I-3

2007 Words
– Et avec ça, Véronique, qu’est-ce que tu as ? – Des pommes de terre sautées, monsieur. Il fit un geste de désespoir, en s’abandonnant dans son fauteuil. La bonne reprit : – Si Monsieur veut que je rapporte le bœuf ? Mais il refusa d’un branle mélancolique de la tête. Autant du pain que du bouilli. Ah ! mon Dieu ! quel dîner ! Jusqu’au mauvais temps qui avait empêché d’avoir du poisson ! Madame Chanteau, très petite mangeuse, le regardait avec pitié. – Mon pauvre ami, dit-elle tout d’un coup, tu me fais de la peine... J’avais là un cadeau pour demain ; mais, puisqu’il y a famine, ce soir... Elle avait rouvert son sac et en tirait une terrine de foie gras. Les yeux de Chanteau s’allumèrent. Du foie gras ! du fruit défendu ! une friandise adorée que son médecin lui interdisait absolument ! – Seulement, tu sais, continuait sa femme, je ne t’en permets qu’une tartine... Sois raisonnable, ou tu n’en auras jamais plus. Il avait saisi la terrine, il se servait d’une main tremblante. Souvent, de terribles combats se livraient ainsi entre sa terreur d’un accès et la violence de sa gourmandise ; et, presque toujours, la gourmandise était la plus forte. Tant pis ! c’était trop bon, il souffrirait ! Véronique, qui l’avait regardé se tailler une large tranche, retourna dans sa cuisine, en murmurant : – Ah bien ! ce que Monsieur gueulera ! Ce mot revenait naturellement dans sa bouche, les maîtres l’avaient accepté, tant elle le disait d’une façon simple. Monsieur gueulait, quand il avait une crise ; et c’était tellement ça, qu’on ne songeait point à la rappeler au respect. La fin du dîner fut très gaie. Lazare, en plaisantant, ôta la terrine des mains de son père. Mais, lorsque le dessert parut, un fromage de Pont-l’Évêque et des biscuits, la grande joie fut une brusque apparition de Mathieu. Jusque-là, il avait dormi quelque part, sous la table. L’arrivée des biscuits venait de l’éveiller, il semblait les sentir dans son sommeil ; et, tous les soirs, à ce moment précis, il se secouait, il faisait sa ronde, guettant les cœurs sur les visages. D’habitude, c’était Lazare qui se laissait le plus vite apitoyer ; seulement, ce soir-là, Mathieu, à son deuxième tour, regarda fixement Pauline, de ses bons yeux humains ; puis, devinant une grande amie des bêtes et des gens, il posa sa tête énorme sur le petit genou de l’enfant, sans la quitter de ses regards pleins de tendres supplications. – Oh ! le mendiant ! dit madame Chanteau. Doucement, Mathieu ! veux-tu bien ne pas te jeter si fort sur la nourriture ! Le chien, d’un coup de gosier, avait bu le morceau de biscuit que Pauline lui tendait ; et il replaçait sa tête sur le petit genou, il demandait un autre morceau, les yeux toujours dans les yeux de sa nouvelle amie. Elle riait, le baisait, le trouvait bien drôle, les oreilles rabattues, une tache noire sur l’œil gauche, la seule tache qui marquât sa robe blanche, aux longs poils frisés. Mais il y eut un incident : la Minouche, jalouse, venait de sauter légèrement au bord de la table ; et, ronronnante, l’échine souple, avec des grâces de jeune chèvre, elle donnait de grands coups de tête dans le menton de l’enfant. C’était sa façon de se caresser, on sentait son nez froid et l’effleurement de ses dents pointues, tandis quelle dansait sur ses pattes, comme un mitron pétrissant de la pâte. Alors, Pauline fut enchantée, entre les deux bêtes, la chatte à gauche, le chien à droite, envahie par eux, exploitée indignement, jusqu’à leur distribuer tout son dessert. – Renvoie-les donc, lui dit sa tante. Ils ne te laisseront rien. – Qu’est-ce que ça fait ? répondit-elle simplement, dans son bonheur de se dépouiller. On avait fini. Véronique ôtait le couvert. Les deux bêtes, voyant la table nette, s’en allèrent sans dire merci, en se léchant une dernière fois. Pauline s’était levée, et debout devant la fenêtre, elle tâchait de voir. Depuis le potage, elle regardait cette fenêtre s’obscurcir, devenir peu à peu d’un noir d’encre. Maintenant, c’était un mur impénétrable, une masse de ténèbres où tout avait sombré, le ciel, l’eau, le village, l’église elle-même. Sans s’effrayer des plaisanteries de son cousin, elle cherchait la mer, elle était tourmentée du désir de savoir jusqu’où cette eau allait monter ; et elle n’entendait que la clameur grandir, une voix haute, monstrueuse, dont la menace continue s’enflait à chaque minute, au milieu des hurlements du vent et du cinglement des averses. Plus une lueur, pas même une pâleur d’écume, sur le chaos des ombres ; rien que le galop des vagues, fouetté par la tempête, au fond de ce néant. – Fichtre ! dit Chanteau, elle arrive raide... et elle a encore deux heures à monter ! – Si le vent soufflait du nord, expliqua Lazare, je crois que Bonneville serait fichu. Heureusement qu’il nous prend de biais. La petite fille s’était retournée et les écoutait, ses grands yeux pleins d’une pitié inquiète. – Bah ! reprit madame Chanteau, nous sommes à l’abri, il faut laisser les autres se débrouiller, chacun a ses malheurs... Dis, ma mignonne, veux-tu une tasse de thé bien chaud ? Et puis, nous irons nous coucher. Véronique avait jeté, sur la table desservie, un vieux tapis rouge à grosses fleurs, autour duquel la famille passait les soirées. Chacun reprit sa place. Lazare, sorti un instant, était revenu avec un encrier, une plume, toute une poignée de papiers ; et il s’installa sous la lampe, il se mit à copier de la musique. Madame Chanteau, dont les regards tendres ne quittaient pas son fils depuis son retour, devint brusquement très aigre. – Encore ta musique ! Tu ne peux donc nous donner une soirée, même le jour de mon retour ? – Mais, maman, je ne m’en vais pas, je reste avec toi... Tu sais bien que ça ne m’empêche pas de causer. Va, va, dis-moi quelque chose, je te répondrai. Et il s’entêta, couvrant de ses papiers une moitié de la table. Chanteau s’était allongé douillettement dans son fauteuil, les mains abandonnées. Devant le feu, Mathieu s’endormait ; pendant que Minouche, remontée d’un bond sur le tapis, faisait une grande toilette, une cuisse en l’air, se léchant avec précaution le poil du ventre. Une bonne intimité semblait tomber de la suspension de cuivre, et bientôt Pauline, qui souriait de ses yeux demi-clos à sa nouvelle famille, ne put résister au sommeil, brisée de lassitude, engourdie par la chaleur. Elle laissa glisser sa tête, s’assoupit dans le creux de son bras replié, en plein sous la clarté tranquille de la lampe. Ses paupières fines étaient comme un voile de soie tiré sur son regard, un petit souffle régulier sortait de ses lèvres pures. – Elle ne doit plus tenir debout, dit madame Chanteau en baissant la voix. Nous la réveillerons pour qu’elle prenne son thé, et nous la coucherons. Alors, un silence régna. Dans le grondement de la tempête, on n’entendait que la plume de Lazare. C’était une grande paix, la somnolence des vieilles habitudes, la vie ruminée chaque soir à la même place. Longtemps, le père et la mère se regardèrent sans rien dire. Enfin, Chanteau demanda avec hésitation : – Et à Caen, Davoine aura-t-il un bon inventaire ? Elle haussa furieusement les épaules. – Ah bien ! oui, un bon inventaire !... Quand je te le disais, que tu te laissais mettre dedans ! Maintenant que la petite sommeillait, on pouvait causer. Ils parlaient bas, ils ne voulaient d’abord que se communiquer brièvement les nouvelles. Mais la passion les emportait, et peu à peu tous les tracas du ménage se déroulèrent. À la mort de son père, l’ancien ouvrier charpentier, qui menait son commerce de bois du Nord avec les coups d’audace d’une tête aventureuse, Chanteau avait trouvé une maison fort compromise. Peu actif, d’une prudence routinière, il s’était contenté de sauver la situation, à force de bon ordre, et de vivoter honnêtement sur des bénéfices certains. Le seul roman de sa vie fut son mariage, il épousa une institutrice, qu’il rencontra dans une famille amie. Eugénie de la Vignière, orpheline de hobereaux ruinés du Cotentin, comptait lui souffler au cœur son ambition. Mais lui, d’une éducation incomplète, envoyé sur le tard dans un pensionnat, reculait devant les vastes entreprises, opposait l’inertie de sa nature aux volontés dominatrices de sa femme. Lorsqu’il leur vint un fils, celle-ci reporta sur cet enfant son espoir d’une haute fortune, le mit au lycée, le fit travailler elle-même chaque soir. Cependant, un dernier désastre devait déranger ses calculs : Chanteau, qui depuis l’âge de quarante ans souffrait de la goutte, finit par avoir des accès si douloureux, qu’il parla de vendre sa maison. C’était la médiocrité, de petites économies mangées à l’écart, l’enfant jeté plus tard dans l’existence, sans le soutien des premiers vingt mille francs de rente qu’elle rêvait pour lui. Alors, madame Chanteau voulut au moins s’occuper de la vente. Les bénéfices pouvaient être d’une dizaine de mille francs, dont le ménage vivait largement, car elle avait le goût des réceptions. Ce fut elle qui découvrit un sieur Davoine et qui eut l’idée de la combinaison suivante : Davoine achetait le commerce de bois cent mille francs, seulement il n’en versait que cinquante mille ; en lui abandonnant les cinquante mille autres, les Chanteau restaient ses associés et partageaient les bénéfices. Ce Davoine semblait être un homme d’une intelligence hardie ; même en admettant qu’il ne fit pas rendre davantage à la maison, c’étaient toujours cinq mille francs assurés, qui, ajoutés aux trois mille produits par les cinquante mille placés sur hypothèques, constituaient une rente totale de huit mille francs. Avec cela, on patienterait, on attendrait les succès du fils, qui devait les tirer de leur vie médiocre. Et les choses furent réglées ainsi. Chanteau avait justement acheté, deux années auparavant, une maison au bord de la mer, à Bonneville, une occasion pêchée dans la débâcle d’un client insolvable. Au lieu de la revendre, comme elle en avait eu un moment l’idée, madame Chanteau décida qu’on se retirerait là-bas, au moins jusqu’aux premiers triomphes de Lazare. Renoncer à ses réceptions, s’enfouir dans un trou perdu, était pour elle un suicide ; mais elle cédait sa maison entière à Davoine, il lui aurait fallu louer autre part, et le courage lui venait de faire des économies, avec l’idée entêtée d’opérer plus tard une rentrée triomphale à Caen, lorsque son fils y occuperait une grande position. Chanteau approuvait tout. Quant à sa goutte, elle devrait s’accommoder du voisinage de la mer, d’ailleurs, sur trois médecins consultés, deux avaient eu l’obligeance de déclarer que le vent du large tonifierait d’une façon puissante l’état général. Donc, un matin de mai, les Chanteau, laissant au lycée Lazare, âgé alors de quatorze ans, partirent pour s’installer définitivement à Bonneville. Depuis cet arrachement héroïque, cinq années s’étaient écoulées, et les affaires du ménage allaient de mal en pis. Comme Davoine se lançait dans de grandes spéculations, il disait avoir besoin de continuelles avances, risquait de nouveau les bénéfices, de sorte que les inventaires se soldaient presque par des pertes. À Bonneville, on en était réduit à vivre sur les trois mille francs de rentes, si maigrement qu’on avait dû vendre le cheval et que Véronique cultivait le potager. – Voyons, Eugénie, hasarda Chanteau, si l’on m’a mis dedans, c’est un peu ta faute. Mais elle n’acceptait plus cette responsabilité, elle oubliait volontiers que l’association avec Davoine était son œuvre. – Comment ! ma faute ! répondit-elle d’une voix sèche. Est-ce que c’est moi qui suis malade ?... Si tu n’avais pas été malade, nous serions peut-être millionnaires. Chaque fois que l’amertume de sa femme débordait ainsi, il baissait la tête, gêné et honteux d’abriter dans ses os l’ennemie de la famille. – Il faut attendre, murmura-t-il. Davoine a l’air certain du coup qu’il prépare. Si le sapin remonte, nous avons une fortune.
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