VSamedi, 15 décembre.
Je m’ennuyais aujourd’hui dans Motokagomachi, – qui est la rue élégante et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques s’essaient à avoir des glaces, des étalages à l’européenne ; je m’ennuyais, et l’idée m’est venue, pour me distraire, de recourir aux guéchas, comme nous faisions jadis…
Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon, tout s’en aille. Et je m’en suis ouvert à l’homme-coureur qui, depuis un moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et trapues :
– Monsieur, m’a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos maisons-de-thé les plus élégantes, qui s’appelle la « Maison de la Grue », et l’on s’empressera de contenter votre caprice.
(Je prie que l’on ne s’y trompe pas : dans cette appellation, le mot grue [ o tsuru ] ne désigne qu’un oiseau.)
C’est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle ; on entre par un petit portique d’apparence comme il faut ; on traverse un bijou de petit jardin où il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des vieux arbres en miniature ; et la Maison de la Grue est au fond, très accueillante et très discrète. Comme les Européens n’y fréquentent guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise ; je me déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent à quatre pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette d’autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande pièce blanche qui est vide et sonore, on m’installe par terre, sur des coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre mes ordres.
Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c’est-à-dire une musicienne, et une maïko, c’est-à-dire une danseuse. C’est très bien : on va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent d’ordinaire pour la maison.
En attendant qu’elles viennent, la dînette obligatoire m’est apportée avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux… Décidément, il existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du temps de ma jeunesse ; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées figurent des têtes de monstre, – et surtout les révérences, les petits rires engageants, les continuelles minauderies des servantes.
Mais j’avais connu ces choses à la splendeur de l’été ; or, je les retrouve en décembre, et l’hiver de l’année, – peut-être aussi l’hiver de ma vie, – me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement triste…
Qu’on se dépêche de m’amener ces dames. Je gèle et je m’ennuie, là tout seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de murailles ; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu’un frêle bouquet là-bas, dans un vase, sur un trépied de laque, – un bouquet d’un goût exquis, j’en conviens ; mais c’est égal, cette nudité absolue est pour me geler davantage encore. J’ai froid, froid jusqu’à l’âme ; je me sens ridicule et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu’est cette chambre. Vite, qu’on m’amène ces dames, ou je m’en vais !
– Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise ; patience, on lisse leur chignon, elles se parent !
Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m’apporte un par un divers accessoires : d’abord la guitare à long manche, enveloppée d’une housse en crépon rouge, et la spatule d’ivoire pour en gratter les cordes ; ensuite un coffre léger, – en laque, il va sans dire, – contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier de riz, ses banderoles de soie ; tout son petit bagage de saltimbanque raffinée, exotique, extra-lointaine.
Enfin, des froufrous dans l’escalier, des rires d’enfants, des pas légers qui montent : « Les voilà, monsieur, les voilà ! » Il était temps, j’allais me lever pour partir.
Entre d’abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher, nouée par-derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d’un papillon géant qui se serait posé là. C’est mademoiselle Matsuko, la musicienne, qui se prosterne ; le hasard m’a bien servi, car elle est fine et jolie.
Ensuite paraît le plus étrange petit être que j’aie jamais vu dans mes courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures qui, du premier coup, se gravent, par l’excès même de leur bizarrerie, et que l’on n’oublie plus. Elle s’avance, en souriant du coin de ses yeux bridés ; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable, sur un cou d’enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps de rien se perd dans les plis d’une robe extravagante, à grands ramages, à grands chrysanthèmes dorés. C’est mademoiselle Pluie-d’Avril, la danseuse, qui se prosterne aussi.
Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on lui en donnerait à peine huit, n’était parfois l’expression de ses yeux câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires très enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d’amertume. Telle quelle, délicieuse à regarder dans ses falbalas d’Extrême-Asie, déroutante, ne ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée.
Je ne m’ennuie plus, je ne suis plus seul ; j’ai rencontré le jouet que j’avais peut-être vaguement désiré toute ma vie : un petit chat qui parle.
Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma dînette à mes impayables petites invitées ; donc, sachant depuis longtemps les belles manières nipponnes, je lave moi-même, dans un bol d’eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j’ai bu, j’y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux mousmés ; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences : l’étiquette est sauve.
Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s’est levé, dans les plis de sa robe mirifique ; du fond de sa boîte de laque, il retire des masques, se choisit une figure qu’il ne montre pas, l’attache sur son minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir !… Oh ! quelle surprise !… Où est-il, mon petit chat ?… Il est devenu une grosse bonne femme, à l’air si étonné, si naïf et si bête que l’on ne se tient pas d’éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue qui est vraiment du grand art.
Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d’un nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir… Maintenant c’est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec des yeux à la fois dévorants et morts dont l’expression est insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant ; cela conserve des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l’air, de grandes manches qui s’agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare, sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre…
Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque affreux pour faire la révérence, on trouve d’autant plus exquise, par contraste, son amour de petite figure.
C’est la première fois qu’au Japon je suis sous le charme… Je reviendrai souvent dans la « Maison de la Grue ».