XIX
Troisième collaborateur
Étienne et Maurice étaient littéralement abasourdis. Ils contemplaient bouche béante ces deux âmes damnées que la divinité présidant aux mélodrames leur envoyait « pour en finir avec la femme, » ces deux matassins de la farce parisienne, ces deux caricatures impossibles, ces deux queues rouges, introuvables ailleurs qu’en ce fin fond de la sauvagerie civilisée. Leur imagination n’avait jamais rêvé pareille chinoiserie.
Similor avait recouvré sa belle sérénité. Il se tenait droit, bourré dans son paletot tourterelle, et souriait avec complaisance, du haut de son col en baleines, aux paroles éloquentes qu’il venait de prononcer. Échalot, moins infatué de sa personne, baissait modestement les yeux et tournait ses pouces sous son tablier de pharmacien. Saladin, le triste enfant de carton, montrait une tête laide et blondâtre au-dessus de son épaule gauche.
Ajoutez Saladin aux groupes antiques, représentant Castor et Pollux, et vous n’aurez qu’une faible idée de ce tableau.
Voyant qu’on tardait à lui répondre, Similor reprit la parole avec plus d’amabilité.
« Pour quant à la surprise de vos secrets, poursuivit-il, partageant une fine œillade entre les deux collaborateurs, c’est l’effet d’un hasard involontaire, sans préméditation. Échalot et moi, incapables d’écouter aux portes ! Échalot, c’est ce jeune homme qui se charge du fruit de mes fautes, tout étant commun dans l’amitié. Il m’est bien connu depuis notre enfance ; j’en réponds comme de mon honneur propre pour la fidélité à tous les serments que nous prononcerons. Par ainsi, je venais voir en passant si ces messieurs avaient quelquefois besoin, avant de me coucher, et rendre réponse d’une commission de confiance à M. Michel. Non content que je voulais saisir l’occasion de vous présenter mon collègue, pour s’il y avait de l’ouvrage. Ça mange, la créature qu’il a avec lui. Donc, en marchant à tâtons, après qu’on a été entré de l’autre côté, nous avons entendu comme ça le mot en question, et voyant qu’on en mangeait ici, j’ai dit : L’audace est le favori de la fortune ! Offrons d’en être avec courage et fidélité. »
Ayant ainsi parlé, l’ancien maître de danse cambra ses beaux mollets, tandis qu’Échalot redressait d’un air modeste ses jambes grêles, supportant un torse d’athlète.
Il y a des bandits grotesques, mais qui font trembler à un moment donné, dès qu’ils cessent de faire rire. Ce n’était pas cela. Échalot et Similor atteignaient bien aux plus hauts sommets du burlesque, mais il semblait impossible qu’ils amenassent jamais la chair de poule à l’épiderme le plus sensible. Ils avaient bonne envie de mal faire, afin de se ranger et d’acquérir une honnête aisance ; mais tant de chevaleresque naïveté brillait parmi leurs laideurs toutes parisiennes et jumelles, malgré la différence de formes et de poils ! tant de candeur, tant d’esprit, tant de miraculeuse sottise parlait dans leurs regards ! ils semblaient si bien créés et mis au monde pour ne poignarder personne, que l’effet produit par eux, à la longue, sur nos deux dramaturges en herbe, fut une convulsive et irrésistible hilarité.
« Tu criais après des comiques ! dit le premier, Maurice, que son rire étouffait.
– Voilà nos pitres ! » riposta Étienne en se tenant les côtes.
Et tous deux de se tordre !
Échalot et Similor ne riaient pas ; bien au contraire, ils restaient confondus devant cette gaieté intempestive. Leurs visages désappointés disaient combien ils avaient compté sur leur entrée. Tout Parisien est comédien. Échalot et Similor s’étaient promis à eux-mêmes un grand effet en sus du bénéfice. Ils avaient vu au théâtre quantité d’entrées pareilles qui, toujours, réussissaient à miracle.
On avait parlé d’acheter à prix d’or des poignards. Présents, les poignards ! Et l’on riait !
Ils étaient braves tous deux et même mauvaises têtes ; pourtant l’idée de se fâcher ne leur vint pas, tant l’humiliation courbait leur fierté. Une insulte sérieuse, notez bien cela, eût glissé peut-être sur leur stoïcisme. Le point d’honneur, chez les sauvages de Paris, est la chose du monde la plus fantasque et la plus subtile.
L’espèce elle-même est très positivement une curiosité indescriptible. Je défends au plus minutieux observateur de peindre à peu près ressemblant cet amas de caprices monstrueux où la simplesse de l’enfance et l’effronterie émérite forment, selon leurs diverses proportions chimiques, des milliers d’alliages dissemblables. Le trait principal est toujours le même : mélange cru du bien et du mal, écrasés au hasard dans le mortier de notre barbarie ; mais combien les produits diffèrent !
Échalot et Similor étaient deux de ces vieux enfants, Hurons de nos lacs de boue, nous vous les montrons tels quels, sans opérer de retouche au moulage sur nature. Quiconque aura vu deux Iroquois de ruisseau qui ne seront précisément ni Similor ni Échalot, dira : invention. Devant Dieu et devant les hommes, nous jurons pourtant qu’ils vous ont offert des chaînes de sûreté sur le boulevard Saint-Martin.
« Amédée ! murmura cependant Échalot, tu vas me payer ça de m’avoir entraîné dans une démarche inconséquente… La paix, Saladin, puceron !
– Sois calme, bonhomme, repartit Similor doucement. On a la parole pour expliquer sa pensée.
– N’y a pas d’affront, reprit-il avec dignité en s’adressant aux deux rieurs. J’ai cru que vous ne seriez pas fâchés d’avoir un jeune homme de plus aux mêmes prix et facilités de payement pour la chose des mystères. On ne tient pas par goût à répandre le sang des semblables, ne l’ayant jamais versé jusqu’à ce jour…
– Comme c’est ça ! pleura Maurice malade de joie.
– Idéal ! idéal ! balbutia Étienne, qui se pâmait.
– Que néanmoins on n’est pas des nègres esclaves pour faire rire de soi impunément, poursuivit Similor dont la joue rougit légèrement.
– Et que si vous voulez, éclata Échalot, modernes et blancs-becs au biberon Darbo, rien dans les mains, rien dans les poches, on va vous jouer une partie carrée de tatouille, ici ou dans la rue, à la volonté de ces messieurs ! »
En même temps, il décrocha Saladin d’un geste v*****t, le posa par terre entre les pieds d’une chaise, et frotta énergiquement ses mains contre la poussière du plancher.
Similor n’eut que le temps de le saisir à bras le corps pour l’empêcher de bondir comme un lion.
« Modère ta fringale, lui glissa-t-il à l’oreille. C’est des farceurs, mais nous les tenons par leurs projets coupables ! »
Saladin, cependant, éveillé par le choc, poussa un vagissement de possédé qui sembla produire sur son père adoptif l’effet d’un son de clairon.
« Faut faire la fin de ces deux-là ! hurla-t-il en se débattant. »
Maurice riait encore, l’imprudent ; mais Étienne, moins téméraire, se réfugiait déjà de l’autre côté de la table, et nul n’aurait su dire quel dénouement tragique allait avoir cette scène si joyeusement commencée, quand l’entrée d’un personnage nouveau changea soudain la situation.
La porte s’ouvrit toute grande. Un homme de robuste apparence, à la physionomie froide et terne, parut sur le seuil. Quatre voix étonnées prononcèrent le nom de M. Bruneau.
Le nouveau venu salua poliment les deux jeunes gens, et de son pouce, renversé par-dessus son épaule, montra aux deux autres le chemin de l’escalier.
Échalot et Similor hésitèrent un instant, puis ils baissèrent les yeux sous le regard fixe de M. Bruneau et tournèrent le dos sans mot dire.
« On oublie quelque chose, » dit le nouveau venu en montrant du pied l’enfant qui se roulait dans ses lambeaux.
Échalot revint, le pris dans ses bras, et disparut au pas de course.
« Deux drôles de corps ! murmura tranquillement M. Bruneau. Pauvres garçons ! Deux bien drôles de corps ! »
Son œil, lent à se mouvoir, tourna autour de la chambre et fit l’inventaire de l’ameublement indigent. Son regard s’arrêta sur l’une des deux chaises restées vacantes.
« Asseyez-vous si vous voulez, voisin, dit Étienne assez lestement. Est-ce que, par hasard, nous serions à échéance ? »
Maurice ajouta d’un ton presque provoquant :
« Je ne savais pas que nous fussions ensemble à ce point d’intimité d’entrer sans frapper les uns chez les autres. »
Au lieu de répondre, M. Bruneau continuait à examiner la chaise.
« Je connais des tas d’histoires, prononça-t-il entre haut et bas. »
Nos deux amis se regardèrent étonnés.
« L’affaire de la lettre de change, reprit le voisin paisiblement, ne vient que fin novembre. Nous avons du temps devant nous. Est-ce que ce n’est pas ici chez M. Michel ?
– La chambre à côté, » répondit Étienne.
L’œil de Maurice interrogeait. Le voisin opposa à son regard sa prunelle lourde et terne.
« Il y a longtemps que vous n’avez vendu d’habits, dit-il. Je suis toujours dans la partie. »
Puis, sans transition, il ajouta :
« On trouve quelquefois des choses curieuses dans les poches des vieux habits… Je connais des tas d’histoires. »
Il alla prendre la chaise qu’il lorgnait depuis son entrée et répéta en l’apportant :
« Des tas d’histoires !
– Et c’est pour nous raconter des histoires ?… » commença Maurice.
M. Bruneau l’interrompit sans façon.
« Alors, demanda-t-il, M. Michel n’est pas à la maison ?
– Vous le voyez bien, » répliqua sèchement Maurice.
Étienne, en proie à son idée fixe de théâtre, se promettait déjà de reproduire ce type quelque part.
« Il ne rentrera pas de bonne heure ? demanda M. Bruneau.
– Non.
– J’entends bien. Mais, par exemple, il sortira dès le potron-minet. On ne mène pas une vie semblable pour son plaisir. »
À l’aide d’un large mouchoir à carreaux qu’il tira de sa poche, il donna un soigneux coup d’époussette à sa chaise et poursuivit en s’adressant à Maurice :
« Vous avez grande envie de vous fâcher, mon voisin. Ce serait un tort. Vous êtes tout jeunes, vous deux. Je me connais un peu en physionomies. Vous devez avoir bon cœur…
– N’empêche, s’interrompit-il en secouant son mouchoir, qu’il y avait drôlement de la poussière. La femme de ménage ne vient donc plus ? – Non. – Ah ! dame, les valets de chambre comme Similor, ça salit au lieu de rapproprier. »
Il s’assit avec précaution, en homme qui n’accorde pas aux quatre pieds de son siège une confiance illimitée.
Nous devons faire remarquer tout de suite que ces choses étaient dites et faites naïvement, pesamment, pacifiquement surtout, et de manière à éloigner l’ombre même du soupçon d’un parti pris d’insolence.
Étienne pouvait avoir raison ; ce bonhomme était peut-être un type, pour employer encore une fois, dans son sens convenu, cette expression emphatique et niaise, inventée de compte à demi par le roman à deux sous le tas et le théâtre en guenilles. Au premier aspect, cependant, il n’en avait pas l’air. Il faisait l’effet, pour le costume et aussi pour la tournure, d’un demi-bourgeois mal dégrossi ou d’un artisan qui commence à cacher du foin dans ses bottes. La profession qu’il se donnait n’outrepassait point, du reste, ce niveau social : il revendait des habits, manigançait un peu l’escompte et s’occupait de divers menus courtages.
Le réseau des petites rues qui avoisinent les Arts-et-Métiers amène les industries du Temple jusqu’à la porte Saint-Martin. Au Temple, tout le monde est juif d’Alsace ou de Normandie. M. Bruneau était Normand.
Au physique, c’était un homme entre deux âges, de taille moyenne, robuste, mais gauche. Son visage flegmatique n’indiquait point de méchanceté et réveillait je ne sais quelle idée de pure végétation. Toute sa personne, en somme, au premier aspect surtout, présentait avec beaucoup d’énergie l’apparence spécialement parisienne que les romantiques désignaient par le mot épicier.
Avez-vous vu fleurir ces monstres charmants qu’on nomme des orchidées ? Il vous serait impossible de trouver deux fantaisies qui se ressemblent dans ces collections de caprices. Leurs graines se sèment dans les fentes du vieux bois ; elles tombent des plafonds en chevelures impossibles. Ainsi est une certaine partie de la population de Paris. Ces invraisemblances pullulent autour de nous, si près que nous ne les voyons pas.
L’écrivain a bien plus beau jeu à peindre des raretés américaines ou chinoises. Il trouve le lecteur bénévole, parce que la distance est, pour ce dernier, une excuse de n’avoir point vu. Chaque fois que nous mettons en scène Échalot et Similor, ces deux magots plus baroques que ceux du Céleste-Empire, la terreur nous prend ; ces deux biscuits, parisiens de la tête aux pieds, modelés, mis au four et vernis avec un soin non pareil, vous ont vingt fois croisés dans la rue et vous ne les avez pas remarqués.
Qu’y faire ?
Mais M. Bruneau, à la bonne heure, vous ne connaissez que lui ! Ce n’est pas celui-là qui vous offensera par des prétentions à l’originalité. Son type est usé comme un vieux son ; sa physionomie est plate comme l’habitude…
Et pourtant, au risque de faire de ce récit un habit d’arlequin tout bariolé de demi-teintes, nous vous dirons à l’oreille que le second coup d’œil s’arrêtait sur M. Bruneau, surpris et presque effrayé. Sous la placide pesanteur de son allure, il y avait je ne sais quoi qui était une puissante originalité. Vous eussiez dit, au troisième coup d’œil, que ce terne et débonnaire visage cachait quelque terrible secret sous un masque de plâtre. Une grandeur latente était là, une beauté aussi, une pensée… Mais qui donc accorde un troisième regard à un M. Bruneau ?
En s’asseyant, il tira une grosse montre d’argent qu’il consulta, pensant tout haut :
« Il n’est que neuf heures à la Bourse. Nous avons le temps de bavarder.
– Puis-je savoir enfin ce qui vous amène ? demanda Maurice.
– Ce qui m’amène, mon jeune monsieur ? oui, oui, naturellement… mais plus tard. Auparavant, j’ai idée de collaborer avec vous.