IIIQuand nous eûmes déjeuné, il fit un somme sur le rocher que le soleil chauffait. Il me demanda en s’éveillant à quoi je pensais en tricotant et en surveillant mon ouaille.
À l’ordinaire, lui dis-je, je pense à cinquante choses dont je ne me souviens pas après ; mais, aujourd’hui, je n’ai pensé qu’à m’étonner de vous. Vous faites donc tout ce que vous voulez avec les moines, que vous passez comme ça la journée où vous voulez et comme il vous plaît ?
– Je ne sais pas si les moines me tourmenteront pour cela, répondit-il. Je ne le crois pas, je leur apporte une jolie petite somme si je prononce mes vœux, et ils n’ont point envie de me dégoûter de leur compagnie avant de tenir mon argent ; j’ai déjà vu cela. Quant à m’instruire, ils ne doivent pas y tenir beaucoup.
– Pourquoi donc ?
– Pour une raison bien simple, c’est qu’ils n’en savent guère plus long que moi, et que, s’ils ne faisaient pas durer ce qu’ils ont à m’apprendre, ils seraient trop vite au bout.
– Vous les méprisez donc aussi, vous, vos moines ?
– Je ne les méprise pas, je ne méprise personne. Ils me paraissent très doux et je ne leur ferai pas plus de peine qu’ils ne m’en feront.
– Alors, vous viendrez quelquefois me voir aux champs ?
– Je ne demande pas mieux, je t’apporterai à manger tant que tu voudras.
Je devins rouge de dépit.
– Je n’ai pas besoin que vous me fassiez manger, lui dis-je : j’ai tout ce qu’il faut chez nous et j’aime mieux nos châtaignes que vos pâtés.
– Alors, c’est pour le plaisir de me voir que tu me dis de revenir.
– C’était pour ça ; mais, si vous croyez…
– Je ne crois que ce que tu dis : tu es une bonne petite fille, et puis tu me rappelles ma sœur ; j’aurai du plaisir à te revoir.
Depuis ce jour, nous nous vîmes très souvent. Il avait très bien jugé comment les moines de Valcreux agiraient avec lui ; ils le laissèrent libre d’employer son temps comme il l’entendait et ne lui demandèrent que d’assister à certains offices, ce à quoi il se soumit. Il eut bientôt fait connaissance avec mes deux cousins, et il nous fit rire un jour en nous racontant que le prieur l’avait mandé pour lui dire qu’après avoir réfléchi à son jeune âge, il avait cru devoir prendre le parti de le dispenser des offices de matines.
– Croirez-vous, ajouta Émilien, que j’ai eu la simplicité de le remercier et de lui dire qu’ayant l’habitude de me lever avec le jour, il ne me fâchait point d’assister aux matines ? il a insisté, et moi j’insistais aussi pour lui marquer ma soumission. C’était une bonne scène. Enfin, le frère Pamphile m’a poussé le coude, et je l’ai suivi dans le préau où il m’a dit : « Mon garçon, si vous voulez absolument aller à matines, vous irez seul, car il y a plus de dix ans qu’aucun de nous n’y a été, et le père prieur serait bien embarrassé pour nous y contraindre, lui qui nous a invité à supprimer cette mortification inutile. » Je lui ai demandé alors pourquoi on sonnait cet office. Il m’a répondu qu’il fallait bien laisser le sonneur gagner sa vie, parce que c’est un pauvre homme de la paroisse qui ne sait rien faire autre chose.
Jacques prétendit qu’il y avait une meilleure raison.
– Les moines, dit-il, sont des cafards ; ils veulent laisser croire aux paroissiens qu’ils disent leurs prières, tandis qu’ils dorment la grasse matinée sur leurs gros lits de plume.
Jacques ne perdait pas l’occasion d’abîmer les religieux et il ne se gênait pas pour dire à Émilien qu’il avait tort de s’engager dans ce régiment de fainéants. Quand mon grand-oncle l’entendait, il le faisait taire, mais le petit frère – c’est comme cela que nous appelions Émilien – répondait au père Jean :
– Laissez dire ; les moines ont le devoir d’être jugés comme les autres hommes. Je les connais, je dois m’arranger pour vivre avec eux. Je ne les accuse pas, mais je ne me crois pas obligé de les défendre. Si leur métier paraît inutile, c’est leur faute.
Quand nous étions entre nous dans la famille, nous parlions presque toujours du petit frère. Notre pauvre vie n’était pas assez variée pour que les fréquentes visites d’un nouveau venu et les heures qu’il passait quelquefois avec nous ne nous semblassent point de gros évènements. Petit Pierre l’aimait à plein cœur et le défendait contre Jacques, qui le considérait fort peu. En cela, il se trouvait assez d’accord avec mon grand-oncle, qui reprochait à Émilien de ne pas savoir tenir son rang, d’oublier qu’il était un Franqueville, enfin de n’être pas aussi recueilli qu’un futur religieux devait l’être.
– C’est une tête légère, disait-il, et ça ne fera jamais ni un bon noble ni un bon moine. Ça n’est pas méchant, ça n’est même que trop bon ; ça paraît honnête, ça ne songe pas encore aux filles, mais ça ne se tourmente ni de ce monde ni de l’autre, et pourtant quand on n’est pas bon pour l’épée, il faudrait être bon pour l’autel.
– Qu’est-ce qui vous dit qu’il n’aurait pas été bon pour l’épée ? s’écriait Pierre tout ému. Il n’a peur de rien, et ça n’est pas sa faute si on n’en a pas fait un bon soldat au lieu d’en faire un cheti’moine.
J’écoutais tous ces jugements sans bien savoir lequel croire. J’avais d’abord rêvé une grande amitié avec le petit frère ; mais il ne faisait pas à moi l’attention que je faisais à lui. Toujours bon, prêt à obliger, à passer son temps au hasard avec le premier venu, il ne pensait à moi que quand il me voyait. Je m’étais imaginé lui remplacer sa petite sœur et le consoler de ses peines à confier mais il n’avait plus de peines à confier. Il disait sa position à tout le monde sans faire de réflexions, et racontait les malheurs de son enfance sans paraître les avoir sentis ; cela tenait peut-être à une espèce de sourire continuel qui paraissait augmenter quand il disait des choses tristes et qu’il lui donnait un air de niaiserie indifférente. Enfin il n’était pas l’enfant sacrifié dont je m’étais fait je ne sais quelle idée, et je me remis à lui préférer Rosette, qui avait besoin de moi, tandis que lui n’avait besoin de personne.
L’hiver, un rude hiver, celui de 88 se passa ainsi, de même que le printemps de 89. On s’occupait bien peu de politique à Valcreux. Nous ne savions pas lire, nous étions encore pour la plupart, sinon en droit, du moins en fait, serfs mainmortables de l’abbaye. Les moines ne nous foulaient pas trop pour les corvées, mais ils ne nous passaient rien sur les dîmes, et, comme on regimbait toujours, ils causaient avec nous le moins possible. S’ils savaient des nouvelles du dehors, ils ne nous en disaient rien. Notre province était des plus tranquilles et les personnes des environs qui avaient affaire au moutier ne s’arrêtaient guère à nous parler. Un paysan de ce temps-là était si peu de chose !
La révolution était donc commencée et nous ne le savions pas. Pourtant le bruit de la prise de la Bastille se répandit un jour de marché, et comme cela causait quelque émotion dans la paroisse, je fus envieuse de savoir ce que cela pouvait être : la Bastille !
Les explications de mon grand-oncle ne me satisfaisaient pas, parce qu’elles étaient toujours contredites par mes cousins ; quelquefois devant lui, ce qui le fâchait beaucoup. Je guettai donc le petit frère pour le questionner, et, quand j’eus réussi à le joindre au milieu de son école buissonnière, je le priai, lui qui devait connaître plus de choses que nous, de me dire pourquoi les uns se réjouissaient, et pourquoi les autres s’inquiétaient de la Bastille. Dans mon idée, c’était une personne qu’on avait mise en prison.
– C’est-à-dire, me répondit-il, que la Bastille était une prison affreuse que les gens de Paris ont jetée à bas.
Et il m’expliqua dans un sens très révolutionnaire la chose et l’évènement. En réponse à d’autres questions, il m’apprit que les moines de Valcreux regardaient la victoire des Parisiens comme un très grand malheur. Ils disaient que tout était perdu et parlaient de faire réparer les brèches du couvent pour se défendre contre les brigands.
Nouvelles questions de ma part. Émilien fut embarrassé de me répondre. Il n’en savait guère plus que moi.
Nous étions à la fin de juillet, et je connaissais déjà le petit frère depuis près d’un an. J’avais mon franc-parler avec lui comme avec tout le monde de l’endroit, et je m’impatientai de le voir aussi peu au fait que nous autres.
– C’est drôle, lui dis-je, que vous ne soyez pas mieux instruit ! Vous dites que chez vous on ne vous apprenait rien ; mais, depuis le temps que vous êtes au couvent pour apprendre, vous devriez à tout le moins savoir lire, et Jacques dit que vous ne savez guère.
– Puisque Jacques ne sait pas du tout, il ne peut pas en juger.
Il dit qu’il avait apporté de la ville un papier que vous avez si mal lu qu’il n’y a rien compris.
– C’est peut-être sa faute ; mais je ne veux point mentir. Je lis très mal et j’écris comme un chat.
– Savez-vous au moins compter ?
– Oh ! ça non, et je ne le saurai jamais. À quoi cela me servirait-il ? je ne dois jamais rien avoir !
– Vous pourriez, quand vous serez vieux, devenir l’économe du couvent, quand le père Fructueux sera mort.
– Dieu m’en préserve ! J’aime donner, je déteste refuser.
– Mon grand-oncle dit qu’à cause de votre grande noblesse, vous pourriez même devenir le supérieur du moutier.
– Eh bien, j’espère que je n’en serai jamais capable.
– Enfin pourquoi êtes-vous comme ça ? C’est une honte que de rester simple quand on peut devenir savant. Moi, si j’avais le moyen, je voudrais apprendre tout.
–Tout ! rien que ça ? Et pourquoi donc voudrais-tu être si savante ?
– Je ne peux pas vous dire, je ne sais pas, mais c’est mon idée ; quand je vois quelque chose d’écrit, ça m’enrage de n’y rien connaître.
– Veux-tu que je t’apprenne à lire ?
– Puisque vous ne savez pas ?
– Je sais un peu, j’apprendrai tout à fait en l’enseignant.
– Vous dites ça, mais vous n’y songerez plus demain. Vous avez la tête si folle !
– Ah ça, tu me grondes bien fort aujourd’hui, petite Nanon. Nous ne sommes donc plus amis ?
– Si fait ; mais pourtant je me demande souvent si on peut faire amitié avec un quelqu’un qui ne se soucie ni de lui ni des autres.
Il me regarda avec son sourire insouciant ; mais il ne sut rien trouver à me répondre, et je le vis qui s’en allait la tête droite, sans regarder tout le long de la haie comme il avait coutume de faire pour chercher des nids ; peut-être bien qu’il pensait à ce que je venais de lui dire.
Deux ou trois jours après, comme j’étais au pâturage avec d’autres enfants de mon âge, la Mariotte et cinq ou six autres femmes vinrent tout épeurées, nous dire de rentrer.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ?
– Rentrez, rentrez ! ramenez vos bêtes, dépêchez-vous, il n’est que temps.
La peur nous prit. Chacun rassembla son petit troupeau et je ramenai vivement Rosette, qui n’était pas trop contente car ce n’était pas son heure de quitter l’herbage.
Je trouvai mon grand-oncle très inquiet de moi. Il me prit le bras et me poussa avec Rosette dans la maison, puis il dit à mes cousins de bien fermer et barricader toutes les huisseries. Ils n’étaient pas bien rassurés, tout en disant que le danger ne pressait point tant.
– Le danger y est, répondit mon oncle quand nous fûmes bien enfermés. À présent que nous voilà tous les quatre, il s’agit de s’entendre sur ce que l’on va faire. Et voilà ce que je conseille. Tant qu’il fera jour, il n’y a rien à essayer ; c’est à la grâce de Dieu ; mais, quand la nuit sera venue, on ira se réfugier dans le moutier, et chacun y portera ce qu’il a, meubles et provisions.
– Et vous croyez, dit Jacques, que les moines vont recevoir comme ça toute la paroisse ?
– Ils y sont obligés ! Nous sommes leurs sujets, nous leur devons la dîme et l’obéissance, mais ils nous doivent l’asile et la protection.
Pierre, qui était plus effrayé que son frère aîné, fut, cette fois, de l’avis du grand-père. Le moutier était fortifié ; avec quelques bons gars, on pouvait défendre les endroits faibles. Jacques, tout en assurant que ce serait peine inutile, se mit à démonter nos pauvres grabats ; je rassemblai mes ustensiles de cuisine, quatre écuelles et deux pots de terre.
Le linge ne fit pas un gros paquet, les vêtements non plus.
Pourvu, me disais-je, que les moines consentent à recevoir Rosette !
En attendant, ne sachant rien et n’osant questionner, j’obéis machinalement aux ordres qui m’étaient donnés. Enfin, je compris que les brigands allaient arriver, qu’ils tuaient tout le monde et brûlaient toutes les maisons. Alors je me mis à pleurer, non pas tant par peur de perdre la vie, je ne me faisais encore aucune idée de la mort, que pour le chagrin d’abandonner aux flammes notre pauvre chaumière qui m’était aussi chère et aussi précieuse que si elle nous eût appartenu. En cela, je n’étais guère plus simple que le père Jean et ses petits-fils. Ils se lamentaient sur la perte de leur misérable avoir, bien plus qu’ils ne songeaient à leurs dangers personnels.
La journée s’écoula dans l’obscurité de cette maison fermée et on ne soupa point. Pour faire cuire nos raves, il eût fallu allumer du feu, et le père Jean s’y opposa, disant que la fumée du toit nous trahirait. Si les brigands venaient, ils croiraient le pays abandonné et les maisons vides. Ils ne s’y arrêteraient point et courraient au moutier.
La nuit venue, Jacques et lui se décidèrent à descendre le ravin et à aller frapper à la porte du couvent ; mais elle avait été fermée tout le jour, elle l’était encore et il fut impossible de se la faire ouvrir. Personne même ne vint parlementer à travers le guichet. On eût dit que le moutier était désert.
– Vous voyez bien, disait Jacques en revenant, qu’ils ne veulent recevoir personne. Ils savent qu’on ne les aime point. Ils ont autant peur de leurs paroissiens que des brigands.
– M’est avis, disait mon oncle, qu’ils se sont cachés dans les souterrains et que, de là, ils ne peuvent rien entendre.
– Je m’étonne, dit Pierre, que le petit frère se soit caché comme ça avec eux. Il n’est pas craintif, lui, et j’aurais cru qu’il viendrait nous défendre, ou qu’il nous ferait entrer avec lui dans le moutier.
– Ton petit frère est aussi capon qu’eux, dit Jacques, sans songer à se rendre cette justice qu’il avait tout aussi peur que qui que ce soit.
Mon grand-oncle eut alors l’idée de s’informer si, dans les environs, on avait quelques nouvelles et si on avait pris quelques dispositions contre le danger commun. Il repartit avec Jacques, tous deux pieds nus, et suivant l’ombre des buissons comme s’ils eussent été eux-mêmes des brigands méditant quelque mauvais coup.
Nous restions seuls, Pierre et moi, avec l’injonction de nous tenir sur le pas de la porte, l’oreille au guet, prêts à fuir, si nous entendions quelque mauvais bruit.
Il faisait un temps magnifique. Le ciel était plein de belles étoiles, l’air sentait bon, et nous avions beau écouter, on n’entendait pas le moindre bruit de bon ou de mauvais augure. Dans toutes les maisons éparses le long du ravin et presque toutes isolées, on avait fait comme nous ; on avait fermé les portes, éteint les feux, et on s’y parlait à voix basse. Il n’était que neuf heures et tout était muet comme en pleine nuit. Cependant personne ne dormait cette nuit-là, on était comme hébété par la crainte, on n’osait pas respirer. Le souvenir de cette panique est resté dans nos campagnes comme ce qui a le plus marqué pour nous dans la révolution. On l’appelle encore l’année de la grand-peur.
Rien ne remuait dans les grands châtaigniers qui nous enveloppaient de leur ombre. Cette tranquillité du dehors passa en nous, et, à demi-voix, nous nous mîmes à babiller. Nous ne songions pas à avoir faim, mais le sommeil nous gagnait. Pierre s’étendit par terre, devisa quelque peu sur les étoiles, m’apprit qu’elles n’étaient pas à la même place aux mêmes heures durant le cours de l’année et finit par s’endormir profondément.
Je me fis conscience de le réveiller. Je comptais bien faire le guet toute seule, mais je ne pense pas en être venue à bout plus d’un moment.
Je fus réveillée par un pied qui me heurtait dans l’ombre, et, ouvrant les yeux, je vis comme un fantôme gris qui se penchait sur moi. Je n’eus guère le temps d’avoir peur, la voix du fantôme me rassura, c’était celle du petit frère.
– Que fais-tu donc là, Nanon ? me disait-il ; pourquoi dors-tu dehors, sur la terre nue ? J’ai été au moment de marcher sur toi.
– Est-ce que les brigands arrivent ? lui dis-je en me relevant.
– Les brigands ! il n’y a pas de brigands, ma pauvre Nanette ! Toi aussi tu y as cru ?
– Mais oui. Comment savez-vous qu’il n’y en a pas ?
– Parce que les moines en rient et disent qu’on a bien fait d’inventer ça pour dégoûter les paysans de la révolution.
– Alors c’est une attrape ! Oh bien, en ce cas, je vais ranger Rosette et faire le souper pour quand mon grand-oncle rentrera.
– Il est donc dehors ?
– Eh oui, il a été voir si le monde a décidé de se cacher ou de se défendre.
– Il ne trouvera pas une porte ouverte et personne ne voudra lui ouvrir. C’est ce qui m’est arrivé aussi. Dès que j’ai compris qu’il n’y avait rien à craindre, je suis sorti du couvent par une brèche pour aller rassurer les amis de la paroisse ; mais je n’ai trouvé encore à parler qu’à toi. Est-ce que tu es toute seule ?
– Non, voilà Pierre qui dort comme dans son lit. Ne le voyez-vous point ?
– Ah ! si fait. Je le vois à présent. Eh bien, puisqu’il est si tranquille, laissons-le. Je vas t’aider à rentrer ton mouton et à rallumer ton feu.
Il m’aida en effet, et, tout en agissant, nous causions.
Je lui demandai à quelles maisons il avait frappé avant de venir chez nous. Il m’en désigna une demi-douzaine.
– Et nous, lui dis-je, vous n’avez songé à nous qu’en dernier ? Si quelqu’un vous eût ouvert ailleurs, vous y seriez resté à causer ?
– Non, j’aurais été avertir tout le monde. Mais tu me fais une mauvaise querelle, Nanon. Je comptais bien venir ici, et je songe à toi plus que tu ne crois. J’y ai beaucoup songé depuis l’autre jour où tu m’as dit des choses dures.
– Ça vous a fâché contre moi ?
– Non, c’est contre moi que j’ai été fâché. Je vois bien que je mérite ce qu’on pense de moi, et j’ai fait promesse à moi-même d’apprendre tout ce que les moines pourront m’enseigner.
– À la bonne heure, et alors vous m’enseignerez aussi ?
– C’est convenu.
Comme le feu flambait et éclairait la chambre, il vit nos bois de lit et nos paillasses en tas, dans le milieu :
– Où donc coucherez-vous ? me dit-il.
– Oh ! moi, répondis-je, j’irai dormir avec Rosette, puisque je ne crains plus rien. Mes cousins se moquent d’une nuit à la franche étoile ; il n’y a que mon pauvre vieux oncle qui en sera fatigué. Je voudrais avoir la force de lui dresser son lit, car il dormira de bon cœur quand il saura que les brigands ne viennent point.
– Si tu n’as pas la force, je l’ai, moi !
Et il se mit à la besogne. En un tour de main il releva et remmancha le lit du père Jean et ma petite couchette. Je remis la vaisselle en place sur la table et la soupe aux raves fumait dans les écuelles quand mon oncle rentra avec Jacques. Ils n’avaient pu se faire entendre de personne et ils revenaient toujours courant, car ils avaient vu la fumée de mon feu et ils croyaient que la maison brûlait. Ils s’attendaient à nous trouver morts, Pierre, Rosette et moi.
Ils furent contents de souper et de pouvoir dormir sans crainte, et, dans le premier moment, ils ne savaient comment remercier le petit frère. Mais, tout en mangeant, le grand-père redevenait soucieux. Le petit frère partit, il observa que c’était un enfant, qu’il avait bien pu ne pas comprendre ce que disaient les moines, et que, puisque tout le monde avait la grand-peur, il fallait bien qu’il y eût un grand danger. Il refusa de se coucher, et, pendant que nous dormions, il veilla, assis sur le banc de pierre de la cheminée.
Le lendemain tout le monde fut étonné de se trouver sain et sauf. Les gars de la paroisse montèrent sur les plus grands arbres au faîte du ravin, et ils virent au loin des troupes de monde qui marchaient en ordre dans le brouillard du matin. Vitement chacun rentra chez soi et tout le monde parla d’abandonner ce qu’on avait et d’aller se cacher dans les bois et dans les creux de rochers. Mais il nous arriva bientôt des messagers qui eurent peine à se faire entendre, car, au premier moment, on les prenait pour des ennemis et on voulait les attaquer à coups de pierres. C’était pourtant des gens des environs, et, quand on les eût reconnus, on se pressa autour d’eux. Ils nous apprirent qu’à la nouvelle de l’approche des brigands, dont personne ne doutait dans le pays et dans tous les autres pays, on avait fait accord pour se défendre. On s’était armé comme on avait pu et on s’était mis en b****s pour battre la campagne et arrêter les mauvaises gens. On comptait que nous allions nous armer aussi et nous joindre aux autres paroisses.
Personne de chez nous ne s’en souciait. On disait qu’on n’avait point d’armes et que, d’ailleurs, les moines ne croyaient point aux brigands, car le petit frère était là qui, sans trahir l’opinion des moines, tâchait de faire entendre la vérité. Mais le grand Repoussat de la Foudrasse et le borgne de Bajadoux, qui étaient des hommes très hardis, se moquèrent de nous et même nous firent honte d’être si patients.
– On voit bien, disaient-ils, que vous êtes des enfants de moines, et que la peur vous tient en même temps que la malice. Vos cafards de maîtres veulent livrer le pays aux brigands et ils vous empêchent de le défendre ; mais, si vous aviez un peu de cœur, vous seriez déjà armés. Il y a dans le moutier plus qu’il ne faut pour vous et pour les voisins. Il y a aussi des provisions en cas de siège. Or çà, nous allons rejoindre nos camarades et leur dire votre couardise ; et alors, nous viendrons tous en bataille nous emparer du couvent et des armes, puisque vous n’en voulez point et ne sauriez vous en servir.
Ces paroles-là mirent le feu dans la paille. On se prit à craindre les gens d’alentour plus que les brigands, et on décida en grand tumulte qu’on voulait être maître chez soi et faire ses affaires entre paroissiens. On s’appela les uns les autres, on se réunit devant la place du moutier, qui était une grosse pente de gazon toute bossuée, avec une fontaine aux miracles dans le milieu. Le grand Repoussat, qui prétendait à l’honneur d’avoir réveillé nos courages, commença par dire qu’il fallait d’abord épeurer les moines, en cassant la Bonne Dame de la fontaine. Mon grand-oncle, qui se trouvait là, se fâcha beaucoup. Il était bien toujours d’avis qu’il fallait réclamer la protection du couvent et s’y mettre en sûreté ; mais il ne voulait point souffrir de profanation, et il parla, tout vieux qu’il était, de fendre la tête avec sa bêche au premier qui ferait des sottises. On l’écouta, parce qu’il était le plus ancien de la paroisse et très estimé.
Pendant ce temps, le petit frère, s’étant bien mis au courant de ce qui se passait, rentra au moutier par les brèches qu’il connaissait mieux que pas un. Il trouva les moines très effrayés et ne songeant qu’à se barricader. Il leur fit comprendre que leurs paysans ne leur voulaient pas tant de mal que ceux des autres endroits, et que le plus sage était de se confier à eux.