IIIMardi, 11 décembre.
Un soleil d’arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l’Espagne ; un soleil idéal, s’attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les oranges et les mandarines des jardinets mignards…
De peur d’être trop déçu, j’ai préféré attendre ce beau temps-là, pour quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.
Donc, aujourd’hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu désorienté d’abord par tant de changements survenus dans les quartiers voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des grands temples au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.
Quoi qu’on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain, malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire. Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau chignon d’ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et ses petits yeux si bridés qu’ils ne s’ouvrent plus ; son ombrelle seule a changé : au lieu d’être à mille nervures et en papier peint, la voilà, hélas ! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale. Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment comique, et d’ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons et les petits complets d’Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux que jadis ; on dirait, même que la vogue en est passée.
Comme c’est drôle : j’ai été quelqu’un de Nagasaki, moi, il y a longtemps, longtemps, il y a beaucoup d’années !… Je l’avais presque oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je m’enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de souvenirs, – mille choses : les cèdres centenaires penchés autour des pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.
Des bonjours mélancoliques, disais-je… Mélancolie des quinze ans écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par ailleurs, pas plus d’émotion que le jour de l’arrivée : c’était donc bien sans souffrance et sans amour que j’avais passé dans ce pays.
Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens au pays des mousmés avec l’illusion d’être aussi jeune que la première fois, et, ce que je n’aurais pu prévoir, bien moins obsédé par l’angoisse de la fuite des jours ; j’ai tant gagné sans doute en détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s’il me restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est encore, à ce qu’il semble, l’un des coins les plus amusants du monde.
Sur le soir de cette journée, presque sans l’avoir voulu, je suis ramené vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais : l’habitude peut-être, ou bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune… Je monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui le croirait ? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m’embrouille comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de reconnaître ma demeure.
Tant pis ! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j’y tiens si peu !