I
Lorsque j’étais candidat à l’école normale (c’était au mois d’octobre de l’an de grâce 1848), je me liai d’amitié avec deux de mes concurrents, les frères Debay. Ils étaient Bretons, nés à Auray, et élevés au collège de Vannes. Quoiqu’ils fussent du même âge, à quelques minutes près, ils ne se ressemblaient en rien, et je n’ai jamais vu deux jumeaux si mal assortis. Mathieu Debay était un petit homme de vingt-trois ans, passablement laid et rabougri. Il avait les bras trop longs, les épaules trop hautes et les jambes trop courtes : vous auriez dit un bossu qui a égaré sa bosse. Son frère Léonce était un type de beauté aristocratique : grand, bien pris, la taille fine, le profil grec, l’œil fier, la moustache superbe. Ses cheveux presque bleus frissonnaient sur sa tête comme la crinière d’un lion. Le pauvre Mathieu n’était pas roux, mais il l’avait échappé belle : sa barbe et ses cheveux offraient un échantillon de toutes les couleurs. Ce qui plaisait en lui, c’était une paire de petits yeux gris, pleins de finesse, de naïveté, de douceur, et de tout ce qu’il y a de meilleur au monde. La beauté, bannie de toute sa personne, s’était réfugiée dans ce coin-là. Lorsque les deux frères venaient aux examens, Léonce faisait siffler une petite canne à pomme d’argent qui excita bien des jalousies ; Mathieu traînait philosophiquement sous son bras un gros vieux parapluie rouge qui lui concilia la bienveillance des examinateurs. Cependant il fut refusé, comme son frère : le collège de Vannes ne leur avait point appris assez de grec. On regretta Mathieu à l’école : il avait la vocation, le désir de s’instruire, la rage d’enseigner ; il était né professeur. Quant à Léonce, nous pensions unanimement que ce serait grand dommage si un garçon si bien bâti se renfermait comme nous dans le cloître universitaire. Sa prise de robe nous aurait contristés comme une prise d’habit.
Les deux frères n’étaient pas sans ressources. Nous trouvions même qu’ils étaient riches, lorsque nous comparions leur fortune à la nôtre : ils avaient l’oncle Yvon. L’oncle Yvon, ancien capitaine au cabotage, puis armateur pour la pêche aux sardines, possédait plusieurs bateaux, une multitude de filets, quelques biens au soleil et une jolie maison sur le port d’Auray, devant le Pavillon d’en bas. Comme il n’avait jamais trouvé le temps de se marier, il était resté garçon. C’était un homme de grand cœur, excellent pour le pauvre monde et surtout pour sa famille, qui en avait bon besoin. Les gens d’Auray le tenaient en haute estime ; il était du conseil municipal, et les petits garçons lui disaient, en ôtant leur casquette : « Bonjour, capitaine Yvon ! » Ce digne homme avait recueilli dans sa maison M. et Mme Debay, et il économisait deux cents francs par mois pour les enfants.
Grâce à cette munificence, Léonce et Mathieu purent se loger à l’hôtel Corneille, qui est l’hôtel des Princes du quartier latin. Leur chambre coûtait cinquante francs par mois ; c’était une belle chambre. On y voyait deux lits d’acajou avec des rideaux rouges, et deux fauteuils, et plusieurs chaises, et une armoire vitrée pour serrer les livres, et même (Dieu me pardonne !) un tapis. Ces messieurs mangeaient à l’hôtel ; la pension n’y est pas mauvaise à 75 fr. par mois. Le vivre et le couvert absorbaient les deux cents francs de l’oncle Yvon ; Mathieu pourvut aux autres dépenses. Son âge ne lui permettait pas de se présenter une seconde fois à l’école normale. Il dit à son frère :
« Je vais me préparer aux examens de la licence ès lettres. Une fois licencié, j’écrirai mes thèses pour le doctorat, et le docteur Debay obtiendra un jour ou l’autre une suppléance dans quelque faculté. Pour toi, tu feras ta médecine ou ton droit, tu es libre.
– Et de l’argent ? demanda Léonce.
– Je battrai monnaie. Je me suis présenté à Sainte-Barbe, et j’ai demandé des leçons. On m’a accepté pour répétiteur des élèves de troisième et de seconde : deux heures de travail tous les matins, et deux cents francs tous les mois. Il faudra me lever à cinq heures ; mais nous serons riches.
– Et puis, ajouta Léonce, tu appartiens à la famille des matineux, et c’est un plaisir pour toi que de réveiller le soleil. »
Léonce choisit le droit. Il parlait comme un oracle, et personne ne doutait qu’il ne fît un excellent avocat. Il suivait les cours, prenait des notes et les rédigeait avec soin ; après quoi il faisait toilette, courait Paris, se montrait aux quatre points cardinaux, et passait la soirée au théâtre. Mathieu, vêtu d’un paletot noisette que je vois encore, écoutait tous les professeurs de la Sorbonne, et travaillait le soir à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Tout le quartier Latin connaissait Léonce ; personne au monde ne soupçonnait l’existence de Mathieu.
J’allais les voir à presque toutes mes sorties, c’est-à-dire le jeudi et le dimanche. Ils me prêtaient des livres. Mathieu avait un culte pour Mme Sand ; Léonce était fanatique de Balzac. Le jeune professeur se délassait dans la compagnie de François le Champi, du bonhomme Patience ou des bessons de la Bessonière. Son âme simple et sérieuse cheminait en rêvant dans le sillon rougeâtre des charrues, dans les sentiers bordés de bruyères ou sous les grands châtaigniers qui ombragent la mare au Diable. L’esprit remuant de Léonce suivait des chemins tout différents. Curieux de sonder les mystères de la vie parisienne, avide de plaisir, de lumière et de bruit, il aspirait dans les romans de Balzac un air enivrant comme le parfum des serres chaudes. Il suivait d’un œil ébloui les fortunes étranges des Rubempré, des Rastignac, des Henri de Marsay. Il entrait dans leurs habits, il se glissait dans leur monde, il assistait à leurs duels, à leurs amours, à leurs entreprises, à leurs victoires ; il triomphait avec eux. Puis il venait se regarder dans la glace. « Étaient-ils mieux que moi ? Est-ce que je ne les vaux pas ? Qu’est-ce qui m’empêcherait de réussir comme eux ? J’ai leur beauté, leur esprit, une instruction qu’ils n’ont jamais eue, et, ce qui vaut mieux encore, le sentiment du devoir. J’ai appris dès le collège la distinction du bien et du mal. Je serai un de Marsay moins les vices, un Rubempré sans Vautrin, un Rastignac scrupuleux : quel avenir ! toutes les jouissances du plaisir et tout l’orgueil de la vertu ! » Quand les deux frères, l’œil fermé à demi, interrompaient leur lecture pour écouter quelques voix intérieures, on pouvait dire à coup sûr que Léonce entendait le tintement des millions de Nucingen ou de Gobseck, et Mathieu le bruit frétillant de ces clochettes rustiques qui annoncent le retour des troupeaux.
Nous sortions quelquefois ensemble. Léonce nous promenait sur le boulevard des Italiens et dans les beaux quartiers de Paris. Il choisissait des hôtels, il achetait des chevaux, il enrôlait des laquais. Lorsqu’il voyait une tête désagréable dans un joli coupé, il nous prenait à partie : « Tout marche de travers, disait-il, et l’univers est un s*t pays. Est-ce que cette voiture ne nous irait pas cent fois mieux ? » Il disait nous par politesse. Sa passion pour les chevaux était si violente, que Mathieu lui prit un a********t de vingt cachets au manège Leblanc. Mathieu, lorsque nous lui laissions le soin de nous conduire, s’acheminait vers les bois de Meudon et de Clamart. Il prétendait que la campagne est plus belle que la ville, même en hiver, et les corbeaux sur la neige flattaient plus agréablement sa vue que les bourgeois dans la c****e. Opinion paradoxale et contre laquelle j’ai toujours protesté. Léonce nous suivait en murmurant et en traînant le pied. Au plus profond des bois, il rêvait des associations mystérieuses comme celle des Treize, et il nous proposait de nous liguer ensemble pour la conquête de Paris.
De mon côté, je fis faire à mes amis quelques promenades curieuses. Il s’est fondé à l’école normale un petit bureau de bienfaisance. Une cotisation de quelques sous par semaine, le produit d’une loterie annuelle et les vieux habits de l’école, composent un modeste fonds où l’on prend tous les jours sans jamais l’épuiser. On distribue dans le quartier quelques cartons imprimés qui représentent du bois, du pain ou du bouillon, quelques vêtements, un peu de linge et beaucoup de bonnes paroles. La grande utilité de cette petite institution est de rappeler aux jeunes gens que la misère existe. Mathieu m’accompagnait plus souvent que Léonce dans les escaliers tortueux du 12e arrondissement. Léonce disait : « La misère est un problème dont je veux trouver la solution. Je prendrai mon courage à deux mains, je surmonterai tous mes dégoûts, je pénétrerai jusqu’au fond de ces maisons maudites où le soleil et le pain n’entrent pas tous les jours ; je toucherai du doigt cet ulcère qui ronge notre société, et qui l’a mise, tout dernièrement encore, à deux doigts du tombeau ; je saurai dans quelle proportion le vice et la fatalité travaillent à la dégradation de notre espèce. » Il disait d’excellentes choses, mais c’était Mathieu qui venait avec moi.
Il me suivit un jour, rue Traversine, chez un pauvre diable dont le nom ne me revient pas. Je me rappelle seulement qu’on l’avait surnommé le Petit-Gris, parce qu’il était petit et que ses cheveux étaient gris. Il avait une femme et point d’enfants, et il rempaillait des chaises. Nous lui fîmes notre première visite au mois de juillet 1849. Mathieu se sentit glacé jusqu’au fond des os en entrant dans la rue Traversine.
C’est une rue dont je ne veux pas dire de mal, car elle sera démolie avant six mois. Mais en attendant, elle ressemble un peu trop aux rues de Constantinople. Elle est située dans un quartier de Paris que les Parisiens ne connaissent guère ; elle touche à la rue de Versailles, à la rue du Paon, à la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève ; elle est parallèle à la rue Saint-Victor. Peut-être est-elle pavée ou macadamisée, mais je ne réponds de rien : le sol est couvert de paille hachée, de débris de toute espèce, et de marmots bien vivants qui se roulent dans la boue. À droite et à gauche s’élèvent deux rangs de maisons hautes, nues, sales et percées de petites fenêtres sans rideaux. Des haillons assez pittoresques émaillent chaque façade, en attendant que le vent prenne la peine de les sécher. La rue de Rivoli est beaucoup mieux, mais le Petit-Gris n’avait pas trouvé à louer rue de Rivoli. Il nous raconta sa misère : il gagnait un franc par jour. Sa femme tressait des paillassons et gagnait de cinquante à soixante centimes. Leur logement était une chambre au quatrième ; leur parquet, une couche de terre battue ; leur fenêtre, une collection de papiers huilés. Je tirai de ma poche quelques bons de pain et de bouillon. Le Petit-Gris les reçut avec un sourire légèrement ironique.
« Monsieur, me dit-il, vous me pardonnerez si je me mêle de ce qui ne me regarde point, mais j’ai dans l’idée que ce n’est pas avec ces petits cartons-là qu’on guérira la misère. Autant mettre de la charpie sur une jambe de bois. Vous avez pris la peine de monter mes quatre étages avec monsieur votre ami, pour m’apporter six livres de pain et deux l****s de bouillon. Nous en voilà pour deux jours. Mais reviendrez-vous après-demain ? C’est impossible : vous avez autre chose à faire. Dans deux jours je serai donc au même cran que si vous n’étiez pas venu. J’aurai même plus faim, car l’estomac est féroce le lendemain d’un bon dîner. Si j’étais riche comme vous autres, – ici Mathieu m’enfonça son coude dans le flanc, – je m’arrangerais de façon à tirer les gens d’affaire pour le reste de leurs jours.
– Et comment ? si la recette est bonne, nous en profiterons.
– Il y a deux manières : on leur achète un fonds de commerce, ou on leur procure une place du gouvernement.
– Tais-toi donc, lui dit sa femme, je t’ai toujours dit que tu te ferais du tort avec ton ambition.
– Où est le mal, si je suis capable ? J’avoue que j’ai toujours eu l’idée de demander une place. On m’offrirait dix francs pour m’établir marchand des quatre saisons ou pour acheter un fonds d’allumettes, je ne refuserais certainement pas, mais je regretterais toujours un peu la place que j’ai en vue.
– Et quelle place, s’il vous plaît ? demanda Mathieu.
– Balayeur de la ville de Paris. On gagne ses vingt sous par jour, et l’on est libre à dix heures du matin, au plus tard. Si vous pouviez m’obtenir cette place-là, mes bons messieurs, je doublerais mon gain, j’aurais de quoi vivre, vous seriez dispensés de monter ici avec des petits cartons dans vos poches, et c’est moi qui irais vous remercier chez vous. »
Nous ne connaissions personne à la préfecture, mais Léonce était lié avec le fils d’un commissaire de police : il usa de son influence pour obtenir la nomination du Petit-Gris. Lorsque nous lui fîmes une visite pour le féliciter, le premier meuble qui frappa nos yeux fut un balai gigantesque dont le manche était enrichi d’un cercle de fer. Le titulaire de ce balai nous remercia chaudement.
« Grâce à vous, nous dit-il, je suis au-dessus du besoin ; mes chefs m’apprécient déjà, et je ne désespère pas de faire enrôler ma femme dans ma brigade ; ce serait la richesse. Mais il y a sur notre palier deux dames qui auraient bien besoin de votre assistance ; malheureusement, elles n’ont pas les mains faites pour balayer.
– Allons les voir, dit Mathieu.
– Laissez-moi d’abord vous parler. Ce ne sont pas des personnes comme ma femme et moi : elles ont eu des malheurs. La dame est veuve. Son mari était bijoutier en gros, rue d’Orléans, au Marais. Il est parti l’année dernière pour la Californie avec une machine qu’il avait inventée, une machine à trouver l’or ; mais le bateau a fait naufrage en chemin, avec l’homme, la machine et le reste. Ces dames ont lu dans les journaux qu’on n’avait pas sauvé une allumette. Alors, elles ont vendu le peu qui leur restait, et elles sont allées demeurer rue d’Enfer ; et puis la dame a fait une maladie qui leur a mangé tout. Elles sont donc venues ici. Elles brodent du matin au soir jusqu’à la mort de leurs yeux, mais elles ne gagnent pas lourd. Ma femme les aide à faire leur ménage quand elle a le temps : on n’est pas riche, mais on fait l’aumône d’un coup de main à ceux qui sont trop malheureux. Je vous dis cela pour vous faire comprendre que ces dames ne demandent rien à personne, et qu’il faudra y mettre des formes pour leur faire accepter quelque chose. D’ailleurs, la demoiselle est jolie comme un cœur, et cela rend sauvage, comme vous comprenez. »
Mathieu devint tout rouge à l’idée qu’il aurait pu être indiscret.
« Nous chercherons un moyen, dit-il. Comment s’appelle cette dame ?
– Madame Bourgade.
– Merci. »
Deux jours après, Mathieu, qui n’avait jamais voulu de leçons particulières, entreprit de préparer un jeune homme au baccalauréat. Il s’y donna de si bon cœur, que son élève, qui avait été refusé quatre ou cinq fois, fut reçu le 18 août, au commencement des vacances. C’est alors seulement que les deux frères se mirent en route pour la Bretagne. Avant de partir, Mathieu me remit cinquante francs. « Je serai absent cinq semaines, me dit-il ; il faut que je revienne en octobre, pour la rentrée des classes et pour les examens de la licence. Tu iras à la poste tous les lundis, et tu prendras un mandat de dix francs, au nom de Mme Bourgade : tu connais l’adresse. Elle croit que c’est un débiteur de son mari qui s’acquitte en détail. Ne te montre pas dans la maison : il ne faut pas éveiller les soupçons de ces dames. Si l’une d’elles tombait malade, le Petit-Gris viendrait t’avertir, et tu m’écrirais. »
Je vous l’avais bien dit, qu’on ne lisait que de bons sentiments dans les petits yeux gris de Mathieu. Pourquoi n’ai-je pas conservé la lettre qu’il m’écrivit pendant les vacances ? Elle vous ferait plaisir. Il me dépeignait avec un enthousiasme naïf la campagne dorée par les ajoncs, les pierres druidiques de Carnac, les dunes de Quiberon, la pêche aux sardines dans le golfe, et la flottille de voiles rouges qui récolte les huîtres dans la rivière d’Auray. Tout cela lui semblait nouveau, après une longue année d’absence. Son frère s’ennuyait un peu en songeant à Paris. Pour lui, il n’avait trouvé que des plaisirs. Ses parents se portaient si bien ! L’oncle Yvon était si gros et si gras ! La maison était si belle, les lits si moelleux, la table si plantureuse ! – J’ai peut-être oublié de vous dire que Mathieu mangeait pour deux. – « Sais-tu la seule chose qui m’ait attristé ? m’écrivait-il en post-scriptum. Je te l’avouerai, quand tu devrais te moquer de moi. Il y a dans la maison de mon oncle deux grandes paresseuses de chambres, bien parquetées, bien aérées, bien meublées, et qui ne servent à personne. Je suis sûr que mon oncle les louerait pour rien à une honnête famille qui voudrait les prendre. Et l’on paye cent francs par an pour habiter la rue Traversine ! »
Mathieu revint au mois d’octobre, et enleva, haut la main, son diplôme de licencié ès lettres. Les notes des examinateurs lui furent si favorables qu’on lui offrit la chaire de quatrième au lycée de Chaumont. Mais il ne put se décider à quitter son frère et Paris. Il me donnait de temps en temps des nouvelles de la rue Traversine : Mme Bourgade était souffrante. Vous ne vous rendrez bien compte de l’intérêt qu’il portait à ses protégées invisibles que si je vous initie au grand secret de sa jeunesse : il n’avait encore aimé personne. Comme ses camarades ne lui avaient pas ménagé les plaisanteries sur sa laideur, il était modeste au point de se regarder comme un monstre. Si l’on avait essayé de lui dire qu’une femme pouvait l’aimer tel qu’il était, il aurait cru qu’on se moquait de lui. Il rêvait quelquefois qu’une fée le frappait de sa baguette, et qu’il devenait un autre homme. Cette transformation était la préface indispensable de tous ses romans d’amour. Dans la vie réelle, il passait auprès des femmes sans lever les yeux : il craignait que sa vue ne leur fût désagréable. Le jour où il devint le bienfaiteur inconnu d’une belle jeune fille, il sentit au fond du cœur un contentement humble et tendre. Il se comparaît au héros de la Belle et la Bête qui cache son visage et ne laisse voir que son âme, ou à ce Paria de la Chaumière Indienne qui dit : « Vous pouvez manger de ces fruits, je n’y ai pas touché. »
C’est un accident imprévu qui le mit en présence de Mlle Bourgade. Il était chez le Petit-Gris à demander des nouvelles, lorsque Aimée entra en criant au secours : sa mère était évanouie. Il courut avec les autres. Il amena le lendemain un interne de la Pitié. Mme Bourgade n’était malade que d’épuisement ; on la guérit. La femme du Petit-Gris fut installée chez elle en qualité d’infirmière. Elle allait chercher les médicaments et les aliments, et elle savait si bien marchander qu’elle les avait pour rien. Mme Bourgade but un excellent vin de Médoc qui lui coûtait soixante centimes la bouteille ; elle mangea du chocolat ferrugineux à deux francs le kilogramme. C’est Mathieu qui faisait ces miracles et qui ne s’en vantait pas. On ne voyait en lui qu’un voisin obligeant ; on le croyait logé rue Saint-Victor. La malade s’accoutuma doucement à la présence de ce jeune professeur, qui montrait les attentions délicates d’une jeune fille. Sa prudence maternelle ne se mit jamais en garde contre lui ; tout au plus si elle le regardait comme un homme. À la simplicité de sa mise, elle jugea qu’il était pauvre ; elle s’intéressait à lui comme il s’intéressait à elle. Un certain lundi du mois de décembre, elle le vit venir en paletot noisette, sans son manteau, par un froid très vif. Elle lui dit, après de longues circonlocutions, qu’elle venait de toucher une somme de dix francs, et elle offrit de lui en prêter la moitié. Mathieu ne sut s’il voulait rire ou pleurer : il avait engagé son manteau, le matin même, pour ces bienheureux dix francs. Voilà où ils en étaient au bout d’un mois de connaissance. Aimée s’abandonnait moins aux douceurs de l’intimité. Pour elle, Mathieu était un homme. En le comparant au Petit-Gris et aux habitants de la rue Traversine, elle le trouvait distingué. D’ailleurs, à l’âge de seize ans, elle n’avait guère eu le temps d’observer le genre humain. Elle ignorait non seulement la laideur de Mathieu, mais encore sa propre beauté : il n’y avait pas de miroir dans la maison.
Mme Bourgade raconta à Mathieu ce qu’il savait en partie, grâce aux indiscrétions du Petit-Gris. Son mari faisait médiocrement ses affaires et gagnait à peine de quoi vivre, lorsqu’il apprit la découverte des mines de la Californie. En homme de sens, il devina que les premiers explorateurs de cette terre fortunée poursuivraient les lingots d’or et les pépites enfouies dans le roc, sans prendre le temps d’exploiter les sables aurifères. Il se dit que la spéculation la plus sûre et la plus lucrative consisterait à laver la poussière des mines et le sable des ravins. Dans cette idée, il construisit une machine fort ingénieuse, qu’il appela, de son nom, le séparateur Bourgade. Pour en faire l’épreuve, il mélangea 30 grammes de poudre d’or avec 100 kilogrammes de terre et de sable. Le séparateur reproduisit tout l’or, à deux décigrammes près. Fort de cette expérience, M. Bourgade rassembla le peu qu’il possédait, laissa à sa famille de quoi vivre pendant six mois, et s’embarqua sur la Belle-Antoinette, de Bordeaux, à la grâce de Dieu. Deux mois plus tard, la Belle-Antoinette se perdait corps et biens, en sortant de la passe de Rio-de-Janeiro.
Mathieu s’avisa que, sans faire un voyage en Californie, on pourrait exploiter l’invention de feu Bourgade au profit de sa veuve et de sa fille. Il pria Mme Bourgade de lui confier les plans qu’elle avait conservés, et je fus chargé de les montrer à un élève de l’école centrale. La consultation ne fut pas longue. Le jeune ingénieur me dit après un examen d’une seconde : « Connu ! c’est le séparateur Bourgade. Il est dans le domaine public, et les Brésiliens en fabriquent dix mille par an à Rio-de-Janeiro. Tu connais l’inventeur ?
– Il est mort dans un naufrage.
– La machine aura surnagé ; cela se voit tous les jours. »
Je m’en revins piteusement à l’hôtel Corneille, pour rendre compte de mon ambassade. Je trouvai les deux frères en larmes. L’oncle Yvon était mort d’apoplexie en leur léguant tous ses biens.