III
La soie
Un printemps – je pouvais avoir alors une douzaine d’années, – ma mère, originaire d’une ville de Provence, fut appelée, pour le règlement de quelque importante affaire, à séjourner pendant cinq ou six semaines dans son pays natal. Elle m’avait emmené avec elle, non pas, bien entendu, pour me confiner tout ce temps-là dans la vieille cité, qui ne pouvait m’offrir que de maigres distractions.
Dans un hameau distant de la ville d’environ deux lieues, habitait une famille de braves gens, parents éloignés, mais amis sincères et dévoués, à qui elle avait résolu de me confier. Et Dieu sait que ce projet de villégiature me souriait fort. Un matin donc, nous partons (sans avoir prévenu, pour qu’on ne se confondît pas en préparatifs de réception), moi juché sur le bât d’un roussin de louage, que ma mère suivait à pied, et sur la croupe insensible duquel elle frappait de temps à autre du bout d’un fouet dont l’avait armée le maître de l’animal.
Quand nous arrivâmes en vue de la maison, la cousine Jayard, une grosse et sympathique commère, était justement assise, tricotant, à côté du seuil. Elle nous reconnut ; et aussitôt de se lever, et d’accourir en poussant, avec toute la bruyante faconde méridionale, les plus franches exclamations de joie. Et ma mère, pour faire honneur à cet accueil, de vouloir s’élancer au cou de la bonne femme ; mais celle-ci, formant vivement de ses deux bras une sorte de cercle protecteur au-devant de sa poitrine rebondie :
« Attends, mie, attends. Embrassons-nous doucement, je te prie. »
Alors ma mère de la considérer surprise.
Et la cousine de reprendre avec une gravité qui n’était pas de la froideur : « C’est que, vois-tu, je couve.
– Vous couvez ?
– Oui, les magnans, tu sais bien.
– Ah oui ! je sais, » fit ma mère, qui semblait en effet avoir parfaitement compris le sens de ces paroles, tandis que je cherchais vainement à le trouver, moi qui n’avais jamais ouï rapporter le soin de l’incubation qu’à des bipèdes dont les dehors et la voix de ma grosse cousine ne me rappelaient ni le plumage ni le ramage. Presque aussitôt : « En vérité, reprit ma mère, j’aurais dû y penser : et voyez comme j’avais mal calculé, moi qui comptais vous laisser ce gaillard – elle me désignait – pendant au moins un mois. Je vais me hâter de le remmener.
– Le remmener, pécaïre ! Et pourquoi, s’il te plaît ? demanda la cousine.
– Parce que je n’ignore point ce qu’il en est d’une ferme de Provence à l’époque des magnans. Ce n’est pas le moment de vous donner un embarras de plus.
– Comment ! comment ! cria le cousin Jayard, un petit homme tout sec, tout nerveux, tout bronzé, qui arrivait la face épanouie, – le remmener, ce filiot. Ah ! par exemple, je voudrais bien voir ça. Que tu ne restes pas, toi, Madame, je le comprends ; car nous ne pourrions guère te faire honneur ; mais, pour le petit, c’est autre chose ; les enfants s’amusent de tout et s’accommodent de tout. Laisse-le. Il sera avec ses cousins et cousines, il ira à la feuille, il garnira, il verra grandir, dormir les bêtes, il encabanera, déramera… que sais-je ? Ça lui sera nouveau. Il ne s’ennuiera pas, j’en suis sûr, et nous tâcherons qu’il ne pâtisse pas trop, encore que ce soit le temps où l’on ne fait guère de cuisine. Si vers la fin, il arrive que les magnans lui prennent sa chambre, car cette année, nous faisons quatre onces, sois tranquille, il ne couchera pas pour cela sur la dure… »
Bref, en dépit de toutes ses protestations, ma mère dut s’en retourner seule, et je restai, enchanté d’aider à faire les quatre onces, ou plutôt d’avoir l’explication d’une suite de locutions insolites qui, en étonnant mon oreille, n’avaient pu qu’éveiller la plus complète curiosité dans mon esprit.
J’inaugurai presque aussitôt mes fonctions en compagnie d’une de mes cousines qui m’emmena à la feuille. Chemin faisant, cela va sans dire, mon premier soin fut de lui adresser mainte question touchant ces magnans que je voyais être l’objet de la préoccupation générale, non seulement chez le cousin Jayard, mais encore dans toutes les habitations où la jeune fille me faisait entrer, sans doute pour montrer aux voisins le nouvel arrivé. Elle me traduisit d’abord cette dénomination toute locale de magnans par celle de vers à soie, beaucoup plus intelligible pour moi. Elle m’apprit que les quatre onces dont avait parlé son père représentaient le poids des graines ou œufs, dont sa mère était en train de provoquer l’éclosion, en les portant le jour sur sa poitrine dans un petit sachet ouaté, que la nuit elle déposait entre deux oreillers, dans son lit, à côté d’elle.
Or, comme il y avait sept ou huit jours que la cousine Jayard couvait, et que le matin, en examinant la graine, elle avait compris, à un changement de couleur particulier, que les vers ne pouvaient tarder à éclore, elle avait envoyé sa fille faire la première cueillette de feuilles pour la nourriture des myriades d’individus qui, pendant quatre ou cinq semaines, devaient exclusivement absorber l’attention et le labeur de toute la famille.
Arrivés au milieu d’un petit quinconce de jeunes plants de mûriers, nous nous mîmes à cueillir des bourgeons plutôt que des feuilles, car, à peine ces arbrisseaux devaient-ils être entrés en végétation depuis quelques jours. Et, comme je m’étonnais qu’on n’attendît pas que la feuille fût plus développée : « C’est ainsi qu’il la faut, me répliqua ma cousine ; jeune est la feuille, mais jeunes aussi sont les petites dents des magnans ; si elle était plus âgée, ils n’y pourraient pas mordre. D’ailleurs la règle est de mettre les vers à l’éclosion quand on voit les boutons des mûriers s’ouvrir, de façon que le manger croisse et prenne de la force en même temps que les mangeurs. »
Quand elle nous vit rentrer avec notre petit sac plein de verdure, la cousine Jayard s’approcha d’un poêle de faïence, qui entretenait dans la chambre une température tiède et régulière, tandis qu’au dehors se faisaient encore sentir les variations printanières. Elle s’assit, tira du devant de sa casaque un sachet qu’elle entrouvrit et dans lequel elle regarda. Puis elle dit : « Vite ! vite ! les voilà éclos : un châssis et des papiers ! »
On lui donna aussitôt un petit cadre de bois supportant un léger réseau de fil de fer, qu’elle couvrit d’une feuille de papier blanc, sur laquelle elle versa le contenu du sachet, c’est-à-dire quelque chose que je pris tout d’abord pour un monceau de bouts de fil, haché menu, noirâtres, velus, se tordant, se démenant.
Avec la barbe d’une plume, elle étala doucement dans le fond du châssis cette multitude mouvante ; puis elle posa au-dessus une autre feuille de papier, mais celle-ci criblée à l’emporte-pièce de mille trous à passer un pois.
Puis, par-dessus tout cela, elle éparpilla une mince couche de bourgeons de mûrier ; elle mit le châssis sur deux chaises devant le poêle, et elle vaqua à d’autres soins.
Mais, moi, je restai en observation près du châssis.
À peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées, que je pus voir une légion de vermisseaux gris-noir montant à l’escalade par les criblures du papier, et envahissant les feuilles de mûrier, qu’ils attaquèrent sans plus tarder en les sciant, pour ainsi, dire par la tranche.
Au bout d’une demi-heure environ, la cousine revint, qui, prenant par les deux bouts la feuille de papier couverte de chenilles occupées à faire leur premier repas, les transporta sur une autre claie. Puis elle étendit sur la première, où grouillait une couche de vers encore épaisse, un nouveau papier criblé qu’elle chargea d’une nouvelle quantité de feuilles de mûrier, qui furent bientôt envahies à leur tour… Et ainsi de suite à quatre ou cinq reprises, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il ne restât plus sur le papier qui avait reçu le contenu du sachet, que quelques œufs morts ou en retard d’éclosion, et un certain nombre de chenilles plus indolentes ou plus chétives que les autres, – qui furent mises à part, pour recevoir des soins exceptionnels : – quelque chose comme l’ambulance de l’armée.
Cette façon d’imposer à ces petits animaux l’obligation d’aller chercher leur nourriture en se glissant comme de vrais acrobates par les trous du crible, ne laissa pas que de me paraître étrange ; mais on m’eut bientôt fait entendre que c’était un moyen imaginé pour éviter de blesser les vers en les maniant, quand on voulait, ou plutôt quand il fallait les déliter, c’est-à-dire les débarrasser de la litière dont le contact et les émanations ne pourraient que leur être funestes.
L’invention, il m’en souvient fort bien, me parut très ingénieuse, et, quoique pendant le temps de l’éducation le fait se renouvelât un grand nombre de fois, je sais que ce fut presque toujours avec le même intérêt que je remarquai la docile et intelligente gymnastique de ces bestioles qui, commandées par un vigoureux appétit, se livraient avec un surprenant ensemble au même exercice.
La noire peuplade fut installée dans une grande chambre garnie en entier d’un système de bâtis faisant rayonnage, pour supporter les claies qui étaient là en grand nombre, et sur lesquelles les élèves devaient être répartis à mesure qu’ils grossiraient et partant demanderaient à occuper plus d’espace.
Dieu sait que s’ils allèrent vite à augmenter de volume, ce ne fut pas, comme on dit, sans y prendre quelque peine. Toutes les deux ou trois heures, pendant les premiers jours, on leur donnait de nouvelles feuilles, ce qui leur faisait de dix à douze repas par jour, ou si vous aimez mieux un repas continuel. Convenez qu’on grandirait à moins, pour peu qu’on fût doué d’une puissance de digestion, d’assimilation, en rapport avec cette incessante consommation.
Le quatrième jour cependant je remarquai qu’on ne procédait plus qu’à de très rares distributions. On me fit en outre observer que la voracité et l’activité de nos petits pensionnaires étaient singulièrement ralenties. Ils grimpaient bien encore à la surface des feuilles, mais c’était pour s’y camper, le bas du corps cramponné, immobile, tandis que leur tête, levée comme pour humer l’air, faisait de temps à autre quelques mouvements saccadés, que je pourrais définir un bercement intermittent et brusque. Je demandai ce que signifiait ce manège. « Ils dorment, me fut-il répondu.
– Ah ! pardienne ! m’écriai-je, drôle de façon de dormir que d’avoir ainsi le cou tendu et le nez au vent ; c’est moi qui ne me reposerais guère si je me tenais de la sorte ; mais quand se réveilleront-ils ?
– Demain. »
Le lendemain en effet, quand je rentrai dans leur chambre, je revis tous mes gaillards broutant de plus belle. Mais, outre qu’ils avaient passé de la torpeur à l’animation la plus vive, une véritable transformation physique s’était opérée, qui me les rendait méconnaissables. J’avais laissé un magnifique assortiment de négrillons poilus ; je me retrouvai devant un peuple glabre et jaunâtre. « Ah ! c’est qu’ils ont quitté leur première peau, » me dit la cousine Jayard ; et, pour que la véracité du fait, qui me semblait douteux, me fût bien démontrée, elle attira mon attention sur quelques retardataires qui, encore à demi recouverts de la sombre livrée natale, qu’ils avaient fixée par quelques fils visqueux aux corps environnants, se secouaient, s’étiraient pour en sortir. J’en vis qui, impuissants à déchirer cette enveloppe, devaient y périr étouffés. (D’ailleurs, il en est ainsi, paraît-il, de la plupart des insectes, pour qui le passage d’un état à l’autre constitue presque toujours une sorte de période morbifique très grave, et en tout cas un état de grandes souffrances.)
Quoi qu’il en fût, l’appétit de ceux qui avaient franchi le pas dangereux sans encombre allait son train, et, comme ils croissaient rapidement, on devait en même temps augmenter leur ration quotidienne, et les espacer davantage.
Toutefois, il ne fallait encore chaque jour que quelques livres de feuilles, dont tels ou tels de la maison opéraient facilement la cueillette ; et, bien que le nombre des claies eût beaucoup augmenté, la mère Jayard ou l’une de ses filles suffisait encore sans peine à distribuer la pâture ou à déliter. Mais, au bout de quatre autres jours, la grande famille au fauve vêtement s’endormit de nouveau, pour se réveiller le lendemain dans un surtout d’un blanc mat et opalin, et pour se remettre à dévorer d’importance.
Dès ce moment l’avitaillement et le soin de tout ce petit monde aux dents infatigables commencèrent de devenir une besogne pour ceux à qui la tâche en incombait. Et ce fut bien autre chose après le troisième sommeil. Alors il fallut voir, je ne dis pas la maison du cousin Jayard, mais le pays tout entier. Alors, pendant que les mères de famille, les : filles aînées, les servantes de confiance, confinées dans les chambres que les vers emplissaient, se relayaient pour garnir, déliter, dédoubler, partout au dehors on ne voyait qu’hommes, garçons, jeunes filles, enfants, cueillant de la feuille, portant de la feuille, allant chercher de la feuille. Partout contre les arbres des échelles, partout des gens avec des sacoches de toile en bandoulières, partout des têtes dans les rameaux qu’on dépouillait en les faisant glisser dans la main serrée.