Chapitre1
La glace a cette incroyable capacité à tout effacer. À faire disparaître les pensées encombrantes, les doutes, les peurs. Sur la patinoire, je suis libre. C'est une sensation dont je ne pourrais jamais me passer. Chaque figure que j'esquisse semble ouvrir un nouvel espace d'expression, une parenthèse hors du monde.
Les écouteurs dans mes oreilles, la voix envoûtante d'Emma Louise me porte. Jungle accompagne chacun de mes mouvements, comme si ma routine s'écrivait naturellement au fil des notes.
Perdue dans mes pensées, je ne remarque qu'au dernier moment une silhouette qui fonce sur moi. Un sursaut, une glissade. La personne s'arrête brusquement à quelques centimètres de moi.
Agacée, j'arrache un écouteur et m'apprête à lancer une remarque cinglante... jusqu'à ce que je croise ce sourire insolent. Nate. Avec ses un mètre quatre-vingt-dix de désinvolture et son air suffisant.
— Qu'est-ce que tu fais là ? je demande, les sourcils froncés.
Il hausse les épaules, comme si ça n'avait aucune importance.
— Je passais dans le coin. J'ai voulu te dire bonjour.
Un rire sarcastique m'échappe.
— Sérieux ? T'aurais pas vu mon frère, par hasard ? Ça fait une semaine qu'il n'est pas rentré.
Je m'assois sur le bord de la patinoire et commence à retirer mes patins. Nate, fidèle à lui-même, s'installe à mes côtés sans y être invité.
— Il est chez moi, finit-il par dire. Apparemment, il s'est disputé avec votre père.
Un soupir m'échappe, long et exaspéré.
— Eh bien, quand tu le verras, dis-lui de rentrer, d'accord ?
Je range mes patins dans mon sac de sport et me lève, prête à partir. Mais Nate attrape mon bras avant que je ne m'éloigne.
— Gita, attends. Je voulais te dire... je suis désolé. Pour ce qui s'est passé.
Je me dégage brusquement, plantant mes yeux dans les siens.
— Le sois pas. Ça m'a rendu service.
Je pivote sur mes talons et m'éloigne, laissant Nate seul au bord de la glace.
***
En rentrant chez moi, je découvre mon frère aîné, Ganesh, en train de mettre la table. Un événement rare. D'habitude, c'est ma tâche, surtout quand il est plongé dans ses interminables révisions. Il a dû finir plus tôt aujourd'hui.
Je pose mon sac dans l'entrée et m'approche pour l'aider, mais il m'arrête net d'un regard autoritaire.
— Tes mains, elles sont propres ?
Je serre les dents, agacée. Il n'a pas tort, mais ce ton supérieur, comme si j'étais encore une gamine... Insupportable. Je lève les yeux au ciel et me dirige vers l'évier.
— Regarde bien, monsieur Propreté.
Je frotte mes mains avec une exagération théâtrale, moussant le savon jusqu'à mes poignets. Une touche d'humour qui, heureusement, lui arrache un sourire en coin. Petite victoire.
Une fois la table mise, Ganesh retourne dans le salon. Il s'installe sur le canapé avec ses fiches et ses manuels, replongeant aussitôt dans ses révisions comme si de rien n'était.
Je profite de ce moment de calme pour monter à l'étage. Une douche bien méritée m'attend, loin des remarques de mon frère et des tensions de la journée.
Revigorée par une douche froide qui a chassé la fatigue, j'entre dans ma chambre. Petite, mais pleine de caractère, elle est mon refuge. Mon cocon. Des guirlandes lumineuses serpentent au plafond, diffusant une lumière douce et chaleureuse. L'espace est modeste, mais je l'ai façonné à mon image.
Au-dessus de mon lit, un mur de souvenirs s'étale. Une photo plus ancienne attire mon regard.
Ma mère. Elle me tient dans ses bras, et son sourire éclaire tout le cadre. Je suis un bébé, emmitouflée dans une couverture, et son bonheur semble palpable. Pourtant, le poids des années efface les souvenirs, et ce sourire n'est plus qu'une image. Je ferme les yeux un instant, tentant de raviver une sensation, un parfum, une voix. Mais tout m'échappe, comme toujours.
Une boule se forme dans ma gorge, lourde et familière. Avant de me laisser happer par ces pensées, j'enfile mon pyjama le plus moelleux.
Un bip me sort de ma torpeur. Mon téléphone clignote sur la table de chevet. Un message de Dev.
« Je serai en retard. Couvre-moi comme d'hab. Merci, petite sœur. »
Je soupire, mi-amusée, mi-agacée. Toujours la même rengaine avec Dev.
Dev n'a que deux ans de plus que moi, et depuis aussi loin que je me souvienne, nous avons toujours été proches. Une proximité presque instinctive, comme si nous étions deux faces d'une même pièce. Pourtant, ces derniers mois, quelque chose a changé.
Tout a commencé lorsqu'il a rencontré Nate. Ce type... loin d'être quelqu'un que je qualifierais de fréquentable. Après leur rencontre, Dev a passé de plus en plus de temps chez lui. Les soirées se sont multipliées, l'alcool s'est installé dans sa routine, jusqu'à devenir, semble-t-il, sa boisson de prédilection.
J'ai essayé de trouver des excuses, au début. Ce n'est qu'une phase. Il s'amuse un peu, comme tout le monde. Mais la vérité est difficile à ignorer, surtout pour mon père. Lui, il n'est pas dupe.
Et comme toujours, il a trouvé un coupable tout désigné ; Ganesh. À ses yeux, c'est à l'aîné d'assumer la responsabilité de nos écarts. « Donne-leur le bon exemple », répète-t-il souvent. Une phrase imprégnée de ses propres valeurs, forgées par une éducation stricte en Inde. Contrairement à mes frères et moi, mes parents ont grandi là-bas, dans un cadre bien différent.
Je n'ai même pas le temps de répondre à Dev pour lui indiquer l'excuse que je vais utiliser cette fois. La voix de Ganesh résonne depuis le salon, autoritaire et sans appel.
— C'est l'heure de dîner.
Je pousse un soupir avant de glisser mon téléphone dans ma poche. Ce sera une excuse improvisée, comme d'habitude. Ganesh n'aura sûrement pas envie de couvrir Dev une fois encore, et je sens que ce dîner risque de réveiller des tensions.
En descendant de ma chambre, je découvre que mon père et Ganesh sont déjà installés autour de la table. Les plats fumants, aux senteurs épicées et enivrantes, embaument la pièce, mais l'ambiance est loin d'être aussi chaleureuse.
Je prends place stratégiquement face à Ganesh, espérant désamorcer d'éventuelles disputes entre lui et Dev, comme cela arrive si souvent. Mon père fixe la chaise vide avec une expression lourde de déception, avant de se tourner vers l'aîné.
— Sais-tu pourquoi ton frère n'est toujours pas là ?
Ganesh soupire. Il semble nerveux, triturant machinalement la fourchette posée devant lui.
— Je n'en ai aucune idée.
L'atmosphère devient pesante, et je décide d'intervenir avant que les tensions n'explosent.
— Dev m'a envoyé un message, dis-je en essayant de paraître convaincante. Il révisait pour ses examens et n'a pas vu le temps passer.
À peine ai-je fini ma phrase que la porte s'ouvre brusquement. Dev apparaît, essoufflé, visiblement pressé de donner le change. Il se dirige directement vers l'évier pour se laver les mains, puis s'installe à côté de mon père.
Le visage de ce dernier se ferme instantanément, son agacement transparaissant dans chaque trait.
— On peut savoir où tu étais ? demande-t-il d'une voix froide.
Dev se tortille sur sa chaise, évitant le regard de mon père.
— J'étais chez un ami, on révisait pour nos examens... On n'a pas vu le temps passer.
Son ton est hésitant, et son excuse ressemble un peu trop à celle que je viens de fournir. Il tente alors de détourner l'attention en regardant les plats.
— Ça a l'air super bon, ajoute-t-il avec un enthousiasme forcé.
Mon père ne mord pas à l'appât. Il détourne le regard de Dev, comme s'il n'existait plus, et se tourne vers Ganesh, un sourire fier étirant ses lèvres.
— Dis-moi, qu'as-tu fait de productif aujourd'hui ?
Ganesh se redresse légèrement, posant ses couverts avec soin.
— J'ai approfondi mon apprentissage en cardiologie. Je pense que c'est une spécialité qui me correspondrait bien.
Mon père l'écoute avec attention, buvant ses paroles. Le contraste entre son regard brillant pour Ganesh et sa froideur envers Dev est presque palpable.
Je détourne les yeux, le cœur serré. Dev fixe son assiette, silencieux, et je sens sa frustration, son malaise. Mais comme toujours, il n'en dira rien.
Depuis qu'il est enfant, Ganesh a toujours fait de son mieux pour rendre notre père fier. Aujourd'hui, en deuxième année de médecine, il est l'un des premiers de sa promotion. Une réussite éclatante, vue de l'extérieur. Pourtant, je me demande parfois si cette voie est réellement la sienne. Mais pour lui, tant que cela fait briller le regard de notre père, rien d'autre ne compte.
Dev, visiblement ennuyé par le discours de Ganesh, se penche légèrement vers moi.
— T'as bien donné l'excuse des révisions ? me chuchote-t-il d'une voix à peine audible.
J'acquiesce d'un signe discret de la tête. Un sourire furtif se dessine sur ses lèvres, fier que nos versions concordent. Il se redresse ensuite et fait mine d'écouter, hochant légèrement la tête à certains mots, mais son regard est ailleurs.
En l'observant du coin de l'œil, une inquiétude grandit en moi. Ses cernes sont plus marqués qu'il y a quelques jours, et il semble avoir perdu du poids. Ses épaules, habituellement détendues, sont légèrement voûtées, comme si le poids de quelque chose d'invisible l'écrasait. Je détourne les yeux, une boule au ventre.
Le repas touche à sa fin dans un silence tendu. La tension flotte dans l'air, palpable, presque suffocante. Dev se sert un grand verre d'eau et le vide d'une traite. En posant son verre, sa main tremble légèrement.
Mon cœur se serre. Je reconnais ce signe, et il ne présage rien de bon. Je sais que la situation est sur le point de basculer.
Le regard réprobateur de mon père envers Dev m'angoisse au plus haut point. Mon frère ne se démonte pas et l'observe à son tour les bras croisés d'un air de défis.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
Mon père continue de le scruter avec réprobation.
- Depuis quand n'as-tu pas bu d'eau ?
La mâchoire de Dev se resserre. C'est un sujet que je n'ose plus aborder avec lui, à chaque fois que j'ai essayé de lui parler de ses addictions, il se refermait spontanément.
- Depuis quand tu t'intéresses à ce que je fais ?
Ganesh s'énerve et prend la défense de mon père.
- Parle lui autrement.
Les yeux de Dev se remplissent de colère lorsqu'il tourne son regard sur Ganesh.
- Je lui parle comme il le mérite.
Furieux, Ganesh se lève de sa chaise suivie de Dev. Mes frères se font fasse et avant que l'un d'entre eux ne déclenche une bagarre je décide d'intervenir.
- S'il vous plaît rasseyez-vous !
Le ton froid de mon père me donne des frissons.
- Asseyez-vous tous les deux.
Sans un mot Dev attrape son manteau et sors de l'appartement claquant la porte derrière lui et Ganesh se rassoit.
Après un long soupire de déception, mon père regarde sa montre.
- Je dois partir travailler, merci pour ce repas Ganesh.
Tandis que mon père se dirige vers l'entrée, je me lève et commence à débarrasser la table. En enfilant son manteau, ce dernier s'adresse à Ganesh d'un ton autoritaire.
- Je compte sur toi pour remettre ton frère dans le droit chemin.
Mon grand frère acquiesce sans un mot, m'aidant à empiler les assiettes. La porte d'entrée se referme nous laissant une fois de plus dans un silence pesant. Ganesh et moi finissons de déposer la vaisselle sale dans l'évier. Il se tourne vers moi l'air exténué.
- Il est tard, tu devrais aller te coucher, je vais finir de nettoyer le reste.
Ça me déchire le cœur de le voir comme ça, seulement les élancements dans mon ventre se font de plus en plus intenses et j'ai vraiment besoin de m'allonger. Après avoir pris mon grand frère dans mes bras, je vais dans ma chambre.
Exténuée par les événements de la soirée, je m'allonge sur mon lit, espérant que le sommeil viendra rapidement m'apaiser. La chaleur de ma couverture et l'obscurité de ma chambre m'enveloppent, créant une bulle où, enfin, je peux souffler.
Mais juste au moment où mes paupières commencent à s'alourdir, mon téléphone vibre sur ma table de chevet, brisant le calme. Un soupir m'échappe alors que je tends le bras pour attraper l'appareil.
Un message de Nate s'affiche : « Dev est chez moi »
Mon cœur se serre, mais je décide d'ignorer cette sensation. Je n'ai pas la force de répondre ni d'affronter une nouvelle vague d'émotions. Dev, Nate, cette spirale dans laquelle ils s'enfoncent... tout ça me dépasse ce soir.
Je repose mon téléphone, l'écran s'éteint, et l'obscurité reprend sa place. Prenant une longue inspiration, je ferme les yeux, résolue à fuir tout ça, ne serait-ce que pour quelques heures.
***
Le lendemain, profitant du début du week-end, je décide de rester sous la couette toute la journée. La fatigue accumulée me tient clouée au lit, et je m'autorise un sommeil bien plus long que d'habitude.
C'est finalement mon téléphone qui me réveil. Le vibreur interrompt le silence paisible, et je tends la main pour l'attraper à moitié endormie. L'écran affiche un rappel, et mon cœur fait un bond.
L'anniversaire de papa.
Je me redresse brusquement, jetant un œil à l'heure. 30 minutes avant le rendez-vous au restaurant. La panique m'envahit.
Je saute hors du lit, filant directement sous la douche. L'eau froide achève de me réveiller tandis que je me dépêche de me laver. Une fois sortie, je me précipite vers mon armoire et opte pour une robe blanche évasée à fines bretelles, légère et élégante. Je laisse mes longs cheveux noirs détachés, tombant en cascade le long de mon dos.
J'enfile une paire de petits escarpins assortis, attrape mon sac d'un geste rapide et claque la porte derrière moi. En courant légèrement dans la rue, je me répète mentalement de ne plus jamais oublier ce genre de choses.
En entrant dans le restaurant, je parcours rapidement la salle des yeux. L'endroit est chic, presque intimidant, et les convives sont tous habillés avec un soin particulier. Chaque détail respire l'élégance, des nappes immaculées aux lustres scintillants.
Je lisse nerveusement ma robe longue blanche, heureuse d'avoir fait un choix qui me donne un peu d'assurance.
Mon regard se pose enfin sur mon père, assis au fond de la salle avec Ganesh. Il me fait signe, et je traverse la salle d'un pas rapide, espérant ne pas les avoir trop fait attendre.
— Excusez-moi pour le retard...dis-je, en prenant place à côté de mon grand frère, comme à mon habitude.
Ganesh m'offre un sourire bienveillant, mais son regard surpris scrute ma tenue avant qu'il ne réponde.
— Ne t'en fais pas, on est là depuis seulement quelques minutes. Et, entre nous, je suis sûr qu'une certaine autre personne sera beaucoup plus en retard que toi.
Son sous-entendu est évident, et je devine qu'il parle de Dev. Mon père, cependant, n'apprécie pas la remarque.
— C'est aussi à toi de veiller sur ton frère, Ganesh.
Mon grand frère baisse légèrement les yeux, acquiesçant en silence. Une tension familière s'installe, et je décide de détourner la conversation.
— Tu es très élégant ce soir, papa, dis-je en observant sa tenue avec un sourire sincère.
Il est rare de le voir aussi apprêté. Il porte un costume noir classique, mais ce qui attire mon attention est la petite fleur orange aurore accrochée à sa boutonnière. Cette couleur était l'une des préférées de ma mère.
Son visage s'adoucit, et il me sourit affectueusement.
— Merci, ma chérie. Toi aussi, tu es très jolie ce soir.
Puis, avec un brin d'amusement dans la voix, il ajoute.
— Mais dis-moi, c'est pour quelqu'un en particulier que tu t'es mise sur ton trente et un ? Les garçons doivent tous te tourner autour, remarque mon père avec un sourire malicieux.
Je lui réponds par un sourire gêné, mais avant que je puisse réagir, Ganesh me fixe d'un air hautain et, en haussant les épaules, réplique.
— Elle est trop jeune pour s'intéresser à ce genre de choses.
Je me sens piquée. Vexée qu'il me considère toujours comme une enfant, je me penche légèrement en avant, feignant une curiosité exagérée.
— Et toi, Ganesh ? Tu vois quelqu'un en ce moment ?
Il ne daigne même pas lever les yeux du menu et répond d'un ton détaché :
— Pour ma part, je préfère me concentrer sur mes études, et je te conseille de faire de même.
Il est insupportable.
Un serveur approche, et je décide de prendre les choses en main, espérant calmer un peu la tension.
— Nous attendons encore une personne, merci, dis-je d'un ton calme, en lui faisant signe.
Le serveur s'éloigne, et la frustration de Ganesh refait surface. Il soupire bruyamment, agacé par le retard de Dev.
— Je ne comprends pas... Comment peut-il être en retard alors que ce dîner est prévu chaque année à la même date ?
Je me sens obligée de défendre une nouvelle fois mon frère. Feuilletant le menu du restaurant, je cherche à détourner l'attention.
— Je n'ai pas encore fait mon choix de toute façon, dis-je, pour éviter de répondre directement.
Ganesh me fusille du regard, mais je ne cède pas.
Soudain, la porte du restaurant s'ouvre, et Dev fait son entrée. Après un rapide coup d'œil à la salle, il se précipite vers notre table, manquant de bousculer un serveur dans sa course. Il s'assoit en hâte, à bout de souffle.
— J'ai fait aussi vite que j'ai pu, souffle-t-il en prenant une grande inspiration.
Avant que Ganesh n'ait pu réagir, mon père prend la parole, apaisant l'atmosphère.
— Ça ne fait rien, l'important c'est que vous soyez tous là à présent.
Je vois sur le visage de mes frères qu'ils sont tout aussi surpris que moi par cette réaction apaisée de notre père. Sans un mot de plus, il fait signe au serveur, et nous passons commande.
Le repas touche à sa fin, et pour la première fois depuis ce qui me semble être une éternité, aucun cri ni tension n'est venu troubler la soirée. L'ambiance est calme, presque étrange, mais je m'efforce de savourer cet instant rare.
Le serveur revient finalement avec un petit gâteau orné d'une bougie qu'il dépose devant mon père. Nous l'observons la souffler sous nos applaudissements. L'instant est si inattendu et chaleureux que je décide de l'immortaliser.
— Laissez-moi prendre une photo, dis-je en sortant mon portable.
Le serveur, toujours à proximité, me propose gentiment de capturer le moment à ma place. Je lui tends l'appareil avec un sourire, et il s'exécute rapidement. Lorsque je récupère mon téléphone, je découvre une belle photo... ou presque. Mon père sourit, mais Dev et Ganesh affichent des expressions aussi neutres que possible, trahissant leur manque d'effort.
Heureusement, il existe des solutions à ce genre de problème. Après quelques ajustements sur une application, je modifie subtilement leur expression. En quelques clics, mes frères arborent des sourires radieux et chaleureux. C'est peut-être artificiel, mais l'effet est réussi.
Je réfléchis un instant et décide de commander une version agrandie de cette photo sur un site d'impression. Elle fera une belle addition au mur du salon et, je l'espère, rappellera à chacun de nous que, malgré tout, nous sommes encore une famille.
Mon père, silencieux jusqu'à présent, lève les yeux vers nous. Il a ce regard empreint de nostalgie qui lui est familier.
— Vous savez, commence-t-il doucement, je suis persuadé que, de là où elle est, votre mère est très heureuse que nous soyons réunis ce soir.
Un silence s'installe autour de la table. Je vois Dev lever discrètement les yeux au ciel, clairement agacé par ce genre de déclaration, tandis que Ganesh esquisse un sourire timide, fidèle à son habitude de rester en contrôle. Quant à moi, ces mots m'atteignent profondément. Les larmes me montent aux yeux malgré moi. L'évocation de maman est toujours douloureuse, mais je me contente de baisser les yeux sur mon assiette pour cacher mon émotion.
C'est à ce moment que le serveur revient avec la note, mettant un terme à ce moment suspendu. Mon père sort son portefeuille sans attendre, mais Ganesh l'interrompt.
— Papa, laisse-moi m'en occuper. C'est ton anniversaire, après tout.
Je souris malgré moi. Peut-être que cette soirée n'est pas si étrange finalement. Peut-être qu'elle est juste... parfaite à sa manière.
À l'extérieur du restaurant, Ganesh échange quelques mots avec notre père, tandis que Dev, adossé au mur, secoue frénétiquement la jambe, l'air pressé de s'éclipser. Une vague d'inquiétude monte en moi, et je décide de m'approcher.
— Tu te sens bien ?, demandé-je doucement.
Il me fixe un instant, esquissant un sourire qui sonne faux.
— Juste un peu fatigué, mais ça va.
Sa réponse me pince le cœur. Ce mensonge maladroit ne fait que confirmer ce que je redoutais ; quelque chose ne va pas, mais ce n'est pas ce soir que j'aurai des réponses. Je retiens un soupir et recule, consciente que le moment n'est pas propice.
Ganesh fait signe qu'il est temps de partir et se dirige vers le parking. Je me rapproche de mon père, et nous suivons, Dev traînant quelques pas derrière, silencieux.
— J'ai vraiment passé une agréable soirée, dit doucement mon père.
Je lui rends un sourire.
— Moi aussi, papa... J'aimerais que ce soit plus souvent comme ça.
Ma voix trahit un soupçon de nostalgie, mais je sais que ces moments de paix sont précieux et rares.
Avant que mon père ait le temps de répondre, un crissement brutal de pneus déchire la nuit. Une voiture surgit à vive allure, les phares éblouissants.
— Attention ! Hurle Dev d'une voix paniquée.
Mais son avertissement arrive trop tard. L'impact est v*****t. Mon corps est projeté en avant, heurtant le capot avant de retomber lourdement au sol. La douleur explose dans mon esprit, brouillant ma perception. Tout tourne autour de moi, les lumières, les sons, les visages. J'essaie de bouger, mais mes membres me semblent étrangers, lourds, incapables de répondre.
Des cris fusent dans l'air, des exclamations horrifiées des témoins. Je distingue au loin le bruit d'un moteur qui s'éloigne, emportant l'auteur de cet acte avec une lâcheté révoltante.
Je tourne difficilement la tête, le monde oscillant autour de moi. Mon regard trouve mon père, étendu non loin, immobile, son visage figé dans une expression de douleur. Une peur viscérale me traverse. Il ne bouge pas. Il ne bouge pas...
Je sens ma respiration devenir haletante, chaque inspiration semblant m'échapper. Puis, Dev apparaît dans mon champ de vision, les larmes ruisselant sur ses joues. Il se penche au-dessus de moi, son visage déformé par l'angoisse. Ses lèvres bougent, mais ses mots m'échappent, noyés dans le brouillard de mon esprit.
Plus loin, j'aperçois Ganesh au téléphone, ses gestes frénétiques trahissant sa panique. Mon corps est traversé par un frisson glacial. Une sensation lourde, insupportable, envahit mes membres. Puis tout devient sombre. Mon esprit cède, et je sombre dans une abîme silencieuse.