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1445 Words
4 N’importe quel être humain sain de corps et d’esprit a mille raisons d’en vouloir au temps qui passe trop vite, ou trop lentement. Il se fout du monde, le temps. Que tu le mesures en étant complice de la lune ou copain avec le soleil, ça ne change rien. Il ne va jamais plus vite que la musique et il ne revient jamais en arrière te faire un petit signe amical. Tapioca avait à son poignet sa fausse montre Cartier et aux pieds ses chaussures italiennes Dario Dodoni. Quand on a toujours sa montre et ses chaussures, on reste un homme véritable même si par ailleurs on est en caleçon ou nu comme un poisson du fleuve. Pour l’heure il était en complet pagne, à l’aise donc dans ce début de soirée. Seul avec lui-même. Ça, depuis une trentaine d’années c’était exceptionnel pour lui d’être seul. Il avait eu tant à faire entre sa petite famille et sa grande famille, entre le village et le pays, sa femme bedonnante et ses autres femmes sépélès, souples comme des tiges de mil. Dans sa simple solitude un peu de son passé lui revenait. Pas tout. Il y avait un tri automatique que faisait son inconscient. Probablement voulait-il au fond de lui-même se revoir plus beau qu’il n’était. Il songea à son baba né vers mille neuf cent wou wou. Celui-là avait rejoint encore jeune la case des ancêtres, peu après le sacre de l’empereur Baba Bérengo 1er. Son papa qui répétait sans cesse « que les indépendances étaient belles sous la colonie ! » Et puis, son arrivée à Paris. Ça, Paris ! La Ville lumière l’avait vraiment éclairé sur le monde. C’était l’année où le président François Mitterrand avait prononcé son fameux discours de La Baule. Peut-être pour montrer aux anciens colonisés que l’on peut aussi bien mentir avec la langue française de Villedieu-les-Poêles, qu’avec la langue française de Sétif ou de Tiaroye. C’est cette même année qu’il avait rencontré sa future femme, une presque Nbaka comme lui. Étudiante comme lui, mais lui c’était l’histoire et la philosophie qui le captivaient. Pourquoi la mémoire saute d’un coup, d’un temps passé à un autre temps passé ? On ne sait pas. Tapioca dans sa tête et derrière ses paupières se retrouva à New York, aux Nations Unies. Un pays c’est un pays, et à l’ONU on ne fait pas beaucoup de différence, même si certains pays sont plus égaux que d’autres. Normal, non ? Tous les pays du monde sont là, et se donnent la main et dansent ensemble, ce qui n’empêche pas les coups de pieds bien placés. Il avait fait ses classes là-bas avec l’ambassadeur. Au pays République du Juste Milieu, c’était son Excellence Dédé Grand K qui dirigeait, à l’époque. C’était pas d’aujourd’hui… Il se souvint de la lueur noire bleutée de la nuit de New York. New York, la ville qui ne dort jamais. Ses oreilles entendirent le grondement assourdi du West Side Highway. C’était le bon temps. Il était jeune et il habitait le quartier chic du Lower West Side. C’est là qu’il avait connu une adorable rousse. Une vraie, avec ancêtres irlandais. Pas une Africaine avec une perruque rousse, trempée dans la sauce tomate. Il était tard. Son examen de minuit étant achevé, alors que quelques grosses gouttes de pluie s’écrasaient sur la ville, pour tenter de s’endormir enfin, il se récita : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle… Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis… Ah poésie, quand tu nous tiens ! Le quartier VIP était presque parfait. Presque seulement, parce que le ministre de l’habitat et celui de la justice, qui s’étaient copieusement fait mouiller la barbe par Trictrac, pour l’obtention du marché, avaient laissé faire, et question insonorisation, ce n’était pas ça. Gabriel Bondagouzou dans la chambre numéro trois, ronflait du ronflement du juste. Et avant de s’envoler dans la Voie lactée, ses décibels embêtaient tout le monde. Peut-être qu’il rêvait à une foule de petites filles qui l’acclamaient, faisant la haie, après sa cinquième élection et ses trois changements de constitution. Parfait ne dormait pas. Il avait essayé sur le dos, sur le ventre, sur le côté. Impossible. Il avait besoin certainement d’une longue rééducation avant de glisser tranquillement seul au pays des rêves, comme un enfant. Même en comptant pendant mille et un jours et mille et une nuits les billets de dix mille qu’il avait volés, ça n’aurait pas marché. Les billets de dix mille, ce ne sont pas des moutons. C’est une ou deux Shéhérazade qu’il lui aurait fallu. L’escouade avait trouvé son rythme de croisière. Il y avait jour et nuit quinze femmes de permanence, pour trente-six heures. Après ce temps, quinze femmes fraîches leur succédaient et ainsi de suite. Mais Arôme Maggi, qui avait la volonté de bien faire et donc de tout vérifier plutôt deux fois qu’une, semblait être éternellement là, jour et nuit. Pourtant elle était aussi ailleurs, un peu comme si un yanda lui permettait de se dédoubler. Comme tous ceux de la cité Véronique, elle était préoccupée. La lettre de l’Agence de l’Habitat donnait seulement un délai de quelques jours avant l’expropriation. C’était peu. Heureusement le collectif de résistance avait mis le feu aux poudres. Tout d’abord en allant au tribunal. La lettre signée Ouaf’Ouaf n’était pas contresignée par le ministre, c’était son premier grand défaut, mais pas le seul. Un juge aurait à se prononcer. Ensuite, le ministre lui-même, qui avait dans cette affaire été doublé par Ouaf’Ouaf, avait affirmé qu’il n’était pas du tout informé. Et puis, ce Ouaf’Ouaf qui avait rédigé la lettre d’expulsion au nom de cet office public qui portait le nom pompeux d’Agence du Juste Milieu de Promotion de l’Habitat, avait son siège à l’hôtel Zigomatic dont le propriétaire privé n’était autre justement que ce monsieur Ouaf’Ouaf. Vraiment, on n’arrête pas plus le progrès tropicalisé, que la démocratie tropicalisée, que les farces et attrapes tropicalisées ! Son Excellence président Bocou Sanfouté, que la bénédiction des pauvres soit sur lui, avait écrit comme dernier message sur son compte twitter : « Sans guide aucune piste ne mène où tu souhaites aller. » Il avait vraiment la sagesse des ancêtres dans les veines. Il avait laissé Marie-Madeleine répondre aux futurs déguerpis de la cité Véronique. La lettre type numéro 47 pouvait facilement être adaptée à la situation. Ainsi, le collectif de résistance, et tout d’abord Gérard Doulpa, Boniface Batangafi et Rose, purent lire en noir et blanc du Sanfouté dans le texte et dans l’esprit, avec du parfum derrière les mots, ni plus ni moins tel qu’avaient su en mettre des pointures comme Senghor ou Birago Diop. En clair, il était dit : « Mon parent Ouaf’Ouaf peut très bien aplanir votre problème. Il peut reloger si nécessaire les familles dans son hôtel qui est confortable et pas très cher. » C’est vrai que pour l’heure, son Excellence Soufouté avait plusieurs chats à fouetter, sans compter les chattes, et tout d’abord, les autres là, du Lakoué Lakoué, les rebelles. Ils venaient de quitter tranquillement Ndili comme si l’air du nord du pays ne leur convenait pas. Ils descendaient vers le sud en chantant : Un jour ou l’autre, il faudra qu’il y ait la guerre /on le sait bien /on n’aime pas ça, mais on ne sait pas quoi faire / on dit c’est le destin Tant pis pour le Sud / c’était pourtant bien / on aurait pu vivre, plus d’un million d’années, et toujours en été.1 Le sud, le sud… Sanfouté espérait qu’ils allaient trouver une clairière dans la forêt où s’arrêter et pique-n****r. Là, ils pourraient prier à l’ombre des arbres plus que centenaires. La prière sous toutes ses formes africaines c’est tellement un bon remède. Plus tu pries, plus une Excellence avisée comme Sanfouté a le temps de remplir ses poches, les poches de ses enfants, de quelques amis et amies. C’est comme ça, et si le président met la main dans ta poche pour te voler sans vergogne, il faut tendre l’autre poche, que tu t’appelles Dieudonné, ou Jean de Dieu, ou Grâce à Dieu, ou même Archange. Quand même ! Si la religion amenée par les Blancs est encore là plus de cinquante ans après les indépendances, ce n’est pas pour rien, non ? Le collectif fit le point. Rose, qui en avait vu de toutes les couleurs dans sa chienne de vie, parlait haut et fort. Elle fut mise en garde. C’était tellement facile de faire disparaître quelqu’un dans la République du Juste Milieu. Déjà, après quelques jours d’existence, le collectif s’était amaigri. Ceux qui n’avaient pas payé leur loyer depuis quelques mois attendaient de voir comment la situation évoluerait sans eux. Ceux qui profitaient d’un logement de l’État mais qui avaient des villas qu’ils louaient dans les quartiers ne se faisaient pas trop remarquer. Ceux qui avaient assez d’argent pour se reloger correctement avant de construire parlaient bas. En fait, une fois de plus les plus pauvres étaient les plus coincés. Rose était une pauvre et elle criait. Son mari ne criait pas. Comment une femme peut crier trois pas devant son mari qui se tait ? La question lui fut posée par un homme craintif qui avait eu successivement deux femmes qui s’étaient enfuies en riant de lui, de l’autre côté du fleuve, avec des inconnus. Elle répondit : — Mon frère, celui qui veut du miel doit avoir le courage d’affronter les abeilles. 1. Extrait de la chanson de Nino Ferrer « Le Sud »
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