Chapter 5

2011 Words
« Remplissez votre verre, et passez le vin ; » dit l’infatigable visiteur. M. Tupman fit comme il lui était demandé, et le stimulant additionnel du dernier verre le détermina. « La chambre à coucher de Winkle, dit-il à l’étranger, ouvre dans la mienne ; si je l’éveillais maintenant je ne pourrais pas lui faire comprendre ce que je désire : mais je sais qu’il a un costume complet dans son sac de nuit. Supposez que vous le mettiez pour aller au bal et que vous l’ôtiez en rentrant, je pourrais le replacer facilement, sans déranger notre ami le moins du monde. – Admirable ! répondit l’étranger ; fameux plan ! Damnée position, bizarre, quatorze habits dans ma malle et obligé de mettre celui d’un autre. Très-drôle ! vraiment. – Il faut prendre nos billets, dit M. Tupman. – Pas la peine de changer une guinée. Jouons qui payera les deux, jetez une pièce en l’air, moi je nomme, allez. Femme, femme, femme enchanteresse ! et le souverain étant tombé laissa voir sur sa face supérieure le dragon, appelé par courtoisie, une femme. Condamné par le sort, M. Tupman tira la sonnette, prit les billets et demanda de la lumière. Au bout d’un quart d’heure l’étranger était complètement paré des dépouilles de M. Nathaniel Winkle. – C’est un habit neuf, dit M. Tupman, tandis que l’étranger se mirait avec complaisance : c’est le premier qui soit orné des boutons de notre club ; » et il fit remarquer à son compagnon les larges boutons dorés, sur lesquels on voyait les lettres P.C. de chaque côté du buste de M. Pickwick. « P.C., répéta l’étranger ; drôle de devise, le portrait du vieux bonhomme, avec P.C. Qu’est-ce que P.C. signifie, portrait curieux, hein ? » M. Tupman, avec une grande importance et une indignation mal comprimée, expliqua le symbole mystique du Pickwick-Club, tandis que l’étranger se tordait pour apercevoir dans la glace le derrière de l’habit dont la taille lui montait au milieu du dos. « Un peu court de taille, n’est-ce pas ? Comme les vestes des facteurs : drôles d’habits, ceux-là, faits à l’entreprise, sans mesures : voies mystérieuses de la providence, à tous les petits hommes, de longs habits ; à tous les grands, des habits courts. » En babillant de cette manière, le nouveau compagnon de M. Tupman acheva d’ajuster son costume, ou plutôt celui de M. Winkle, et, bientôt après, les deux amateurs de fêtes montèrent ensemble l’escalier. « Quels noms, messieurs ? dit l’homme qui se tenait à la porte. M. Tupman s’avançait pour énoncer ses titres et qualités, quand l’étranger l’arrêta en disant : – Pas de nom du tout ; et il murmura à l’oreille de M. Tupman : « Les noms ne valent rien ; inconnus, excellents noms dans leur genre, mais pas illustres ; fameux noms dans une petite réunion, mais qui ne feraient pas d’effet dans une grande assemblée. Incognito, voilà la chose. Gentlemen de Londres, nobles étrangers, n’importe quoi. » La porte s’ouvrit à ces derniers mots prononcés à voix haute, et M. Tupman entra dans la salle de bal avec l’étranger. C’était une longue chambre garnie de banquettes cramoisies, et éclairée par des bougies, placées dans des lustres de cristal. Les musiciens étaient soigneusement retranchés sur une haute estrade, et trois ou quatre quadrilles se mêlaient et se démêlaient d’une manière scientifique. Dans une pièce voisine on apercevait deux tables à jouer, sur lesquelles quatre vieilles dames, avec un pareil nombre de gros messieurs, exécutaient gravement leur whist. La finale terminée, les danseurs se promenèrent dans la salle, et nos deux compagnons se plantèrent dans un coin pour observer la compagnie. « Charmantes femmes ! soupira M. Tupman. – Attendez un instant. Vous allez voir tout à l’heure. Les gros bonnets pas encore venus. Drôle d’endroit. Les employés supérieurs de la marine ne parlent pas aux petits employés, les petits employés ne parlent pas à la bourgeoisie, la bourgeoisie ne parle pas aux marchands, le commissaire du gouvernement ne parle à personne. – Quel est ce petit garçon aux cheveux blonds, aux yeux rouges, avec un habit de fantaisie ? – Silence, s’il vous plaît ! yeux rouges, habit de fantaisie, petit garçon, allons donc ! Chut ! chut ! c’est un enseigne du 97e, l’honorable Wilmot-Bécasse. Grande famille, les Bécasses, famille nombreuse. – Sir Thomas Clubber, lady Clubber et Mlles Clubber ! cria d’une voix de stentor l’homme qui annonçait. » Une profonde sensation se propagea dans toute la salle, à l’entrée d’un énorme gentleman, en habit bleu, avec des boutons brillants ; d’une vaste lady en satin bleu, et de deux jeunes ladies taillées sur le même patron et parées de robes élégantes de la même couleur. « Commissaire du gouvernement, chef de la marine, grand homme, remarquablement grand ! dit tout bas l’étranger à M. Tupman, pendant que les commissaires du bal conduisaient sir Thomas Clubber et sa famille jusqu’au haut bout de la salle. L’honorable Wilmot-Bécasse et les meneurs de distinction s’empressèrent de présenter leurs hommages aux demoiselles Clubber, et sir Thomas Clubber, droit comme un i, contemplait majestueusement l’assemblée du haut de sa cravate noire. » M. Smithie, Mme Smithie et mesdemoiselles Smithie, furent annoncés immédiatement après. « Qu’est-ce que M. Smithie ? demanda M. Tupman. – Quelque chose de la marine, » répondit l’étranger. M. Smithie s’inclina avec déférence devant sir Thomas Clubber, et sir Thomas Clubber lui rendit son salut avec une condescendance marquée. Lady Clubber examina à travers son lorgnon Mme Smithie et sa famille ; et à son tour Mme Smithie regarda du haut en bas madame je ne sais qui, dont le mari n’était pas dans la marine. « Colonel Bulder, Mme Bulder et miss Bulder ! – Chef de la garnison, » dit l’étranger, en réponse à un coup d’œil interrogateur de M. Tupman. Miss Bulder fut chaudement accueillie par les miss Clubber ; les salutations entre Mme Bulder et lady Clubber furent des plus affectueuses ; le colonel Bulder et sir Thomas s’offrirent mutuellement une prise de tabac, et tous deux regardèrent autour d’eux comme une paire d’Alexandre Selkirk, monarques de tout ce qui les entourait. Tandis que l’aristocratie de l’endroit, les Bulder, les Clubber et les Bécasse conservaient ainsi leur dignité au haut bout de la salle, les autres classes de la société les imitaient, au bas bout, autant qu’il leur était possible. Les officiers les moins aristocratiques du 97 e se dévouaient aux familles des fonctionnaires les moins importants de la marine ; les femmes des avoués et la femme du marchand de vin étaient à la tête d’une faction ; la femme du brasseur visitait les Bulder ; et Mme Tomlinson, directrice du bureau de poste, semblait avoir été choisie par un assentiment universel, pour diriger le parti marchand. Un des personnages les plus populaires dans son propre cercle était un gros petit homme, dont le crâne chauve était entouré d’une couronne de cheveux noirs et roides ; c’était le docteur Slammer, chirurgien du 97 e. Le docteur Slammer prenait du tabac avec tout le monde, riait, dansait, plaisantait, jouait au whist, était partout, faisait tout. À ces occupations, toutes nombreuses qu’elles fussent déjà, le docteur en joignait une autre, plus importante encore : il enveloppait des attentions les plus dévouées, les plus infatigables, une vieille petite veuve, dont la riche toilette et les nombreux bijoux annonçaient une fortune qui en faisait un parti fort désirable pour un homme d’un revenu limité. Les yeux de M. Tupman et de son compagnon avaient été fixés sur le docteur et sur la veuve depuis quelque temps, lorsque l’étranger rompit le silence. « Un tas d’argent, vieille fille, le docteur fait sa tête, excellente idée, bonne charge. » Tandis que ces sentences peu intelligibles s’échappaient de la bouche de l’étranger, M. Tupman le regardait d’un air interrogateur. « Je vais danser avec la veuve. – Qui est-elle ? – N’en sais rien, jamais vue. Supplanter le docteur. En avant, marche ! » En achevant ces mots, l’étranger traversa la pièce, s’appuya contre le manteau de la cheminée, et attacha ses regards, avec un air d’admiration respectueuse et mélancolique, sur la grosse figure de la vieille petite dame. M. Tupman regardait muet d’étonnement. L’étranger faisait évidemment des progrès rapides : le docteur dansait avec une autre dame ! La veuve laissa tomber son éventail ; l’étranger le releva, et le lui rendit avec empressement : un sourire, un salut, une révérence, quelques paroles de conversation. L’étranger retraversa hardiment la salle, pour chercher le maître des cérémonies, retourna avec lui près de la veuve, et, après quelques instants de pantomime introductrice, il saisit la main de sa conquête et prit place avec elle dans un quadrille. Grande fut la surprise de M. Tupman à ce procédé sommaire ; mais l’étonnement du petit docteur paraissait encore plus grand. L’étranger était jeune ; la veuve était flattée ; elle ne prenait plus garde aux attentions du docteur, et l’indignation de celui-ci ne faisait aucune impression sur son imperturbable rival. Le docteur Slammer resta paralysé. Lui, le docteur Slammer, du 97e, être anéanti en un moment, par un homme que personne n’avait jamais vu, que personne ne connaissait ! Le docteur Slammer ! le docteur Slammer, du 97 e ! Incroyable ! cela ne se pouvait pas. Et pourtant cela était. Bon, voilà que l’étranger présente son ami ? Le docteur pouvait-il en croire ses yeux ? Il regarda de nouveau et il se trouva dans la pénible nécessité de reconnaître la véracité de ses nerfs optiques. Mme Budger dansait avec M. Tupman, il n’y avait pas moyen de s’y tromper. Sa veuve elle-même est là devant lui, en chair et en os, bondissant avec une vigueur inaccoutumée. Là aussi était M. Tupman, sautant à droite et à gauche, d’un air plein de gravité, et dansant (ce qui arrive à beaucoup de personnes) comme si la contredanse était une épreuve solennelle, et qu’il fallût, pour s’en tirer, armer son moral d’une inflexible résolution. Silencieusement et patiemment le docteur supporta tout ceci. Il vit l’étranger offrir du vin chaud, remporter les verres, se précipiter sur des biscuits ; il vit mille coquetteries échangées, et il ne dit rien : mais quelques secondes après que l’étranger eut disparu avec Mme Budger, pour la conduire à sa voiture, il s’élança hors de la chambre, et chaque particule de sa colère, longtemps contenue, sembla s’échapper de son visage en un ruisseau de sueur. L’étranger revenait, il parlait à voix basse à M. Tupman, il riait, il était radieux, il avait triomphé. Le petit docteur eut soif de sa vie. « Monsieur ! dit-il d’une voix terrible, en montrant sa carte et en se retirant dans un angle du passage : mon nom est Slammer ! Le docteur Slammer, monsieur ! 97 e régiment, caserne de Chatham. Ma carte, monsieur ! ma carte ! Il aurait voulu poursuivre, mais son indignation l’étouffait. – Ah ! répliqua l’étranger négligemment, Slammer, bien obligé ; merci, merci de votre attention délicate, pas malade maintenant, Slammer, quand je le serai, m’adresserai à vous. – Vous… vous êtes un intrigant… un poltron… un lâche… un menteur… un… un… Vous déciderez-vous à me donner votre carte, monsieur ? – Ah ! je vois, dit l’étranger à demi-voix, punch trop fort, hôte libéral. La limonade beaucoup meilleure, des chambres trop chaudes, gentlemen d’un certain âge, s’en ressentent le lendemain, cruelles souffrances… et il fit quelques pas. – Vous demeurez dans cette maison, monsieur ? cria le petit homme furieux ; vous êtes ivre maintenant, monsieur ! Vous entendrez parler de moi, monsieur ! Je vous retrouverai, monsieur ! je vous retrouverai ! – Vous ferez bien d’abord de retrouver votre lit, » répondit l’impassible étranger. Le docteur Slammer le regarda avec une férocité inexprimable, et en s’éloignant il enfonça son chapeau sur sa tête d’une manière qui indiquait toute son indignation. Cependant l’étranger et M. Tupman montèrent dans la chambre de celui-ci pour restituer le plumage qu’ils avaient emprunté à l’innocent M. Winkle. Ils le trouvèrent profondément endormi, et la restitution fut bientôt faite. L’étranger était extrêmement facétieux, et M. Tupman, étourdi par le vin, par le punch, par les lumières, par la vue de tant de femmes, regardait toute cette affaire comme une excellente plaisanterie. Après le départ de son nouvel ami, il éprouva quelque difficulté à découvrir l’ouverture de son bonnet de nuit : dans ses efforts pour le mettre sur sa tête, il renversa son flambeau, et ce fut seulement par une série d’évolutions très-compliquées qu’il parvint à entrer dans son lit. Malgré ces petits accidents il ne tarda pas à trouver le repos. Le lendemain matin, sept heures avaient à peine cessé de sonner, quand l’esprit universel de M. Pickwick fut tiré de l’état de torpeur où l’avait plongé le sommeil, par des coups violents frappés à sa porte. « Qui est là ? cria-t-il, se dressant sur son séant. – Le garçon, monsieur. – Que voulez-vous ? – Pourriez-vous me dire, monsieur, quelle personne de votre société a un habit bleu à boutons dorés, avec P.C. dessus ? » On le lui aura donné pour le brosser, pensa M. Pickwick, et il a oublié à qui il appartient. « M. Winkle, cria-t-il, la troisième chambre à droite. – Merci, monsieur, dit le garçon ; et il passa. – Qu’est-ce que c’est ? demanda M. Tupman, en entendant frapper violemment à sa porte. – Puis-je parler à M. Winkle, monsieur ? répliqua le garçon du dehors. – Winkle ! Winkle ! cria M. Tupman. – Ohé ! répondit une faible voix qui sortait du lit de la chambre intérieure. – On vous demande… Quelqu’un à la porte ; et ayant articulé avec effort ces paroles, M. Tupman se retourna et se rendormit immédiatement.
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