Première partieNe me rendrai-je point suspect par l’aveu que va faire mon exorde ? Je suis l’amant de la belle Grecque dont j’entreprends l’histoire. Qui me croira sincère dans le récit de mes plaisirs et de mes peines ? Qui ne se défiera point de mes descriptions et de mes éloges ? Une passion violente ne fera-t-elle point changer de nature à tout ce qui va passer par mes yeux et par mes mains ? En un mot, quelle fidélité attendra-t-on d’une plume conduite par l’amour ? Voilà les raisons qui doivent tenir un lecteur en garde. Mais s’il est éclairé, il jugera tout d’un coup qu’en les déclarant avec cette franchise j’étais sûr d’en effacer l’impression par un autre aveu.
J’ai longtemps aimé, je le confesse encore, et peut-être ne suis-je pas aussi libre de ce fatal poison que j’ai réussi à me le persuader. Mais l’amour n’a jamais eu pour moi que des rigueurs. Je n’ai connu ni ses plaisirs, ni même ses illusions, qui dans l’aveuglement où j’étais auraient suffi sans doute pour me tenir lieu d’un bien réel. Je suis un amant rebuté, trahi même, si je dois m’en fier à des apparences dont j’abandonnerai le jugement à mes lecteurs ; estimé néanmoins de ce que j’aimais, écouté comme un père, respecté comme un maître, consulté comme un ami ; mais quel prix pour des sentiments comme les miens ! Et dans l’amertume qui m’en reste encore, est-ce des louanges trop flatteuses ou des exagérations de sentiments qu’on doit attendre de moi, pour une ingrate qui a fait le tourment continuel de ma vie ?
J’étais employé aux affaires du Roi dans une cour dont personne n’a connu mieux que moi les usages et les intrigues. L’avantage que j’avais eu en arrivant à Constantinople de savoir parfaitement la langue turque, m’avait fait parvenir presque tout d’un coup au point de familiarité et de confiance où la plupart des ministres n’arrivent qu’après de longues épreuves ; et la seule singularité de voir un Français aussi Turc, si l’on me permet cette expression, que les habitants naturels du pays, m’attira dès les premiers jours des caresses et des distinctions dont on ne s’est jamais relâché. Le goût même que j’affectais de marquer pour les coutumes et les mœurs de la nation, servit encore à redoubler l’inclination qu’on avait pour moi. On alla jusqu’à s’imaginer que je ne pouvais avoir tant de ressemblance avec les Turcs sans être bien disposé pour leur religion ; et cette idée, achevant de me les attacher par l’estime, je me trouvai aussi libre et aussi familier dans une ville où j’avais à peine vécu deux mois, que dans le lieu de ma naissance.
Les occupations de mon emploi me laissaient tant de liberté pour me répandre au dehors, que je m’attachai d’abord à tirer de cette facilité tout le fruit qui convenait à la curiosité que j’avais de m’instruire. J’étais d’ailleurs dans un âge où le goût du plaisir s’accorde encore avec celui des affaires sérieuses, et mon projet, en faisant le voyage d’Asie, avait été de me partager entre ces deux inclinations. Les divertissements des Turcs ne me parurent point si étranges que je n’espérasse d’y être bientôt aussi sensible qu’eux. Ma seule crainte fut de trouver moins facilement à satisfaire le penchant que j’avais pour les femmes. La contrainte où elles sont retenues, et la difficulté qu’on trouve même à les voir m’avaient déjà fait former le dessein de réprimer cette partie de mes inclinations, et de préférer une vie tranquille à des plaisirs si pénibles.
Cependant, je me trouvai en liaison avec les Seigneurs turcs qui avaient la réputation d’être les plus délicats dans le choix de leurs femmes, et les plus magnifiques dans leur sérail. Ils m’avaient traité vingt fois dans leurs palais avec autant de caresses que de distinction. J’admirais qu’au milieu de nos entretiens ils ne mêlassent jamais les objets de leur galanterie, et que leurs discours les plus enjoués ne roulassent que sur la bonne chère, la chasse et les petits évènements de la cour ou de la ville qui peuvent servir de matière à la raillerie. Je me contenais dans la même réserve, et je les plaignais de se retrancher, par un excès de jalousie ou par un défaut de goût, le plus agréable sujet qui puisse échauffer une conversation. Mais je pénétrais mal dans leurs vues. Ils ne pensaient qu’à mettre ma discrétion à l’épreuve ; ou plutôt dans l’idée qu’ils avaient du goût des Français pour le mérite des femmes, ils s’accordaient comme de concert à me laisser le temps de leur découvrir mes inclinations. Ce fut du moins le jugement qu’ils me donnèrent bientôt lieu d’en porter.
Un ancien Bacha, qui jouissait tranquillement des richesses qu’il avait accumulées dans une longue possession de son emploi, m’avait marqué des sentiments d’estime auxquels je m’efforçais de répondre par des témoignages continuels de reconnaissance et d’attachement. Sa maison m’était devenue aussi familière que la mienne. J’en connaissais tous les appartements, à l’exception du quartier de ses femmes, vers lequel j’observais même de ne pas jeter les yeux. Il avait remarqué cette affectation, et, ne pouvant douter que je ne connusse du moins la situation de son sérail, il m’avait engagé plusieurs fois à faire quelques tours de promenade avec lui dans son jardin, sur lequel donnait une partie du bâtiment. Enfin, me voyant garder un silence obstiné, il me dit en souriant qu’il admirait ma retenue.
« Vous n’ignorez pas, ajouta-t-il, que j’ai de belles femmes, et vous n’êtes ni d’un âge ni d’un tempérament qui puisse vous inspirer beaucoup d’indifférence pour ce s**e. Je m’étonne que votre curiosité ne vous ait pas fait souhaiter de les voir.
– Je sais vos usages, lui répondis-je froidement, et je ne vous proposerai jamais de les v****r en ma faveur. Un peu d’expérience du monde, repris-je en le regardant du même air, m’a fait comprendre, en arrivant dans ce pays, que puisqu’on y apporte tant de précautions à la garde des femmes, la curiosité et l’indiscrétion doivent être les deux vices qu’on y supporte le moins. Pourquoi m’exposerais-je à blesser mes amis par des questions qui pourraient leur déplaire ? »
Il loua beaucoup ma réponse. Et, me confessant que divers exemples de la hardiesse des Français avaient fort mal disposé les Turcs pour les galants de cette nation, il n’en parut que plus satisfait de me trouver des sentiments si raisonnables. Sur le champ il m’offrit de m’accorder la vue de ses femmes. J’acceptai cette faveur avec empressement. Nous entrâmes dans un lieu dont la description est inutile à mon dessein. Mais je fus trop frappé de l’ordre que je vis y régner pour m’en rappeler aisément toutes les circonstances.
Les femmes du Bacha, qui étaient au nombre de vingt-deux, se trouvaient toutes ensemble dans un salon destiné à leurs exercices. Elles étaient occupées séparément, les unes à peindre des fleurs, d’autres à coudre ou à broder, suivant leurs talents ou leurs inclinations, qu’elles avaient la liberté de suivre. L’étoffe de leurs robes me parut la même ; la couleur du moins en était uniforme. Mais leur coiffure était variée, et je conçus qu’elle était ajustée à l’heur de leur visage. Un grand nombre de domestiques de l’un et de l’autre s**e, dont je remarquai néanmoins que ceux qui paraissaient du mien étaient des eunuques, se tenaient au coin du salon pour exécuter leurs moindres ordres. Mais cette foule d’esclaves se retira aussitôt que nous fûmes entrés, et les vingt-deux dames, se levant sans s’écarter de leurs places, parurent attendre les ordres de leur Seigneur, ou l’explication d’une visite qui leur causait apparemment beaucoup de surprise. Je les considérai successivement : leur âge me parut inégal ; mais si je n’en remarquai aucune qui me parut au-dessus de trente ans, je n’en vis pas non plus d’aussi jeunes que je me l’étais figuré, et celles qui l’étaient le plus n’avaient pas moins de seize ou dix-sept ans.
Chériber, c’était le nom du Bacha, les pria honnêtement de s’approcher, et, leur ayant appris en peu de mots qui j’étais, il leur proposa d’entreprendre quelque chose pour mon amusement. Elles se firent apporter divers instruments, dont quelques-unes se mirent à jouer, tandis que les autres dansaient avec assez de grâce et de légèreté. Ce spectacle ayant duré plus d’une heure, le Bacha fit apporter des rafraîchissements qui furent distribués dans chaque lieu du salon où elles avaient repris leur place. Je n’avais pas encore eu l’occasion d’ouvrir la bouche. Il me demanda enfin ce que je pensais de cette haute assemblée, et sur l’éloge que je fis de tant de charmes, il me tint quelques discours sensés sur la force de l’éducation et de l’habitude, qui rend les plus belles femmes soumises et tranquilles en Turquie, pendant qu’il entendait, me dit-il, toutes les autres nations se plaindre du trouble et du désordre qu’elles causent ailleurs par leur beauté. Je lui répondis par quelques réflexions flatteuses pour les dames turques.
« Non, reprit-il, ce n’est point un caractère qui soit plus propre à nos femmes qu’à celles de tout autre pays. De vingt-deux que vous voyez ici, il n’y en a pas quatre qui soient nées Turques. La plupart sont des esclaves que j’ai achetées sans distinction. » Et, me faisant jeter les yeux sur une des plus jeunes et des plus aimables.
« C’est une Grecque, me dit-il, que je n’ai que depuis six mois. J’ignore des mains de qui elle sortait. Le seul agrément de sa figure et de son esprit me l’a fait prendre au hasard, et vous la voyez aussi contente de son sort que le reste de ses compagnes. Cependant, avec l’étendue et la vivacité du génie que je lui connais, j’admire quelquefois qu’elle ait pu s’assujettir si tôt à nos usages, et je n’en puis trouver d’autre raison que la force de l’exemple et de l’habitude. Vous pouvez l’entretenir un moment, me dit-il, et je suis trompé si vous n’y découvrez tout le mérite qui élève chez vous les femmes à la plus haute fortune et qui les rend propres aux plus grandes affaires. »
Je m’approchai d’elle. Son goût était pour la peinture, et, peu attentive en apparence à ce qui se passait dans le salon, elle n’avait cessé de danser que pour reprendre son pinceau. Après quelques politesses sur la liberté que je prenais de l’interrompre, il ne s’offrit rien de mieux à mon esprit que ce que je venais d’apprendre de Chériber. Je la félicitai sur les qualités naturelles qui la rendaient chère à son maître, et, lui faisant connaître que je n’ignorais pas depuis quel temps elle était à lui, j’admirai que dans un espace si court elle se fût formée si parfaitement aux usages et aux exercices des dames turques. Sa réponse fut simple. Une femme, me dit-elle, n’ayant point d’autre honneur à espérer que celui de plaire à son maître, elle se trouvait fort heureuse si Chériber avait d’elle l’opinion qu’il m’en avait fait prendre, et je ne devais pas être surpris qu’avec ce motif elle se fût conformée si facilement aux lois qu’il avait établies pour ses esclaves.
Ce dévouement sincère aux volontés d’un vieillard dans une fille charmante qui n’avait pas en effet plus de seize ans, me parut beaucoup plus admirable que tout ce que j’avais entendu du Bacha. Je croyais remarquer à l’air autant qu’au discours de la jeune esclave, qu’elle était pénétrée du sentiment qu’elle venait d’exprimer. La comparaison qui se fit dans mon esprit entre les principes de nos dames et les siens me porta sans dessein à lui marquer quelque regret de la voir née pour un autre sort que celui qu’elle méritait par tant de complaisance et de bonté. Je lui parlai avec douleur de l’infortune des pays chrétiens, où les hommes n’épargnant rien pour le bonheur des femmes, les traitant en reines plutôt qu’en esclaves, se livrant à elles sans partage, ne leur demandant, pour unique retour, de la douceur, de la tendresse et de la vertu, ils se trouvent presque toujours trompés dans le choix qu’ils font d’une épouse, avec laquelle ils partagent leur nom, leur rang et leur bien. Et croyant m’apercevoir que mes plaintes étaient écoutées avidement, je continuai de parler avec envie du bonheur d’un mari français qui trouverait dans la compagne de sa vie des vertus qui étaient comme perdues pour les dames turques, par le malheur qu’elles ont de ne jamais trouver dans les hommes un retour digne de leurs sentiments.
Cette conversation, où j’avoue que le mouvement de pitié qui m’emportait me fit laisser à la jeune Grecque peu de liberté pour me répondre, fut interrompue par Chériber. Il s’aperçut peut-être de la chaleur avec laquelle j’entretenais son esclave ; mais le témoignage de mon cœur ne me reprochant rien qui blessât sa confiance, je retournai à lui d’un air libre. Ses questions néanmoins ne furent accompagnées d’aucune marque de jalousie. Il me promit au contraire de me donner souvent le même spectacle si je le trouvais propre à m’amuser.
Il se passa quelques jours pendant lesquels je me dispensai volontairement de le voir, dans le seul dessein de prévenir toutes ses défiances par une affectation d’indifférence pour les femmes. Mais dans une visite qu’il me rendit lui-même pour me faire quelques reproches de l’avoir négligé, un esclave de sa suite remit un billet à l’un de mes gens. Ce fut à mon valet de chambre, qui me l’apporta aussi mystérieusement qu’il l’avait reçu. L’ayant ouvert, je le trouvai en caractères grecs, que je n’entendais pas encore, quoique j’eusse commencé depuis quelque temps à étudier cette langue. Je fis appeler aussitôt mon maître, qui passait pour un fort honnête chrétien, et je lui demandai l’explication de cette pièce, comme si le hasard l’eût fait tomber entre mes mains. Il m’écrivit la traduction : je reconnus tout d’un coup qu’elle venait de la jeune Grecque à qui j’avais parlé au sérail du Bacha. Mais j’étais fort éloigné de m’attendre à ce qu’elle contenait. Après quelques réflexions sur le malheur de sa condition, elle me conjurait, au nom de l’estime que je lui avais marquée pour les femmes qui aimaient la vertu, d’employer mon crédit à la tirer des mains du Bacha.
Je n’avais pris pour elle que les sentiments d’admiration qui étaient dûs naturellement à ses charmes ; et dans les principes de conduite que je m’étais formé, rien n’était si opposé à mes intentions que de m’engager dans une aventure, où j’avais à craindre plus de peine que de plaisir à espérer. Je ne doutai point que la jeune esclave, charmée de l’image que je lui avais tracée en peu de mots du bonheur de nos femmes, n’eût pris du dégoût pour la vie du sérail, et que l’espérance de me trouver toutes les dispositions que je lui avais vantées dans les hommes de mon pays ne lui fit souhaiter de lier avec moi quelqu’intrigue d’amour.
En réfléchissant sur les dangers de cette entreprise, je ne fis que me confirmer dans ma première résolution. Cependant, le désir naturel d’obliger une femme aimable, à qui je supposai que sa condition allait devenir un supplice, me fit chercher s’il était impossible de lui procurer la liberté par des voies honnêtes. Il me vint à l’esprit d’en essayer une, qui ne devait exercer que ma générosité, par l’engagement que je voulais prendre de payer sa rançon. La crainte de choquer le Bacha par mes offres était capable de m’arrêter. Mais je formai un plan qui satisfit toute ma délicatesse. J’étais lié fort étroitement avec le Sélictar, qui est un des plus importants personnages de l’Empire. Je résolus de m’ouvrir à lui sur le désir que j’avais d’acheter une esclave qui appartenait au Bacha Chériber, et de l’engager à se charger de cette proposition comme s’il eût souhaité de faire le marché pour lui-même. Le Sélictar y consentit, sans me faire trop valoir un service si léger. Je le laissai le maître du prix. La considération que Chériber avait pour son rang, le rendit plus facile que je n’osais l’espérer. J’eus dès le même jour la parole du Sélictar, qui me fit avertir en même temps qu’il m’en coûterait mille écus.
Je m’applaudis d’un si bel emploi de cette somme ; mais étant à la veille d’obtenir ce que j’avais désiré, je fis une réflexion qui m’était échappée dans l’ardeur de réussir. Qu’allait devenir la jeune esclave ; quelles étaient ses vues en sortant du sérail ? Se proposait-elle de venir chez moi et de se faire un établissement dans ma maison ? Je la trouvais assez aimable pour mériter que je prisse soin de sa fortune ; mais outre les mesures de bienséance que je devais garder à mes domestiques, pouvais-je éviter que le Bacha n’apprît tôt ou tard où elle s’était retirée, et ne retombais-je pas malgré moi dans l’écueil dont j’avais cru me garantir ? Cette pensée me refroidit tellement pour mon entreprise, qu’ayant vu le lendemain le Sélictar, je lui marquais quelque regret de l’avoir employé dans une affaire dont je craignais que le Bacha ne ressentît trop de chagrin. Et, sans parler de lui remettre les mille écus, je le quittai pour rendre ma visite à Chériber.
Partagé tout à la fois entre le désir de rendre service à l’esclave, l’embarras que j’en appréhendais, et la crainte de chagriner mon ami, j’aurais souhaité de trouver quelque prétexte pour me dégager absolument de cette aventure, et je délibérai si le meilleur parti n’était pas de m’ouvrir assez au Bacha même, pour connaître du moins si le sacrifice dont je lui avais fait comme une nécessité ne lui coûtait pas trop de violence. Il me semblait qu’avec une excuse aussi juste que celle des égards de l’amitié, je pourrais me dispenser sans grossièreté de satisfaire les caprices d’une femme.
Ma visite fut si agréable à Chériber, qu’ayant prévenu par les témoignages de sa joie l’ouverture à laquelle je m’étais préparé, il eut le temps de me raconter sans interruption qu’il avait une femme de moins dans son sérail, et que la jeune Grecque dont il m’avait procuré l’entretien était vendue au Sélictar. Il parut si peu contraint dans ce récit, que, jugeant de ses sentiments par ses expressions, je ne le crus point fort affligé de sa perte. Je remarquai encore mieux dans la suite qu’il n’avait aucune passion pour ses femmes. À l’âge où il était, les besoins du tempérament lui causaient peu d’inquiétude, et la dépense qu’il faisait dans son sérail était moins pour la satisfaction de son cœur que pour celle de sa vanité. Cette observation ayant levé tous mes scrupules, je perdis jusqu’à la pensée de les lui découvrir, et je crus devoir lui laisser celle où il était d’avoir acquis un droit essentiel sur la reconnaissance du Sélictar.
Cependant, m’ayant proposé d’aller passer quelques moments dans son sérail, il me parût embarrassé sur le compliment qu’il avait à faire à son esclave.
« Elle ignore, me dit-il, qu’elle va changer de maître. Après tous les témoignages qu’elle a reçus de mon affection, son orgueil sera blessé de me voir consentir si facilement à la mettre au pouvoir d’un autre. Vous serez témoin, ajouta-t-il, de la manière dont elle recevra mes adieux, car je vais la voir pour la dernière fois, et j’ai dit au Sélictar qu’il était le maître de se la faire amener quand il le jugera à propos. »
Je prévis que cette scène aurait en effet quelqu’agrément pour moi ; mais ce n’était point pour les raisons qui pouvaient la faire trouver embarrassante au Bacha.
N’ayant osé risquer un mot de réponse au billet de la jeune Grecque, je m’attendais bien qu’elle n’apprendrait point sans douleur que son esclavage allait augmenter dans le sérail du Sélictar. Que serait-ce de l’apprendre en ma présence, et de n’oser faire éclater son ressentiment par des plaintes ? L’esclave de Chériber était venu deux fois me demander ma réponse, et je m’étais contenté de lui dire que je répondrais à l’opinion qu’on avait de moi avec tout le zèle qu’on en attendait.
Au lieu de me conduire au salon, le Bacha fit avertir son esclave de venir nous joindre dans un cabinet où il donna ordre qu’on ne reçût qu’elle après nous. Sa timidité, en nous abordant, me fit connaître l’agitation de son cœur. Elle ne put me voir avec son patron, sans se flatter que j’étais entré dans ses intentions, et que je lui apportais peut-être l’heureuse nouvelle de sa liberté. Le premier compliment du Bacha dut la confirmer dans cette idée. Il lui déclara avec beaucoup de douceur et de politesse, que malgré toute l’affection qu’il avait pour elle, il n’avait pu se défendre de céder à un puissant ami les droits qu’il avait sur son cœur ; mais sa consolation, ajouta-t-il, était de l’assurer, en la perdant, qu’elle ne pouvait tomber entre les mains d’un plus galant homme ; sans compter que c’était un des premiers Seigneurs de l’empire, et le plus capable par ses richesses et son penchant pour l’amour, de faire un heureux sort aux femmes qui prenaient quelqu’ascendant sur lui. Il lui nomma le Sélictar. Un regard tremblant qu’elle jeta sur moi, et la tristesse qui se répandit tout d’un coup sur son visage me parut un reproche d’avoir mal compris ses intentions. Elle se figura que c’était moi qui la tirais effectivement du sérail de Chériber, mais pour la faire changer seulement d’esclavage, et que j’avais mal entendu par conséquent ou compté pour rien les motifs qu’elle m’avait donnés pour la servir.