I-2

2043 Words
– Martin, aidez donc la petite à descendre. Personne n’avait encore songé à l’enfant. Comme la capote du cabriolet tombait très bas, on ne voyait que sa jupe de deuil et ses petites mains gantées de noir. Du reste, elle n’attendit pas que le cocher l’aidât, elle sauta légèrement à son tour. Une bourrasque soufflait, ses vêtements claquèrent, des mèches de cheveux bruns s’envolèrent, sous le crêpe de son chapeau. Et elle avait l’air très fort pour ses dix ans, les lèvres grosses, la figure pleine et blanche, de cette blancheur des fillettes élevées dans les arrière-boutiques de Paris. Tous la regardaient. Véronique, qui arrivait pour saluer sa maîtresse, s’était arrêtée à l’écart, la face glacée et jalouse. Mais Mathieu n’imitait pas cette réserve, il s’élança entre les bras de l’enfant, et lui débarbouilla le visage d’un coup de langue. – N’aie pas peur ! cria madame Chanteau, il n’est pas méchant. – Oh ! je n’ai pas peur, répondit doucement Pauline. J’aime bien les chiens. En effet, elle était toute tranquille, au milieu des rudes accolades de Mathieu. Sa petite figure grave s’éclaira d’un sourire, dans son deuil ; puis, elle posa un gros b****r sur le museau du terre-neuve. – Et les gens, tu ne les embrasses pas ? reprit madame Chanteau. Tiens ! voici ton oncle, puisque tu m’appelles ta tante... Et voici ton cousin alors, un grand galopin qui est moins sage que toi. L’enfant n’éprouvait aucune gêne. Elle embrassa tout le monde, elle trouva un mot pour chacun, avec une grâce de petite Parisienne, déjà rompue aux politesses. – Mon oncle, je vous remercie bien de me prendre chez vous... Vous verrez, mon cousin, nous ferons bon ménage... – Mais elle est très gentille ! s’écria Chanteau ravi. Lazare la regardait avec surprise, car il se l’était imaginée plus petite, d’une niaiserie effarouchée de gamine. – Oui, oui, très gentille, répétait la vieille dame. Et brave, vous n’avez pas idée !... Le vent nous prenait de face, dans cette voiture, et nous aveuglait de poussière d’eau. Vingt fois j’ai cru que la capote, qui craquait comme une voile, allait se fendre. Eh bien ! elle s’amusait, elle trouvait ça drôle... Mais qu’est-ce que nous faisons là ? Il est inutile de nous mouiller davantage, voici la pluie qui recommence. Elle se tournait, cherchant Véronique. Lorsqu’elle l’aperçut à l’écart, la mine revêche, elle lui dit ironiquement : – Bonjour, ma fille, comment te portes-tu ?... En attendant que tu me demandes de mes nouvelles, tu vas monter une bouteille pour Martin, n’est-ce pas ?... Nous n’avons pu prendre nos malles, Malivoire les apportera demain de bonne heure... Elle s’interrompit, elle retourna vers la voiture, bouleversée. – Et mon sac !... J’ai eu une peur ! j’ai craint qu’il ne fût tombé sur la route. C’était un gros sac de cuir noir, déjà blanchi aux angles par l’usure, et qu’elle refusa absolument de confier à son fils. Enfin, tous se dirigeaient vers la maison, lorsqu’une nouvelle bourrasque les arrêta, l’haleine coupée, devant la porte. La chatte, assise d’un air curieux, les regardait lutter contre le vent ; et madame Chanteau voulut savoir si Minouche s’était bien conduite pendant son absence. Ce nom de Minouche fit encore sourire Pauline, de sa bouche grave. Elle se baissa, elle caressa la chatte, qui vint aussitôt se frotter contre sa jupe, la queue en l’air. Mathieu s’était remis à aboyer violemment, pour sonner le retour au gîte, en voyant la famille monter le perron et se mettre enfin à l’abri, dans le vestibule. – Ah ! on est bien ici, dit la mère. Je finissais par croire que nous n’arriverions jamais... Oui, Mathieu, tu es un bon chien, mais laisse-nous tranquilles. Oh ! je t’en prie, Lazare, fais-le taire : il m’entre dans les oreilles ! Le chien s’entêtait, la rentrée des Chanteau dans leur salle à manger s’opéra aux éclats de cette musique d’allégresse. Devant eux, ils poussaient Pauline, la nouvelle enfant de la maison ; et, derrière, venait Mathieu, toujours aboyant, suivi lui-même de la Minouche, dont le poil nerveux frémissait au milieu de ce tapage. Déjà, dans la cuisine, Martin avait bu deux verres de vin coup sur coup, et il s’en allait, tapant le carreau de sa jambe de bois, criant le bonsoir à tout le monde. Véronique venait de rapprocher du feu son gigot, qui était froid. Elle parut, elle demanda : – Est-ce qu’on mange ? – Je crois bien, il est sept heures, dit Chanteau. Seulement, ma fille, il faudrait attendre que Madame et la petite se fussent changées. – Mais je n’ai pas la malle pour Pauline, fit remarquer madame Chanteau. Heureusement que nous ne sommes pas mouillées dessous... Ôte ton manteau et ton chapeau, ma chérie. Débarrasse-la donc, Véronique... Et déchausse-la, n’est-ce pas ? J’ai ici ce qu’il faut. La bonne dut s’agenouiller devant l’enfant, qui s’était assise. Pendant ce temps, la vieille dame tirait de son sac une paire de petits chaussons de feutre, qu’elle lui mit elle-même aux pieds. Puis, elle se fit déchausser à son tour, et plongea de nouveau dans le sac, d’où elle revint avec une paire de savates pour elle. – Alors, je sers ? demanda encore Véronique. – Tout à l’heure... Pauline, viens dans la cuisine te laver les mains et te passer de l’eau sur la figure... Nous mourons de faim, plus tard on se décrassera à fond. Ce fut Pauline qui reparut la première, laissant sa tante le nez dans une terrine. Chanteau avait repris sa place devant le feu, au fond de son grand fauteuil de velours jaune ; et il se frottait les jambes d’un geste machinal, avec la peur d’une crise prochaine, tandis que Lazare coupait des tranches de pain, debout devant la table, où quatre couverts étaient mis depuis plus d’une heure. Les deux hommes, un peu gênés, souriaient à l’enfant, sans trouver une parole. Elle, tranquillement, examinait la salle meublée de noyer, passant du buffet et de la demi-douzaine de chaises à la suspension de cuivre verni, retenue surtout par cinq lithographies encadrées, les Saisons et une Vue du Vésuve, qui se détachaient sur le papier marron des murailles. Sans doute le faux lambris de chêne peint, égratigné d’éraflures plâtreuses, le parquet sali d’anciennes taches de graisse, l’abandon de cette pièce commune où la famille vivait, lui firent regretter la belle charcuterie de marbre qu’elle avait quittée la veille, car ses yeux s’attristèrent, elle sembla deviner un instant les sourdes aigreurs cachées sous la bonhomie de ce milieu nouveau pour elle. Enfin, ses regards, après s’être intéressés à un baromètre très ancien, dans un cartel de bois doré, se fixèrent sur une construction étrange qui tenait toute la tablette de la cheminée, sous une boîte de verre collée aux arêtes par de minces b****s de papier bleu. On aurait dit un jouet, un pont de bois en miniature, mais un pont d’une charpente extraordinairement compliquée. – C’est ton grand-oncle qui a fait ça, expliqua Chanteau, heureux de trouver un sujet de conversation. Oui, mon père avait commencé par être charpentier... J’ai toujours gardé son chef-d’œuvre. Il ne rougissait pas de son origine, et madame Chanteau tolérait le pont sur la cheminée, malgré l’humeur que lui causait cette curiosité encombrante, qui lui rappelait son mariage avec un fils d’ouvrier. Mais déjà la petite fille n’écoutait plus son oncle : par la fenêtre, elle venait d’apercevoir l’horizon immense, et elle traversa vivement la pièce, elle se planta devant les vitres, dont les rideaux de mousseline étaient relevés à l’aide d’embrasses de coton. Depuis son départ de Paris, la mer était sa préoccupation continuelle. Elle en rêvait, elle ne cessait de questionner sa tante dans le wagon, voulant savoir, à chaque coteau, si la mer n’était pas derrière ces montagnes. Enfin, sur la plage d’Arromanches, elle était restée muette, les yeux agrandis, le cœur gonflé d’un gros soupir ; puis, d’Arromanches à Bonneville, elle avait à chaque minute allongé la tête hors du cabriolet, malgré le vent, pour voir la mer qui les suivait. Et, maintenant, la mer était encore là, elle serait toujours là, comme une chose à elle. Lentement, d’un regard, elle semblait en prendre possession. La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaient le galop échevelé des nuages. On ne distinguait plus, au fond du chaos croissant des ténèbres, que la pâleur du flot qui montait. C’était une écume blanche toujours élargie, une succession de nappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant les dalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dont l’approche semblait une caresse. Mais, au loin, la clameur des vagues avait grandi, des crêtes énormes moutonnaient, et un crépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bonneville désert, calfeutré derrière ses portes, tandis que les barques, abandonnées en haut des galets, gisaient comme des cadavres de grands poissons échoués. La pluie noyait le village d’un brouillard fumeux, seule l’église se découpait encore nettement, dans un coin blême des nuées. Pauline ne parla pas. Son petit cœur s’était de nouveau gonflé ; elle étouffait, et elle soupira longuement, tout son souffle parut sortir de ses lèvres. – Hein ? c’est plus large que la Seine, dit Lazare, qui était venu se placer derrière elle. Cette gamine continuait à le surprendre. Il éprouvait, depuis qu’elle était là, une timidité de grand garçon gauche. – Oh ! oui, répondit-elle très bas, sans tourner la tête. Il allait la tutoyer, il se reprit. – Ça ne vous effraie pas ? Alors, elle le regarda, l’air étonné. – Non, pourquoi ?... Bien sûr que l’eau ne montera pas jusqu’ici. – Eh ! on n’en sait rien, dit-il, cédant à un besoin de se moquer d’elle. Des fois, l’eau passe par-dessus l’église. Mais elle éclata d’un bon rire. Dans son petit être réfléchi, c’était une bouffée de gaieté bruyante et saine, la gaieté d’une personne de raison que l’absurde met en joie. Et ce fut elle qui tutoya la première le jeune homme, en lui prenant les mains, comme pour jouer. – Oh ! cousin, tu me crois donc bien bête !... Est-ce que tu resterais ici, si l’eau passait par-dessus l’église ? Lazare riait à son tour, serrait les mains de l’enfant, tous deux désormais bons camarades. Justement, madame Chanteau rentra au milieu de ces éclats joyeux. Elle parut heureuse, elle dit, en s’essuyant les mains : – La connaissance est faite... Je savais bien que vous vous entendriez ensemble. – Je sers, madame ? interrompit Véronique, debout sur le seuil de la cuisine. – Oui, oui, ma fille... Seulement, tu ferais mieux d’allumer d’abord la lampe. On n’y voit plus. La nuit, en effet, venait si rapidement, que la salle à manger obscure n’était plus éclairée que par le reflet rouge du coke. Ce fut encore un retard. Enfin, la bonne baissa la suspension, le couvert apparut sous le rond de clarté vive. Et tout le monde était assis, Pauline entre son oncle et son cousin, en face de sa tante, lorsque cette dernière se leva de nouveau, avec sa vivacité de vieille femme maigre, qui ne pouvait rester en place. – Où est mon sac ?... Attends, ma chérie, je vais te donner ta timbale... Ôte le verre, Véronique. Elle est habituée à sa timbale, cette enfant. Elle avait sorti une timbale d’argent, déjà bossuée, qu’elle essuya avec sa serviette, et qu’elle posa devant Pauline. Puis, elle garda son sac derrière elle, sur une chaise. La bonne servait un potage au vermicelle, en avertissant de son air maussade qu’il était beaucoup trop cuit. Personne n’osa se plaindre : on avait grand-faim, le bouillon sifflait dans les cuillers. Ensuite, vint le bouilli. Chanteau, très gourmand, y toucha à peine, se réservant pour le gigot. Mais, quand celui-ci fut sur la table, Il y eut une protestation générale. C’était du cuir desséché. On ne pouvait manger ça. – Pardi ! je le sais bien, dit tranquillement Véronique. Fallait pas faire attendre ! Pauline, gaiement, coupait sa viande en petits morceaux et l’avalait tout de même. Quant à Lazare, il ne savait jamais ce qu’il avait sur son assiette, il aurait englouti des tranches de pain pour des blancs de volaille. Cependant, Chanteau regardait le gigot d’un œil morne.
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