CHAPITRE II - Un logis d’occasion

3633 Words
JEAN TRAINAIT L’OISEAU JUSQU’À LA GROTTE.CHAPITRE II Un logis d’occasionL’aurore les trouva dans la même position. Ils étaient si jeunes ! et l’on dort si bien à cet âge ! Grâce à l’habile ligature faite par son frère, Jeanne souffrait peu de son bras. Il lui arriva même de dire, après avoir félicité le jeune homme de sa dextérité : « Pourvu qu’en ma qualité de fille de médecin, je ne sois point appelée à te rendre le même service. J’en serais présentement fort empêchée, mon pauvre Jean, et je ne sais pas ce que nous deviendrions. – Grâce à Dieu, petite sœur, nous n’en sommes pas là, » répondit-il en souriant. Et, tout de suite, il se mit à découper une nouvelle tranche du gâteau anglais. Puis, fouillant derechef dans la caisse, il en retira, l’un après l’autre, un paquet de biscuits, dix livres de chocolat, un petit tube en fer contenant du thé, une bouteille de rhum, une de troix-six pur et une lampe à esprit-de-vin. « Ho ! ho ! mistress Elliott était femme de précautions ! murmura-t-il. Je voudrais bien lui témoigner ma reconnaissance en lui donnant une sépulture plus convenable que celle où elle repose. » Il s’avança jusqu’au bord de la grotte et se pencha sur l’ouverture. La mer, très unie, très calme, battait la roche à moins de deux mètres au-dessous de lui. « Vois donc, Jeanne, fit-il avec un petit frisson de terreur. Nous avons bien fait de monter au premier étage. La mer ne nous eût pas laissés tranquilles au rez-de-chaussée. » Ils échangèrent quelques réflexions pénibles sur leur triste situation. Puis, Jean continua : « Nous voici contraints d’attendre qu’il plaise à l’océan de nous livrer passage. » Et, récapitulant sur le bout de ses doigt, il arriva à cette conclusion rigoureuse : « Jeannette, nous avons passé la Ligne le 12 septembre. C’est le 19 que nous avons quitté le Saint-Jacques, il y a trois jours. La tempête venait du sud et nous devions nous trouver à la hauteur de Bahia. Donc, plus de doutes. Cette marée est une des plus fortes, une marée équinoxiale. Nous avons dû être rejetés au nord, et le point où nous sommes doit se trouver en plein équateur, sur la côte d’Amérique. » Jeanne hocha la tête. « Ce n’en est pas plus rassurant, car, en ce cas, nous sommes sur la côte du Brésil ou de la Guyane. – À la grâce de Dieu ! prononça hardiment le jeune homme. Il nous aidera. Dès que la mer nous permettra de descendre, nous commencerons l’investigation de notre domaine. En attendant, visitons la seconde boîte. » Il usa du même procédé pour l’ouvrir, et son couteau remplit l’office de levier pour en faire sauter le couvercle. Hélas ! la deuxième caisse ne leur apportait pas beaucoup de ressources. Elle ne contenait que du linge blanc pour femme, linge de rechange : un peignoir de mousseline à points rouges, bordé de dentelle ; quelques camisoles, trois chemises, une double ceinture de flanelle, deux douzaines de mouchoirs et six serviettes fines. La jeune fille ne put retenir une exclamation. « Encore un héritage de cette pauvre Elliot ! Il n’y a qu’une Anglaise pour emporter un pareil tas de précautions. – Qui ne lui ont pas servi, hélas ! mais qui nous servent, à nous. Elle avait exigé qu’on les plaçât dans la chaloupe. » Il ajouta, l’esprit tenaillé par une question à laquelle il ne trouvait pas de réponse : « Mais cette chaloupe elle-même, qu’est-elle devenue ? Elle aurait dû s’échouer en même temps que nous ? » Tandis qu’il faisait cette réflexion à haute voix, Jeanne, de sa main gauche valide, explorait le fond de la caisse. « Tiens ! s’écria-t-elle, il y a quelque chose encore. » Elle en retira un paquet de moyennes dimensions, également enveloppé de toile. C’était une élégante trousse de cuir, avec ciseaux, fil, aiguilles, dé à coudre, plus un peigne, une brosse, une brosse à dents, deux dentifrices, et, enfin, une pharmacie modèle contenant divers cachets de quinine, antipyrine, ipécacuana, émétique, rhubarbe, etc., etc., en un mot un assortiment de drogues et d’herbes médicinales auxquelles ne manquaient ni la graine de lin pour cataplasmes, ni la moutarde pour sinapismes. « Pauvre femme ! murmurèrent-ils encore. Tout cela ne l’a pas empêchée de mourir ! » Et deux larmes mouillèrent leurs paupières, car leur émotion était sincère. Jean prit alors le fourreau de cuir, et ce fut avec la plus vive joie qu’il en mit au jour le contenu. C’était un magnifique fusil à deux coups, dont l’un des canons superposés portait balle et avait la précision redoutable d’une arme de guerre. De plus cette arme était à répétition, et dans une cartouchière de nickel placée sous la crosse, Jean trouva douze charges, dont sept à plomb et cinq à balles coniques, à pointe d’acier. « Allons ! dit-il, voici pour les sauvages qui auraient la fantaisie de nous importuner. » Et ils éprouvèrent une joie enfantine à faire le compte de leurs richesses. N’étaient-ce donc pas des enfants, ce garçon de dix-sept ans et cette fillette de quinze ans ? Il est vrai qu’ils étaient, grands et forts pour leur âge. En outre, leur père, M. Rigaud, médecin de grand savoir, avait donné toute sa vie à ses enfants, demeurés orphelins de fort bonne heure. L’un et l’autre avaient reçu une éducation des plus soignées, très supérieure aux études que peuvent faire les jeunes gens du même âge. À dix-sept ans, Jean possédait ses deux diplômes de bachelier ès lettres et ès sciences. De son côté, Jeanne n’avait rien négligé de ce qui contribue à faire une femme accomplie, tout ce qui orne l’esprit et enrichit, le cœur, en y joignant l’entente des choses pratiques, sans lesquelles une femme est incapable de tenir une fonction utile dans la société. Rompus à tous les exercices du corps, ils avaient dû à leur vigueur autant qu’à l’art de la natation d’échapper à la mort cruelle qui avait frappé leurs compagnons de naufrage. À cette heure, au lieu de gémir sur l’incertitude de leur destinée, ils l’envisageaient avec sang-froid et résolution. Jean, qui devisait paisiblement avec sa sœur, conclut par une parole virile, digne d’une âme de héros : « Petite sœur, Dieu nous éprouve. Mais le proverbe dit : Aide-toi, le ciel t’aidera ! » Que de fois notre père ne nous l’a-t-il pas répété ! Ne nous abandonnons donc pas au découragement. Nous triompherons des obstacles en restant unis dans la lutte, en soutenant nos efforts d’une bonne parole, d’une espérance commune. – Et en nous aimant bien, n’est-ce pas, mon petit frère ? fit Jeanne en tendant son beau front au b****r de Jean. Deux, heures s’étaient écoulées depuis leur réveil. La mer se retirait maintenant, laissant la plage accessible aux naufragés. Jeanne pria son frère de fendre sa manche, afin qu’elle pût ôter le vêtement encore humide qu’elle avait gardé jusqu’alors par nécessité. « Puisque la Providence fait de nous les successeurs de mistress Elliott, je vais en profiter pour faire un peu de toilette. – Tu as raison, dit Jean, et je suivrai ton exemple en prenant un bain de mer. » Une demi-heure plus tard, les deux jeunes gens avaient, tant bien que mal, fait peau neuve. Cela n’alla pas sans exclamation et même sans rires, que provoqua l’accoutrement bizarre de Jean, obligé de revêtir l’une des camisoles de la pauvre défunte. La jeunesse ne perd jamais ses droits, et Jeanne ne put résister à ses accès d’hilarité. « Maintenant, dit Jean, il nous faut partir en excursion pour relever les bornes de notre domaine. Il est bien malheureux qu’à défaut d’instruments plus précis, nous n’ayons pas au moins une montre à notre disposition ? – Pardon, fit Jeanne. La mienne ne m’a jamais quittée. Si tu veux bien fouiller dans ma poche, tu l’y trouveras dans son fourreau de cuir. Peut-être marche-t-elle encore ? Je ne la monte que tous les trois jours. » Ô bonheur ! La montre était dans la poche et elle marchait. Jean la prit et l’ouvrit avec soin. Rien ne l’avait lésée. C’était un magnifique chronomètre en or. Jeanne, peu coquette, avait préféré cet instrument de précision à ces joyaux inutiles, mais charmants, dont se décore l’aimable vanité des femmes. « Sept heures précises, » dit le jeune homme. Et, regardant le soleil, il ajouta : « Le soleil fait avec nous un angle de vingt-cinq degrés environ. Nous sommes dans son axe. À midi, il sera juste au-dessus de nos têtes. Sais-tu ce que cela signifie, Jeannette ? – Je crois le savoir, répondit-elle. Cela signifie que nous sommes sous l’équateur, ou peu s’en faut. – Oui, et, ce soir, si le ciel est clair, nous serons entièrement renseignés, car nous verrons, en même temps, les constellations des deux hémisphères. Pour le moment, tâchons de nous retrouver. Ils se dirigèrent vers leur droite, c’est-à-dire vers le sud, le nord étant gardé par l’innombrable armée des caïmans dont ils n’avaient aperçu que l’avant-garde. Des piaulements plaintifs leur firent bientôt tourner la tête, et Jean vit qu’ils venaient d’un oiseau de mer blessé. En s’approchant, il reconnut l’albatros auquel, d’un coup de pierre, il avait cassé l’aile la veille. « Mon camarade, dit-il, ce sont les lois de la guerre. Ma petite sœur, elle aussi, avait le bras cassé. Cela ne t’a pas empêché de l’attaquer fort déloyalement en compagnie de tes camarades. Il ne t’en serait pas arrivé autant si tu avais été plus chevaleresque. » Et comme Jeanne riait, son frère ajouta : « Au surplus, j’ai pitié de toi. Un albatros qui ne vole pas n’est plus un albatros ; ce ne peut être qu’un pot-au-feu pour malades. J’ai pitié de toi et nous sommes quasiment malades. Échange de bons procédés. Je vais terminer tes souffrances et tu nous fourniras un ou plusieurs repas. C’est dit. » Sur l’heure, en deux coups de crosse, il acheva l’oiseau et le traîna jusqu’à la grotte. « Reste à le plumer et à le faire cuire, fit observer Jeanne en souriant. – Sans doute, ma sœur. Mais je me suis toujours laissé dire que cette sorte de volatile est dure et coriace. J’ai quelque idée que l’albatros doit ressembler à la bécasse. Ça doit se manger faisandé. » Ils cachèrent leur gibier avec le reste de leurs provisions sous une couche de goémon frais sur laquelle ils calèrent trois ou quatre grosses pierres, et reprirent leur course le long de la côte. Ils n’eurent pas loin à se rendre pour mesurer leur domaine dans le sud. Le promontoire rocheux se terminait brusquement sur un angle extrêmement aigu, long de trois cents mètres au plus, par-delà lequel le régime des lagunes et des marais pestilentiels reprenait son empire. « Vraiment ! s’exclama Jean, en attendant que nous apprenions son nom véritable, nous pouvons baptiser notre séjour : l’Île aux Caïmans ! – Oui, répliqua Jeanne, avec une profonde reconnaissance dans la voix comme dans le cœur, et nous devons remercier Dieu de nous avoir fait échouer sur ce point large de moins d’un kilomètre. Un peu plus, à droite, un peu plus à gauche, et nous étions sûrement dévorés par ces horribles bêtes. » Et, en achevant ces mots, la jeune fille ne put retenir une exclamation d’horreur. Sa main, convulsivement tendue, montrait à Jean une flaque d’eau marécageuse dans laquelle, comme pour confirmer ses paroles, les hideux sauriens se disputaient les lambeaux d’une dépouille humaine encore vêtue des loques d’un costume de matelot. « Pouah ! fit le jeune homme en saisissant son fusil. J’ai bonne envie d’envoyer une balle au plus gros de la b***e. » Jeanne le retint vivement et lui adressa ces paroles pleines de sens : « N’oublie pas que tu n’as que douze cartouches. Réserve-les pour de plus utiles besognes. – Tu as raison, petite sœur, acquiesça Jean. Si nous devenons riches… en munitions, je m’offrirai la joie de tuer chaque jour dix de ces sales bêtes avant chaque repas. – À ce compte, plaisanta Jeanne, si nous restons ici une année, tu détruiras dix mille neuf cent cinquante crocodiles. C’est un joli chiffre d’extermination. Je suis sûre que la terre entière ne le fournirait pas. – Quelle erreur est la tienne ! On a essayé de dresser une statistique approximative des reptiles et des sauriens. On a dû y renoncer. Rien qu’en Amérique, dans les rios de la Floride, du Mexique et du Guatemala, deux mille chasseurs acharnés à leur destruction ne parviennent point à en purger le pays. On en est réduit à se demander de quoi peuvent bien vivre ces désagréables animaux, et l’on est obligé de conclure qu’ils se nourrissent de leur mort. » Cet échange de réflexions avait conduit les deux jeunes gens jusqu’à la pointe du cap. De là, en se retournant, ils purent embrasser une bonne partie de la côte, et ce coup d’œil d’ensemble leur fournit un précieux renseignement. Sur un développement d’une douzaine de kilomètres, la mer affleurait ou baignait des terres basses et des lagunes, coupées, çà et là, de pointes rocheuses pareilles à celle sur laquelle ils se trouvaient. Au-dessus, la forêt dressait son immense rideau vert, impénétrable. À quelque cinq kilomètres vers le sud, le rivage rentrait brusquement dans l’ouest par une courbe fuyante, devant laquelle une ligne blanche, faite de bouillonnement et d’écume, décelait la présence d’une barre. « Jeanne, remarqua Jean à haute voix, il y a certainement un grand cours d’eau par là. – Oui, répondit la jeune fille, et plus loin encore dans le sud, la terre recommence. » Elle montrait à son frère une bordure mauve, indécise, émergeant de la brume. « Voilà qui modifie un peu mes idées, reprit Jean. Il va falloir renoncer à l’île pour nous contenter de quelque péninsule de terre ferme. Je le regrette. L’île me convenait davantage. » Soudain Jeanne jeta un cri de joie. « Oh ! regarde, Jeannot. Si nous remontons directement du point où nous sommes vers la forêt, nous avons un chemin tout fait devant nous. Les roches éboulées forment un véritable escalier. » Et s’appuyant de la main gauche à l’épaule robuste de son frère, la jeune fille le suivit dans l’ascension de cet escalier de géants qui leur permit enfin de prendre pied sur la crête de la falaise, à la lisière même de la forêt. « La forêt vierge ! » s’écrièrent-ils en même temps, avec le même sentiment de crainte admirative. Oui, c’était bien la forêt vierge, la forêt équatoriale, dans sa luxuriante et malsaine splendeur. La mer seule, par une cassure nette du sol, en avait arrêté l’expansion vers l’est. À l’occident, sans doute, elle se prolongeait en d’effrayantes et mystérieuses profondeurs, confondant et mêlant ses troncs prodigieux et ses lianes antédiluviennes, étreignant les uns dans le lacis des autres, pleine d’une ombre que le soleil ne pénétrait point, mais aussi de miasmes mortels, d’herbes vénéneuses, de reptiles aux crochets foudroyants, aux anneaux constricteurs, de fauves aux griffes terribles. Là se voyaient des arbres de toutes essences que les jeunes gens rencontraient pour la première fois, et des fleurs aux corolles éclatantes où venaient boire des oiseaux merveilleux et des papillons aux ailes de pourpre et d’or. Le frère et la sœur demeurèrent un moment silencieux, en contemplation devant ce magnifique spectacle. Puis Jean, secouant le premier l’espèce de torpeur où l’avait plongé cette vue, s’écria : « Allons, botaniste, fais le recensement de cette flore superbe. Qu’y découvres-tu ? » Jeanne hocha la tête et répondit, sans fausse honte : « Mon cher frère, tu me parais oublier que j’ai étudié la botanique en France. Comment veux-tu que je puisse faire la nomenclature d’arbres et de plantes dont je ne saurais distinguer les essences ? » Cependant elle en reconnut plusieurs pour en avoir lu la description et vu les échantillons au Jardin des Plantes ou au Jardin d’Acclimatation à Paris, et les nomma à son frère ; le balata, le ouacapou, le simarouba, le cèdre noir, le grigon, le langoussi, le touka, le caoutchouc, le cacaoyer. Entre la bordure de la forêt et l’arête de la falaise courait une b***e de terre de vingt à vingt-cinq mètres de largeur, dont les extrémités s’abaissaient brusquement vers les lagunes où les espèces terrestres se mêlaient aux palétuviers. Il ne fallait donc pas songer à descendre par là pour faire le tour du rivage. « Décidément, prononça Jeanne un peu découragée, nous sommes condamnés à mourir sur ce pauvre coin de terre où la végétation d’une part et les marais de l’autre nous séquestrent. – À moins que nous ne parvenions à faire le tour de l’île en bateau. – Oui, mais où est le bateau ? – Nous le ferons, petite sœur. Pas de découragement. Avec l’aide de Dieu, la volonté humaine surmonte tous les obstacles. En attendant, essayons tout de même de pénétrer dans la forêt. Peut-être n’est-elle pas aussi inhospitalière qu’elle en a l’air, et nous fournira-t-elle un abri. D’ailleurs le soleil commence à se montrer cruel, et les arbres nous donneront de l’ombre à défaut de secours plus efficace. » Il donna l’exemple et s’avança résolument sous le couvert du bois. Les premiers pas n’y furent pas très difficiles. L’influence des vents de mer s’exerçait sur un large rayon, refoulant les herbes trop vivaces, les lianes dangereuses ou encombrantes, et aussi les animaux redoutables. Les deux enfants purent ainsi s’enfoncer de deux cents mètres environ dans l’asile inviolé, sur un terrain que tapissait une sorte de mousse moelleuse, entremêlée de fougères aux larges feuilles dentelées, de bruyères épineuses et de variétés d’orchidées rares, épanouies par un caprice de la nature au sein des plus humbles graminées. « Jusqu’à présent, dit Jeanne, cette côte ne diffère pas sensiblement de celles de la France. – Si ce n’est par ses fleurs, » répondit Jean, en désignant les magnifiques spécimens épanouis sous son regard. Ils continuèrent leur marche et gagnèrent encore une centaine de pas. Mais déjà l’herbe se faisait plus haute, le fouillis plus inextricable. Il ne fallait pas songer à pousser plus loin. Brusquement Jeanne s’arrêta et, retenant son frère par le bras, lui montra un arbre magnifique à dix ou quinze mètres de l’endroit où ils se trouvaient. « Vois donc comme c’est étrange, un séquoia sous cette latitude ! » Ils s’approchèrent. C’était bien un de ces cèdres admirables qui affectionnent la Californie, où ils atteignent d’invraisemblables proportions et s’élèvent jusqu’à des niveaux de cent mètres. Celui que les jeunes naufragés avaient sous les yeux était digne de ses frères de l’Amérique du Nord. Il sortait de terre en une seule bille d’un diamètre de six mètres environ, reposant sur des racines puissantes dont la circonférence était pour le moins quadruple de celle du tronc. Des pousses moyennes et déformées, d’énormes nœuds, bossuaient ce tronc et présentaient comme des degrés facilitant l’ascension. « C’est un château fort que cet arbre ! s’écria Jeanne enthousiasmée. – Escaladons-le, » proposa Pierre. En quelques secondes, aidant sa sœur qui n’avait qu’un bras à sa disposition, il grimpa sur le vaste tronc, dont le centre, haut de quatre mètres environ, formait une fourche à cinq pointes. D’une plate-forme, assez large pour permettre d’y faire six pas dans tous les sens, s’élançaient cinq maîtresses branches dont trois hommes n’auraient certainement pas pu embrasser la moindre. « Tu as raison : c’est un château fort ! L’essentiel est de nous en emparer. – Qui nous en empêche ? questionna allègrement la jeune fille. Rien ne me semble plus facile. Nous n’avons qu’à en faire l’ascension et à nous y installer. – Voilà ce qui te trompe, riposta Jean. Je suis persuadé que ce cèdre paisible a déjà des hôtes, peut-être fort désagréables, et qui ont sur nous l’avantage d’être les premiers occupants. » Il n’avait pas achevé sa phrase qu’un bruissement étrange se fit entendre tout près d’eux et leur imposa silence. Ils tendirent l’oreille. Cela semblait venir de l’arbre lui-même, sous leurs pieds. « Attention ! murmura le jeune homme, voici du nouveau. » Soudain Jeanne jeta un petit cri et fit deux pas de retraite, se réfugiant près de son frère. D’un trou circulaire, au centre même de la fourche, et auquel ils n’avaient point pris garde tout d’abord, quelque chose émergeait, une tête plate et triangulaire aux énormes maxillaires, surmontée d’yeux rougeâtres. Une langue fourchue en jaillissait, mêlant à des jets de bave cette espèce de sifflement qui avait épouvanté les deux enfants. C’était un mapana, un de ces trigonocéphales de grande taille, si communs dans l’Amérique équatoriale et tropicale, dont la longueur ne le cède pas à celle du boa et dont la venimeuse morsure donne la mort en moins d’une heure. Jean et sa sœur avaient reculé. Pour descendre de l’arbre, il leur aurait fallu enjamber le trou et passer sur le corps du hideux reptile, à portée de ses crochets mortels. Il n’y fallait pas songer. Sans bruit, le jeune homme aida sa sœur à grimper sur la branche la plus rapprochée qui formait comme un deuxième étage de la sylvestre mais dangereuse demeure. Il savait que les serpents de cette espèce montent difficilement en ligne verticale. Le plus pressé était donc de se mettre à l’abri d’une attaque. Dès qu’il eut installé Jeanne dans les ramures géantes de la branche, il se mit en retraite lui-même. Cependant le mapana sortait lentement de son trou et déroulait les anneaux de son corps noir et luisant, marbré de taches vertes. Il devenait évident qu’il prenait l’offensive et cherchait la bataille. Ses sifflements croissaient en fréquence et en intensité. Il dardait sa langue et projetait son écume dans toutes les directions. En même temps ses prunelles devenaient incandescentes et sa gueule menaçante s’ouvrait et se fermait avec un claquement sec des mâchoires, laissant voir les effroyables crochets sur le fond rouge du gosier. « Il va s’élancer sur nous, prononça Jeanne épouvantée. Qu’allons-nous devenir ? – Attends, petite sœur, et ne désespère pas encore, » répliqua, le courageux garçon. Tout en reculant devant la bête hideuse, il avait repris son fusil qu’il portait en bandoulière. Par précaution, il en avait chargé les deux coups avant de pénétrer dans le couvert du bois. L’un des canons portait donc une cartouche à balle, l’autre une cartouche à plomb dont Jean ignorait la force et le calibre. C’était pourtant de celle-ci qu’il devait se servir contre un adversaire dont le peu de surface n’offrait qu’une cible incertaine à la balle. Il laissa néanmoins le reptile développer la partie supérieure de son corps, afin de le mieux viser. C’était un serpent vraiment énorme, et n’eussent été ses crochets gonflés de venin, Jean aurait pu croire, à mesurer de l’œil les quatre mètres de son corps sinueux, qu’il avait affaire à un python. JEAN ÉTAIT ATTENTIF.« Tire, Jean, tire ! » s’écria Jeanne haletante, en voyant le monstre rassembler ses anneaux pour se détendre à la façon d’un arc. Car si le mapana n’a point le privilège de grimper aux troncs lisses, il possède le redoutable avantage de pouvoir bondir à des distances égales à la longueur de son corps. Mais Jean était attentif. Il avait épaulé et, le doigt sur la détente de son arme, il surveillait tous les mouvements de l’ennemi. Soudain le reptile ôta du creux l’extrémité de sa queue et prit son élan en deux ou trois fortes secousses. L’essor fut arrêté net. La charge, faisant presque balle, fracassa la hideuse mâchoire et rompit la colonne vertébrale en deux ou trois endroits. Comme un chiffon sans consistance, les anneaux se déroulèrent en s’affaissant. « Dieu soit loué ! s’écria la jeune fille, le voilà mort ! Pourvu qu’il n’y en ait pas d’autres ! » Jean redescendit vers le centre de l’arbre et poussa du pied l’affreuse loque encore terrifiante. Puis il revint aider sa sœur. Mais Jeanne, installée dans les branches supérieures, s’y trouvait fort, à l’aise. « Si nous nous établissions à demeure dans notre nouveau logis ? demanda-t-elle gaiement. Je le trouve plus confortable que l’autre, et, avec quelques aménagements bien compris… » Jean l’interrompit en riant. « Tu as raison, petite sœur, et je goûte ton avis. Mais dans l’état ou il est, ce ne peut être qu’un logis provisoire. » Tous deux quittèrent l’arbre qui avait failli leur devenir si funeste et redescendirent vers la mer.
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