PROLOGUE
Spatioport de Yardell, espace curizan
Dix ans plus tôt
— Tu as fait le mauvais choix, dit Adalard Ha’darra à voix basse en poussant le reptilien.
L’assassin bovdean recula d’un pas chancelant et serra le manche de la dague qui dépassait de son torse.
— Le règne de la famille Ha’darra est terminé, asséna-t-il d’une voix gutturale. Le Nouvel Ordre sera plus puissant. Tellement puissant que même la famille Ha’darra ne pourra… pas… nous… arrêter.
La voix de l’assassin mourut en même temps que lui. Adalard écouta ses derniers mots sans aucune émotion.
— Malheureusement, tu ne seras plus là pour voir notre supposée chute.
Les yeux vert foncé de l’homme roulèrent dans leur orbite et son corps glissa mollement contre le mur.
Adalard se détourna et scruta calmement le couloir sombre, à la recherche de l’informateur qu’il suivait. Un juron lui échappa lorsqu’il eut la confirmation que le Tiliqua effrayé s’était enfui.
Avec précaution, il tâta sa joue gauche et grimaça à la vue de ses doigts poisseux de sang. Le Bovdean visait l’informateur d’Adalard, mais l’avait touché lui.
Il dirigea une impatiente vague d’énergie guérisseuse vers sa blessure, juste assez pour arrêter le saignement, tandis qu’il s’agenouillait pour fouiller l’assassin. Comme il s’y attendait, celui-ci ne portait aucune pièce d’identité.
Récupérant sa dague, il essuya le sang sur les vêtements de l’homme, se releva et étudia l’allée. Le spatioport de Yardell accueillait surtout des criminels, en raison de sa situation en périphérie des couloirs de circulation entretenus par les Curizans.
Tant qu’Adalard serait ici, il ne pourrait baisser sa garde. Il était probable que certains des groupes qu’il avait mis en colère au fil des ans se trouvent dans les parages et ils ne se gêneraient certainement pas pour finir ce que le Bovdean avait commencé.
Il pivota et partit dans la direction où le Tiliqua s’était enfui, mais il ralentit lorsqu’il vit son général et deux soldats du Rayon I pénétrer dans la ruelle. Son sourire désabusé tira sur la profonde entaille à sa joue. Il fit tournoyer sa dague et la glissa dans le fourreau à sa taille.
— Prince Adalard, le salua le général Tiruss.
— Vous avez trouvé les deux autres rebelles ? répondit Adalard.
Rimier Tiruss secoua la tête.
— Pas encore. Ils se sont enfuis par les tunnels de maintenance souterrains. Vous avez besoin d’un guérisseur ?
Adalard haussa un sourcil.
— Non. J’ai besoin des deux autres assassins. Celui-là est mort trop rapidement, dit-il en lançant un regard agacé au cadavre par-dessus son épaule.
— Nous les trouverons. J’ai ordonné que tous les vaisseaux soient fouillés avant leur départ. Quiconque tentera de partir sans permission sera abordé… ou abattu, répondit Tiruss.
— Bien. Je veux savoir qui travaille avec mon demi-frère. Je vous retrouve au vaisseau plus tard. Il faut que je trouve l’informateur.
— Soyez prudent. Je suis presque certain d’avoir vu un avis de recherche avec votre tête dessus dans l’une des boutiques, plaisanta le général.
Adalard haussa un sourcil.
— Seulement un ? Je dois perdre la main, répondit-il avec un rictus sardonique.
* * *
Plusieurs heures plus tard, Adalard était assis à l’extérieur de l’un des nombreux établissements de boissons du spatioport. De mauvaise humeur, il but une gorgée de son verre. Il savait que Ben’qumain, son demi-frère, était responsable des tentatives d’assassinat visant le reste de sa famille. Les attaques avaient commencé par le meurtre de leur père commis par Ben’qumain.
Celui-ci avait soif de pouvoir, mais il était stupide et faible. Adalard grimaça de dégoût lorsqu’il pensa à leur cousine Aria. Sous les ordres de son demi-frère, cette g***e avait capturé son frère aîné, Ha’ven, et l’avait torturé. Il s’inquiétait des effets que son séjour sur l’Enfer, l’astéroïde minier où il avait été emprisonné, avait encore sur lui.
Ses sombres réflexions furent interrompues par le petit « bip » d’une communication entrante. Il posa sa boisson sur la table et appuya sur le bouton du communicateur près de son oreille. Le serveur se hâta dans sa direction. Adalard secoua la tête et couvrit son verre de sa main. Il ne voulait pas être distrait pendant qu’on le servait ; il ne serait pas aussi facile de guérir d’un empoisonnement que de la blessure à son visage.
— Ici Adalard.
— Tu as trouvé quelque chose ? demanda Ha’ven.
— Pas encore, mais un assassin bovdean m’a refait le portrait. Le Tiliqua qui aurait pu avoir des informations est mort. Tiruss cherche les deux hommes qui ont été vus avec l’assassin.
Adalard toucha la ligne discrète de sa nouvelle cicatrice. Les regards appréciateurs que lui lançaient certaines femmes qui déambulaient dans la pièce l’amusaient. Il pourrait bien la garder en souvenir.
— Zoran Reykill a disparu, annonça abruptement son frère.
Adalard se figea… Le roi de Valdier avait disparu.
— Tilkmos, jura-t-il doucement. « Bordel. » Ils ont des pistes ?
— Pas encore. Continue de chercher, grogna Ha’ven. Une fois que ces salauds se seront planqués, il sera difficile de les débusquer.
— Tiens-moi au courant.
— Oui. Oh, et tu devrais prendre des nouvelles de Flèche. Il a été attaqué.
— C’est grave ? s’inquiéta Adalard.
— Il a dit qu’il était en meilleur état que l’assassin qui s’en est pris à lui, répondit Ha’ven avec fierté et amusement.
— Je vais le contacter, dit Adalard avant de mettre fin à la communication.
Il détacha le communicateur vidéo de sa ceinture et le serra dans ses mains tout en posant les coudes sur la petite table ronde. Une ride d’inquiétude lui creusait le front. Flèche, son jumeau, possédait le cœur d’un guerrier, mais il avait plus sa place dans un laboratoire que sur le terrain.
— Ouvre la communication avec Flèche Ha’darra, ligne sécurisée 183, demanda-t-il d’une voix tendue.
Tandis qu’il attendait que la connexion s’établisse, il étudia la foule qui passait devant lui. Il était impossible de ne pas voir les regards interrogateurs que lui décochaient certains habitants. Il baissa une main vers le bouclier de défense personnel à sa taille et l’activa. Il s’agissait d’un prototype conçu par son jumeau pour absorber les tirs laser et envoyer une belle décharge à quiconque s’approcherait d’un peu trop près.
— Je vais bien, Adalard, grogna Flèche en guise de salutations.
— On ne dirait pas, à t’entendre, répondit-il, notant la tension dans sa voix. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu veux que je commence par quoi, l’embuscade ou l’explosion qui a suivi ? Nom d’une couille de dragon ! Ça fait mal ! Vous n’êtes pas censé anesthésier la zone d’abord ? Je pourrais faire le travail moi-même et avoir moins mal, lança sèchement Flèche au guérisseur hors champ.
Adalard fronça les sourcils.
— Ha’ven ne m’a pas dit quelles étaient tes blessures, seulement que l’assassin était en moins bon état que toi.
Le petit grognement de son frère se fit entendre dans le communicateur.
— Ouais, eh bien, être mort est pire, même si en cet instant, je suis tenté de croire l’inverse. Ça ira mieux une fois que ce barbare qui se fait appeler guérisseur aura fini de me torturer, rétorqua-t-il.
— Qui est avec toi ? exigea de savoir Adalard.
— Premier officiel médical Jaron d’Camp, monsieur, répondit l’intéressé.
— Les blessures de mon frère sont-elles graves ?
Flèche lança l’ordre, entrecoupé de jurons, à Jaron de ne rien dire. Adalard écouta, mi-amusé, mi-inquiet, jusqu’à ce que le communicateur vidéo que son jumeau avait oublié pendant sa tirade lui glisse des mains, révélant le tissu brûlé qui lui recouvrait la jambe et le flanc droits.
— Je vais bien. Dès que Jaron en aura terminé avec moi, je t’enverrai un rapport, non pas que j’ai trouvé grand-chose à y mettre, finit-il par répondre.
— Tilkmos, Flèche ! Tu aurais dû rester au labo. On dirait que tu t’es fait rôtir par un dragon, grogna-t-il en secouant la tête avant d’ordonner : Jaron, prenez bien soin de mon frère.
— Bien sûr, monsieur. Mais pour ça, il faudrait qu’il coopère, répliqua le guérisseur avec une expression sévère.
Flèche leva le communicateur pour que l’homme ne soit plus visible et fusilla Adalard du regard.
— Je déteste les guérisseurs. Je t’enverrai mon rapport dans quelques heures. Cette blessure risque de mettre plus de temps à guérir, admit-il, penaud.
— Prends ton temps. J’ai le sentiment que je vais être ici un moment, répondit Adalard avant de mettre fin à la communication.
Il se carra dans son siège, saisit son verre et le vida d’un trait. Qui serait assez effronté pour capturer le dirigeant valdier et attaquer la famille Ha’darra en même temps ? Ben’qumain pourrait être derrière l’un de ces événements, mais les deux ? Connaissant son demi-frère, ce n’était pas complètement impossible, mais il aurait besoin d’une aide conséquente — ce qui signifiait un réseau de traîtres bien plus étendu, mieux organisé et dont le financement était plus important que ce qu’Adalard et ses frères avaient imaginé.
Sans oublier que réussir à capturer Zoran n’était pas une mince affaire. Les métamorphes dragons étaient dangereux. S’étant battu contre eux pendant la Grande Guerre, Adalard était bien placé pour le savoir.
Il repensa sombrement au conflit qui avait ravagé Heron Prime pendant plus d’un siècle. Les guerriers curizans, valdiers et sarafins comptaient parmi les êtres les plus dangereux de l’univers, grâce aux capacités uniques accordées à chacune des trois espèces par la déesse Aikaterina. Ils seraient encore en train de s’affronter si Vox d’Rojah, le roi des Sarafins, et Creon Reykill, le prince valdier, n’avaient pas été coincés ensemble alors qu’ils essayaient de s’entretuer. Finalement, ils avaient découvert que la guerre avait été déclenchée et perpétuée par une alliance de traîtres déterminés à éliminer les maisons régnantes des trois mondes.
Suite à ces événements, une amitié forte et indéfectible était née entre Vox, Creon et Ha’ven. Depuis lors, Adalard et ses frères travaillaient sans relâche afin de démasquer tous ceux qui étaient impliqués dans ce renversement, et de ramener la paix au sein de leurs peuples. La disparition de Zoran Reykill était l’étincelle qui allait rallumer les brasiers de la guerre.
— Je prie la déesse pour que ça n’arrive pas, murmura Adalard pour lui-même. Je déteste vraiment me battre contre ces salauds de métamorphes dragons en armure.
Il soupira et posa son verre vide sur la table. Après avoir désactivé son bouclier, il fit signe au serveur de le resservir.
* * *
Caché dans l’ombre, Hamade Dos observait le prince Ha’darra. Une lueur de rage faisait scintiller ses yeux et il serra plus fort la poignée de son blaster. Le Curizan avait facilement éliminé l’assassin bovdean. Cet idiot ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même pour avoir sous-estimé ses compétences.
— Vous voulez que je l’attire ? demanda Lesher Comoros à voix basse derrière lui.
— Non. Le Curizan a probablement déjà ordonné que chaque vaisseau soit fouillé. Il vaut mieux qu’on attende.
— Mais pourquoi ? protesta Lesher, l’air mécontent. Il est juste là ! Un tir propre entre les deux yeux et c’est fait. Ça sera une étape de plus vers l’élimination de toute la famille Ha’darra. Ben’qumain…
Sa phrase mourut sur ses lèvres à la vue de la lueur inquiétante dans les yeux de son supérieur.
— Ben’qumain est un idiot qui va se faire tuer. Si tu veux te sacrifier pour la cause, très bien, mais pas si ça compromet ma fuite, et puis il est protégé, probablement grâce à un appareil que son jumeau a créé. J’ai prévenu Ben’qumain que ses demi-frères ne tomberaient pas facilement. Il aurait dû me laisser m’occuper de ces trois-là il y a des années, dit Hamade.
— Et les d’Rojah ? Est-ce qu’ils pourraient être accusés si vous tuez Ha’darra ? suggéra Lesher, faisant référence à la famille royale sarafin.
L’exaspération le gagna.
— Ha’ven Ha’darra et Vox d’Rojah ont noué des liens trop étroits pour que cette ruse fonctionne une nouvelle fois. J’ai un infiltré qui s’occupera des d’Rojah. Maintenant que les familles royales se sont unies, il faut opter pour une approche différente.
Lesher fronça les sourcils et considéra Adalard Ha’darra, la mine sombre. Hamade l’ignora et se fondit dans la foule de marchands et d’acheteurs. Une minute plus tard, Lesher lui emboîta le pas.
Ce n’était pas que Hamade ne faisait pas confiance à son lieutenant ; non, il ne faisait confiance à personne. Son allégeance allait à une autorité supérieure à celle des Curizans jaloux ou des Valdiers assoiffés de pouvoir. Il était temps qu’une nouvelle puissance gouverne les systèmes stellaires. Une puissance créée par un dieu.
Peu importe le temps que ça prendra, jura-t-il avant d’entrer dans une boutique afin d’éviter le général et un groupe de guerriers curizans qui venaient dans sa direction.