés violemment, mais il tremblait. — Je ferai ce que vous voudrez, douairière, murmura-t-il après un silence, ne jetez pas vos sorts sur nous. — À la bonne heure, dit la vieille femme ; Fanchette m'entend-elle ? — Oui, répondit une voix altérée, qui semblait partir de la pièce voisine. Je vous entends bien, douairière ; ce que vous voulez sera fait. — Pour ce qui est de toi, Fanchette, reprit la vieille femme, je pense que tu m'obéiras, car tu me connais et tu es bonne mère. Mais Guillaume ton mari… — Vous resterez ici et vous veillerez, interrompit le meunier d'un ton bourru. — Cela ne suffit pas, dit la douairière. Tu vas monter au blutoir, Guillaume Féru, et je vais tirer sur toi le verrou de la trappe. — Prisonnier dans ma propre maison ! se récria le bonhomme. — Comme cela, poursuivit encore douairière Le Brec, tu ne seras point tenté par la curiosité. — Monte, mon homme, dit la voix de Fanchette, monte pour notre pauvre petit ! Le meunier mit le pied sur l'échelle qui conduisait à l'étage supérieur. Comme il allait disparaître au-dessus de la trappe, il se retourna, parce que l'échelle oscillait sous un poids nouveau. C'était douairière Le Brec qui montait derrière lui pour mettre le verrou. — Quand tu vas être là-haut, dit-elle, pour ne pas perdre ton temps, tu moudras une somme de grain ou deux. — Par le vent qu'il fait ! une veille de fête gardée ! — Il le faut, prononça la douairière d'un ton péremptoire. La trappe ouverte retomba ; le gros verrou entra de force dans sa gâche ; douairière Le Brec redescendit les degrés de l'échelle et entraîna Marianne vers la seconde chambre. — Ouvre la porte, Fanchette, dit-elle. La seconde chambre était plongée dans une obscurité complète. Sans doute que la vieille femme s'attendait à cela, car elle ne fit aucune observation. — Fanchette, dit-elle seulement, si tu fais comme on te commandera, ton fils Josille grandira et deviendra fort… Approche, je ne suis pas seule. Fanchette vint dans l'ombre et reconnut Marianne. — La demi-sœur ! pensa-t-elle, la demi-sœur du défunt Treguern ! » Marianne entra. Douairière parla bas à Fanchette assez longtemps. Elle dit en sortant : — Je sais que l'autre est là ; sois adroite ! Puis elle resta dehors où le vent soufflait avec une violence croissante ; de larges gouttes de pluie commençaient à tomber. Douairière Le Brec rejeta la capuche de sa mante en arrière pour que le vent et l'eau du ciel pussent rafraîchir sa tête qui brûlait. Elle se mit de l'autre côté du chemin, au pied du talus, et demeura immobile, appuyée sur son grand bâton blanc. Elle regardait le moulin aux fenêtres duquel une lueur pâle s'alluma ; Guillaume, obéissant, venait de donner les ailes au vent d'orage qui les saisit furieusement. Douairière était immobile et pensait : — Ils sont deux enfants du même jour et du même sang : lequel sera comte ?… Gabriel ! Gabriel ! où peut-il être à cette heure et pourquoi tarde-t-il ainsi ! » Ses lèvres se crispèrent, tandis qu'elle murmurait : — Si je pouvais prier ! Mais, presque aussitôt, son front affaissé se releva, et son œil défia la sombre nuit du ciel. Le premier éclair déchirant les nuages illumina son visage orgueilleux qui semblait provoquer la toute-puissance de Dieu. Un coup de tonnerre prolongea au loin sur la lande ses échos graves et sourds. Quand la foudre se tut, on put entendre au revers de la montée, sur la route de Redon, une voix mâle et sonore qui chantait à tue-tête, malgré le tonnerre et malgré la pluie, une joyeuse chanson d'Ille-et-Vilaine. Douairière Le Brec crut rêver. La route de Redon était là devant elle ; mais il faisait noir maintenant comme dans une cave, et les objets disparaissaient à la distance de quinze pas. Du fond de ces ténèbres partit un double éclat de rire bien franc, et une autre voix se joignit à la première pour répéter à plein gosier le refrain de la ronde : Veux-tu boire, j'ai de l'iau, Plein ma seille, plein mon siau, Jean, ma pauv' vieille ; Digue, digue, digue diguedou ! J'nai point d' l'iau, j'ai du bon cidre doux Plein mon siau, plein ma seille ! — Il faut être le diable pour chanter en ce moment ! grommela Guillaume Féru, qui grelottait derrière la saillie de sa fenêtre et qui suivait avec épouvante le mouvement désordonné de sa machine. — On dirait la voix du gars Étienne qui est parti soldat, pensait la vieille femme. Pourquoi revient-il ici, lui qui a encore cinq ans à faire la guerre ? — Dame Le Brec ! s'écria le meunier, voici l'arbre qui va se rompre et les meules qui vont éclater comme verre. Au nom de Dieu, faut-il amener ? — Laisse l'arbre se rompre, Guillaume Féru, répondit la vieille femme, et les meules éclater comme verre. Guillaume fit le signe de la croix et se coucha sur un sac de farine. Ceux qui arrivaient par la route de Redon se rapprochaient. Douairière Le Brec traversa le chemin, changé en torrent ; l’eau fangeuse et couverte d'une écume jaunâtre lui montait jusqu'aux genoux. Elle s'accroupit contre le mur, sur la terre mouillée. Les joyeux compagnons, qui narguaient la tempête en chantant, étaient maintenant si près qu'on pouvait les voir avancer dans l'ombre. — Eh bien ! s'écria l'un deux avec une imperturbable gaîté, on ne peut dire que nous amenons le beau temps au pays, mon Mathurin ! — Pourvu que nous n'ayons pas perdu notre route, mon Étienne ! répliqua Vautre. Attends donc ! j'aperçois une lumière… — Digue diguedou, bon cidre doux ! voilà une lumière qui vient fort à propos ! mais entends-tu ce tapage ? Ils s'arrêtèrent. — Je crois que c'est un moulin… commença Mathurin. — Parbleu ! répondit Étienne, voilà que je me reconnais ! Nous sommes dans le chemin qui descend à la Pierre-des-Païens, et c'est le moulin de Guillaume Féru. — Quel diable de sabbat fait-il donc là dedans, ce soir, le père Guillaume ? — Si tu veux le savoir et te sécher un peu, nous n'avons qu'à frapper à la porte. Mathurin hésita un instant. Douairière Le Brec retenait son souffle. — Quand il tomberait des obus et des baïonnettes, dit enfin Mathurin, la première maison où j'entrerai cette nuit sera la maison de ma bonne femme de mère. C'est ici que nous allons nous séparer, ami Étienne. Tu vas tout droit, moi je tourne à gauche. Embrassons-nous, et au revoir ! La voix d'Étienne s'imprégna de mélancolie. — C'est vrai, dit-il, toi, tu as une mère. Un second éclair brilla en ce moment ; la lande inondée sortit de l'ombre. Douairière Le Brec vit à quelques pas d'elle, sur le sommet du coteau, deux jeunes gens vêtus de l'uniforme qui se tenaient embrassés. C'étaient deux beaux soldats ; mais à l'épaule de l'un d'eux pendait une manche vide. Les yeux de douairière Le Brec s'ouvrirent tout grands. — Oh ! dit-elle en respirant avec force, Étienne, l'ami de Treguern, a perdu son bras droit : Gabriel a du bonheur ! L'éclair était passé. — Bonne chance ! dit Mathurin. — Bonne chance ! répondit Étienne. Mathurin prit le sentier qui conduisait à la forêt, Étienne appuya contre son épaule le bâton qui soutenait son petit paquet de voyage et se dirigea tout droit vers la porte du moulin.
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