C’était la troisième fois depuis le matin que le visage de cette femme lui apparaissait, et chaque fois plus précis. Mon Dieu ! Si son bon génie voulait qu’il la rencontrât ainsi, dans une rue écartée de Paris, en train de rendre visite à ses pauvres ? … Et au lieu de cela, il s’engageait dans un couloir au bout duquel était une cour, et au fond de cette cour se trouvait la porte du rez-de-chaussée occupé par les Offarel. Poussés par l’exemple des Fresneau, ils avaient, eux aussi, réalisé le rêve secret de toute famille de la petite bourgeoisie parisienne, et déniché dans ce quartier isolé un appartement, avec un jardinet grand comme un mouchoir de poche. — « Ah ! monsieur René !… » fit Rosalie qui vint, au coup de sonnette du jeune homme, ouvrir elle-même. Les Offarel n’avaient à leur service qu’une femme de ménage, la mère Foreau, sur le compte de laquelle la vieille dame ne tarissait pas en anecdotes, et qui partait à midi. À la vue de celui qu’elle aimait, le visage de la pauvre enfant, pâlot d’habitude, s’était rosé de plaisir et elle n’avait pu retenir un petit cri. « Que c’est gentil à vous d’être venu nous raconter tout de suite comment votre comédie a réussi !… » Elle introduisait le jeune homme dans la salle à manger, pièce mal éclairée par une fenêtre au nord, et qui n’était même pas chauffée. La scrupuleuse avarice de Mme Offarel lui faisait, quand les journées d’hiver n’étaient pas trop froides, remplacer la dépense du feu, pour elle et ses filles, par des espèces de pèlerines ouatées et des mitaines. — « Vous voyez, » dit-elle à René en lui faisant signe de s’asseoir, « nous comptons le linge. » Sur la table, en effet, tout le blanchissage de la quinzaine était étalé, depuis les chemises du père jusqu’à celles des filles. L’éclat bleuâtre des calicots et des cotonnades était rendu plus clair par le fond obscur de toute la pièce. C’était le pauvre linge du ménage gêné : il y avait des bas dont le talon se hérissait de reprises, des serviettes effilochées, des manchettes élimées et qui montraient le grain de la trame, — enfin tout un appareil intime dont la jeune fille sentit aussitôt qu’il n’était guère fait pour plaire au poète, car elle empêcha qu’il ne prit le siège que lui indiquait Mme Offarel en disant : — « Monsieur René sera mieux au salon, il fait trop sombre ici… » Avant que sa mère n’eût pu lui répondre, elle avait déjà poussé le visiteur dans la pièce décorée de ce nom pompeux de salon, et qui, en réalité, servait surtout de cabinet de travail à Angélique. Celle-ci augmentait un peu les ressources de la famille par le produit de quelques traductions de romans anglais. Elle était, en ce moment, assise auprès de la fenêtre, en train d’écrire sur un guéridon. Un dictionnaire traînait à ses pieds, chaussés de pantoufles dont elle avait, pour plus de commodité, écrasé les quartiers. Elle n’eut pas plutôt vu René qu’elle ramassa ses papiers et ses livres. Elle s’échappa, en laissant voir ses cheveux mal peignés, sa robe de chambre au corsage de laquelle manquaient des boutons. — « Excusez-moi, monsieur René, » disait-elle en riant, « je suis faite comme une horreur et je ne peux pas me montrer. » Le jeune homme s’était assis et il regardait la pièce, de lui bien connue, dont la grande élégance consistait dans une série d’aquarelles lavées par l’employé durant les loisirs de son bureau. Il y en avait une douzaine, et qui représentaient, les unes des paysages étudiés dans les promenades du dimanche, les autres des copies de quelques toiles chères à la rêverie du père Offarel, et c’étaient précisément, comme les Illusions perdues de Gleyre, les tableaux que le goût moderne de René détestait le plus. Un tapis de feutre aux couleurs fanées, six chaises et un canapé revêtus de housse, achevaient le mobilier de cette chambre, autrefois aimée par le poète comme un symbole de simplicité presque idyllique, mais qui devait lui paraître deux fois odieuse à cause des dispositions d’esprit où il arrivait, et de l’aigreur avec laquelle Mme Offarel lui dit, se croyant très fine : — « Hé bien ! c’était-il gai, hier soir, dans votre beau monde ? » — Elle prononçait ti et vote. — Et, sans attendre la réponse : — « Votre M. Larcher ne fréquente donc plus que des gens qui ont hôtel, équipage et tout ? … On ne l’entend plus parler que de comtesses, de baronnes, de princesses… Hé ! Il n’est pas déjà si relevé, lui qui courait le cachet il y a dix ans. » — « Maman… » interrompit Rosalie d’une voix suppliante. — « Mais pourquoi a-t-il toujours ses yeux insolents, » continua la vieille dame ; « oui, il vous regarde en ayant l’air de nous dire : Pauvres diables !… » — « Comme vous vous trompez sur son caractère, » répliqua René ; « il a un peu la manie de la société élégante, c’est vrai, mais c’est si naturel à un artiste !… Tenez, moi-même, » continua-t-il en souriant, « mais j’ai été ravi d’aller dans cette soirée hier, de voir cette espèce de palais, ces fleurs, ces toilettes, cette magnificence… Est-ce que vous croyez que cela m’empêcherait d’aimer mon modeste chez moi et mes vieux amis ? … Nous autres, gens de lettres, voyez-vous, nous avons tous cette rage du décor brillant ; mais Balzac l’a eue. Musset l’a eue… C’est un enfantillage qui n’a pas d’importance… » Tandis que le jeune homme parlait, Rosalie lança du côté de sa mère un regard où se lisait plus de bonheur que ses pauvres yeux n’en avaient exprimé depuis des mois. En avouant ainsi et raillant lui-même ses plus intimes sensations, René obéissait à un mouvement du cœur trop compliqué pour que la simple enfant en discernât le rouage. Il avait compris, à l’angoisse des prunelles de la jeune fille, quand Mme Offarel avait prononcé cette phrase : « Votre beau monde, » que le secret de l’attraction exercée sur lui par le mirage de l’élégance n’avait pas échappé à la double vue de celle qui l’aimait. Il avait un peu honte, d’autre part, d’être si plébéien dans cette griserie de luxe. Il avait donc parlé de ses impressions, comme s’il n’en eût pas été la dupe, en partie afin de rassurer Rosalie et de lui épargner une peine inutile, en partie afin de se permettre cette petitesse, sans trop se la reprocher. Pour certaines natures, — et l’habitude du dédoublement moral les rend fréquentes parmi les écrivains, — raconter ses fautes, c’est se les pardonner. Celui-là se complut, tout en défendant Claude Larcher, à reprendre le détail de ses propres enivrements, avec une nuance d’ironie qui aurait trompé des observateurs plus fins qu’une enfant amoureuse. Tout en se moquant à demi de ce qu’il appela lui-même son snobisme, et il expliqua ce mot d’origine anglaise aux deux femmes, il continuait de se livrer à la misère des petites remarques qui se multipliaient en lui depuis la veille. Il ne pouvait se retenir de mesurer en pensée l’abîme qui séparait les créatures entrevues chez Mme Komof — roses vivantes poussées dans la serre chaude de l’aristocratie européenne — et la petite provinciale de Paris au teint plombé, aux doigts fatigués par le travail, aux cheveux simplement noués, à la tournure si modeste qu’elle en était gauche. Petit à petit, cette comparaison devint presque douloureuse, et le jeune homme subit un de ces accès de sécheresse intérieure qui déconcertaient son amie. Elle les apercevait toujours, sans jamais en comprendre la cause. Elle connaissait si bien René !… Elle savait d’instinct que deux êtres existaient en lui, côte à côte, l’un doux, bon et tendre, facile à l’émotion, incapable de supporter sa peine, enfin le René qu’elle aimait, — et un autre, atone, étranger à elle, irrité contre elle… Mais le lien qui unissait ces deux êtres, elle ne le saisissait pas. Ce qu’elle comprenait, c’est qu’avant le succès triomphal du Sigisbée, elle ne voyait presque jamais que le premier de ces deux René, et, depuis, que le second. Elle n’osait pas dire : « le malheureux succès… » Elle en avait été si fière ! Pourtant elle aurait tant souhaité en revenir à l’époque où son ami était inconnu, et pauvre, et si à elle !… Que sa voix pouvait se faire aisément dure, si dure que même les phrases adressées à une autre, lui semblaient, par leur seule intonation, dirigées contre son cœur ! En ce moment, c’était avec sa mère qu’il causait, et rien que l’accent avec lequel il prononçait des paroles bien innocentes, faisait mal à Rosalie. Cependant Mme Offarel qui paraissait depuis quelques secondes toute préoccupée, se leva brusquement. — « J’entends Cendrette qui gratte, » dit-elle ; « la mignonne veut sortir. » Elle passa de nouveau dans la salle à manger, pour ouvrir la porte de la cour à sa chatte préférée, et ravie sans doute de laisser les deux jeunes gens ensemble ; car, Cendrette une fois partie, elle s’attarda longuement à flatter Raton, un de ses autres pensionnaires, en lui disant à très haute voix : « Que tu as d’esprit, mon Raton ! Que je t’aime, démonet !… » C’était un des innombrables termes d’amitié qu’elle avait imaginés pour ses chats, et tandis qu’elle discourait ainsi, elle se disait à elle-même : « S’il est venu tout de suite, c’est qu’il lui reste fidèle ; mais quand se déclarera-t-il ? Pauvre fillette !… Ce n’est pas dans ces salons dorés qu’il trouvera une perle comme celle-là. C’est doux, c’est honnête, et joli, et vrai !… » Puis tout haut : « N’est-ce pas, mon Raton ? Tu me comprends, mon fils ? … » Le matou faisait le gros dos, il frottait sa tête contre la jupe de sa maîtresse, il ronronnait voluptueusement, et le monologue intérieur de la mère continuait : « Avec cela qu’il est devenu un beau parti. On peut bien y penser puisqu’on voulait bien de lui avant. Elle n’aura pas à trimer, comme moi avec Offarel. Si ça ne fait pas pitié qu’elle use ses gentilles mirettes à ravauder ce linge… » et elle empilait, par une vieille habitude de ménagère active, les mouchoirs déjà passés en revue, et elle songeait encore : « Sa petite dot ! Quelle surprise !… » À force d’âpre économie, elle avait gratté, sur le traitement modeste de son mari, une quinzaine de mille francs qu’elle plaçait à l’insu du sous-chef de bureau. Elle se souriait à elle-même et tendait l’oreille avec une certaine inquiétude : « Que se disent-ils ? » Elle savait que sa fille aimait René, mais elle ignorait les secrètes accordailles qui unissaient les deux jeunes gens. De quel étonnement n’eût-elle pas été remplie si elle s’était doutée que Rosalie avait échangé déjà souvent avec son ami de furtifs, de timides baisers, et qu’à peine sa mère passée dans l’autre chambre, elle venait de lui prendre la main et de lui dire, mettant tout son cœur dans ce gracieux reproche : — « Et vous avez pu partir hier au soir sans me dire adieu ? … » — « Mais j’ai été bousculé par Claude, » fit René en rougissant, et serrant les doigts de la jeune fille qui ne fut la dupe ni de cette excuse ni de cette feinte caresse, car elle se déroba à cette pression. Elle secoua la tête avec mélancolie, et, comme ouvrant la bouche avec effort : — « Non, » dit-elle, « vous n’êtes plus gentil comme autrefois… Depuis combien de temps ne m’avez-vous plus fait de vers ? » — « Vous êtes donc comme les bourgeois qui pensent que les vers s’écrivent à volonté ? » répliqua le jeune homme presque durement. Il éprouvait cette irritabilité qui est le signe le plus indiscutable d’un déclin d’amour. L’obligation sentimentale, la pire de toutes, lui apparaissait sous une de ses mille formes. Par un instinct qui les conduit, d’une part à regarder jusqu’au fond de leur malheur, de l’autre à poursuivre avec acharnement leur bonheur passé, les femmes qui se sentent moins aimées formulent ainsi de ces exigences toutes petites, tout humbles, qui produisent sur le cœur de l’homme l’effet que produit sur la bouche trop sensible d’un cheval un maladroit coup de mors. L’amant qui était venu avec la ferme volonté d’être doux et tendre se cabre soudain. Rosalie avait déplu ; elle le sentait comme elle avait senti la sécheresse de René tout à l’heure, et une étrange détresse s’empara d’elle. Depuis le départ de son ami, la veille, elle était jalouse, à vide, et sans vouloir admettre ce mauvais sentiment, mais jalouse tout de même : « Qui rencontrera-t-il dans cette fête ? … » s’était-elle demandé avant et pendant, au lieu de dormir : « Avec qui cause-t-il ? … » et maintenant : « Ah ! il m’est déjà infidèle, sans quoi il ne me parlerait pas sur ce ton… » Le silence qui suivit la dure réponse lui fut si pénible qu’elle dit timidement : — « Est-ce que les acteurs ont bien joué hier ? … » Pourquoi fut-elle froissée de voir avec quel plaisir René s’emparait de cette question, afin d’empêcher que la causerie ne continuât dans un autre chemin que celui des banalités ? C’est que le cœur de la femme qui aime vraiment — et elle aimait — trouve des susceptibilités nouvelles au service des moindres impressions, et, toute navrée, elle écoutait René répondre : « Ils ont joué divinement. » Puis il s’engagea dans une dissertation sur la différence qu’il y a entre le jeu éloigné de la scène et le jeu tout rapproché d’un salon. — « Pauvre petite ! » se disait Mme Offarel en rentrant, « elle est si naïve, elle n’a pas su le faire parler d’autre chose que de cette maudite pièce ! » Et à voix haute, afin de se venger sur quelqu’un de ce qu’elle n’entrevoyait pas l’instant où René se déclarerait : — « Dites donc, » fit-elle, « est-ce que votre ami M. Larcher n’est pas un peu jaloux de votre succès ? … » René Vincy était entré chez les Offarel sous une impression pénible, il en sortit sous une impression plus pénible encore. Tout à l’heure il était mécontent des choses, maintenant il était mécontent de lui-même. Il était venu chez Rosalie, dans le but de lui procurer une douceur et de lui épargner le petit ennui d’apprendre son succès de la veille par une bouche autre que la sienne ; — et cette visite avait causé une souffrance nouvelle à la jeune fille. Quoique le poète n’eût jamais eu pour cette enfant aux beaux yeux noirs qu’un amour d’imagination, cet amour avait été trop sincère pour qu’il n’en conservât point ces deux sentiments, les derniers à mourir dans l’agonie d’une passion : un pouvoir extraordinaire de suivre les moindres mouvements de ce cœur de vierge, et une pitié, inefficace autant que douloureuse, pour toutes les souffrances qu’il infligeait à ce cœur. Une fois de plus il se posa cette question : « N’est-il pas de mon devoir de lui dire que je ne l’aime plus ? … » question insoluble, car elle ne comporte que deux réponses : la brutalité égoïste et cruelle, si l’on est simple, et, si l’on est compliqué, la lâcheté d’Adolphe, avec son affreux mélange de compassion et de trahison !… Le jeune homme secoua la tête pour chasser l’importune pensée, il se dit l’éternel : « Nous verrons, plus tard… » avec lequel tant de bourreaux de cette espèce ont prolongé tant d’agonies, puis il se força de regarder autour de lui. Ses pas l’avaient porté, sans qu’il y prît garde, dans la portion du faubourg Saint-Germain où, plus jeune, il aimait à se promener, quand, enivré par la lecture des romans de Balzac, cette Iliade dangereuse des plébéiens pauvres, il évoquait derrière les hautes fenêtres le profil d’une duchesse de Langeais ou de Maufrigneuse. Il se trouvait dans cette large et taciturne rue Barbet-de-Jouy qui semble en effet un cadre tout préparé à quelque grande dame d’une aristocratie un peu artificielle, par l’absence totale de boutiques au rez-de-chaussée de ses maisons, par l’opulence de quelques-uns de ses hôtels et le caractère à demi provincial de ses jardins entourés de murs. Une inévitable association d’idées ramena le souvenir de René vers l’hôtel Komof, et, presque aussitôt, la pensée de la seigneuriale demeure de la comtesse réveilla en lui, pour la quatrième fois de la journée, l’image, de plus en plus nette, de Mme Moraines. Cette fois son âme, fatiguée des émotions chagrinantes qu’elle venait de traverser, s’absorba tout entière dans cette image au lieu de la chasser. Songer à Mme Moraines, c’était oublier Rosalie et c’était surtout se détendre dans une sensation uniquement douce. Après quelques minutes de cette contemplation intime, le dévidement naturel de sa rêverie conduisit le jeune homme à se demander : « Quand la reverrai je ? » Il se rappela la voix et le sourire qu’elle avait eus pour prononcer ces mots : « Les jours d’Opéra, avant le dîner… » Les jours d’Opéra ? Cet apprenti élégant ne les connaissait même point. Il éprouva un plaisir enfantin, et hors de proportion avec sa cause apparente, celui d’un homme qui agit dans le sens de ses plus inconscients désirs, à gagner précipitamment le boulevard des Invalides où il chercha une affiche des spectacles du soir. On était au vendredi et cette affiche annonçait les Huguenots. Le cœur du jeune homme se mit à battre plus vite. Il avait oublié et Rosalie, et ses remords de tout à l’heure, et la question qu’il s’était posée. La voix intérieure, celle qui chuchote à l’oreille de notre âme des conseils dont, à la réflexion, nous demeurons nous-même stupéfiés, venait de lui murmurer : « Mme Moraines sera chez elle aujourd’hui… Si j’y allais ?