CHAPITRE IV
Jenneville, Jolivet et moi
J’ai dit que je demeurais faubourg Poissonnière, c’est vrai ; mais on sera peut-être bien aise d’apprendre ce que je fais là, si je suis rentier, artiste ou négociant, car encore faut-il savoir à qui l’on a affaire.
Hélas ! s’il faut en convenir, je ne fais rien : ce n’est point positivement par paresse, non, car j’ai déjà fait quelques entreprises ; mais, soit que je m’y prenne mal, soit que ceux avec lesquels je m’associe s’y prennent trop bien, je me trouve toujours avoir perdu mes fonds et mon temps. On assure cependant que je ne suis pas bête : il y a même par le monde des personnes qui prétendent que j’ai de l’esprit parce que je rime facilement un couplet et que je chante avec assez de goût… Dans le monde on a de l’esprit à si bon marché ! Il est d’abord de la politesse de trouver aimables les gens qui nous amusent. J’ai vu dans un cercle un monsieur que toutes les dames trouvaient charmant, parce qu’il avait le talent de leur faire sur-le-champ leur profil à la silhouette ; mais quand ce pauvre homme n’avait pas ses ciseaux, il restait dans un coin et n’ouvrait pas la bouche de la soirée. On s’apercevait alors qu’il n’avait de l’esprit que pour découper.
Au surplus, ce ne sont pas les gens qui ont le plus d’esprit qui s’entendent le mieux à gagner de l’argent ; nous avons chaque jour les preuves du contraire, et l’histoire nous fait connaître qu’il en fut ainsi de tout temps. Homère, pauvre et aveugle, allait de ville en ville réciter ses vers pour avoir du pain ; Plante gagnait sa vie à tourner la meule d’un moulin ; Xylander vendait pour un peu de soupe ses notes sur Dion Cassius ; Agrippa termina ses jours à l’hôpital, et l’on croit que Michel Cervantes est mort de faim. Paul Borghèse, poêle italien, qui avait fait une Jérusalem délivrée, savait quatorze métiers et n’avait pas de quoi vivre ; le cardinal Bentivoglio, l’ornement de l’Italie et des belles lettres, le bienfaiteur de tous les malheureux, fut, dans sa vieillesse, obligé de vendre son palais pour payer ses dettes, et mourut sans laisser de quoi se faire inhumer : André Duchesne, savant historiographe français ; Vaugelas de l’Étoile, sont morts dans l’indigence, et le Tasse, qui n’avait pas de quoi acheter de la chandelle, fut obligé pour écrire la nuit de prier sa chatte de lui prêter la lumière de ses yeux.
Je dois pourtant convenir qu’aujourd’hui les gens de lettres sont mieux traités par la fortune, qu’ils savent tirer un meilleur parti se leurs productions, et que pour écrire la nuit ils n’ont pas besoin des yeux de leur chatte, ce qui me semble devoir être peu commode, quoique cela dispense d’avoir des mouchettes.
Mais voilà une bien longue digression pour en venir à dire que je me nomme Paul Deligny ; que mon père, bon bourgeois campagnard et seul parent qui me reste, habile une petite maison dans les environs de Chartres ; qu’il vit heureux et tranquille avec ses trois mille livres de rente, son jardin, son chien de chasse, sa ligne, sa servante, sa bouteille et ses voisins ; qu’après m’avoir fait élever dans un collège de Paris et fait donner une assez bonne éducation, il m’a, à vingt et un ans, donné le bien de ma mère, et laissé absolument maître de mes actions, parce que j’avais l’air si sage alors, qu’il me supposait incapable de faire des sottises. Ce bon père !… il me croit toujours rangé, économe, prudent… Je suis venu vivre à Paris, il a trouvé cela fort naturel, parce que cette grande ville est le centre des affaires et des plaisirs. La fortune de ma mère se montait à deux cent mille francs, ce qui me faisait dix bonnes mille livres de rente. J’ai commencé pareil manger le tiers avec mes maîtresses et mes amis ; pour rattraper ce tiers-là, j’ai voulu faire quelques spéculations, m’associer à des entreprises, et je suis maintenant réduit à mon dernier tiers, avec lequel je crois que je ferai bien de ne point courir après les deux autres. Du reste, depuis six ans environ que j’habite la capitale et que je suis maître de ma fortune, mon père ignore de combien elle est diminuée, il ne vient jamais à Paris ; c’est moi qui vais le voir dans sa paisible retraite ; et lorsqu’il me demande comment vont les affaires, je lui réponds toujours : Fort bien. Je gage que maintenant il croit que j’ai doublé mes capitaux ! Ne vaut-il pas mieux lui laisser cette idée, que de lui apprendre la vérité ? Si je ne l’avais pas trompé, voilà six ans qu’il s’inquiéterait pour moi ; au lieu de cela, il vit content et tranquille sur le sort de son fils. J’ai donc bien fait de mentir ; un mensonge qui fait des heureux doit être excusable, c’est dommage que l’on ne puisse pas se mentir à soi-même.
Il me reste à peu près trois mille six cents livres de rente, avec cela est-ce qu’un garçon ne peut pas vivre heureux ? Oui, quand il est sage, économe, et j’ai déjà dit que ce ne sont pas là mes vertus. L’habitude de dépenser beaucoup est si facile à prendre et si difficile à perdre !… N’importe, je me rangerai, puis je finirai par faire un bon mariage ; alors, adieu pour jamais les folies, les parties fines, les petits soupers ! Un homme marié doit constamment prêcher économie et ne jamais dépenser d’argent en parties de plaisir. Cela est peu divertissant pour sa femme ; mais nous nous sommes divertis avant de nous marier, et cela suffit.
Je viens de me lever, il est près de dix heures, c’est raisonnable ; mais un homme qui vit de ses rentes peut se lever tard, si cela lui fait plaisir ; et puis, au lit, on pense si bien aux évènements de la veille et à ce que l’on compte faire dans la journée ! Je ris en songeant à notre aventure d’hier au soir, à la querelle de Dubois, et aux deux grisettes qu’il me laissait sur les bras. À propos de grisettes, irai-je voir cette petite Ninie ? Elle est gentille, il y a de la naïveté dans ses discours, dans ses manières, c’est une perle à côté de mademoiselle Charlotte. Mais pourquoi revoir cette jeune fille ?… Certainement je ne suis pas amoureux d’elle ; à quoi bon le lui faire croire ? Je sais bien qu’il n’est pas nécessaire d’être très amoureux d’une maîtresse. Quand on est bien amoureux, on est nécessairement jaloux ; alors ce sont des craintes, des soupçons, des querelles, et on n’est pas heureux. Tandis qu’avec une femme ; que l’on aime… raisonnablement, c’est-à-dire fort peu, pourvu qu’elle ait l’air d’être contente en nous voyant, et qu’en nous quittant elle nous dise : À demain ! on est toujours d’accord, toujours de bonne humeur, et on ne s’inquiète pas de ce qu’elle peut faire quand elle n’est pas avec nous ; c’est ce que j’appelle aimer philosophiquement.
Mais puis-je faire ma maîtresse de cette petite Ninie ? Non, je la mènerais bien par hasard au spectacle, ou chez le traiteur ; mais encore il faudrait lui acheter des chapeaux, un châle !… cela n’en finit pas ; on prend une grisette par économie, et tous les jours il faut lui donner quelque chose. Ainsi décidément, je n’irai pas chez mademoiselle Fanny Boissard ; et quoique j’aie rompu avec ma dernière maîtresse, et que je ne voie plus que très froidement les anciennes, je ne formerai pas cette nouvelle liaison. D’ailleurs, j’avoue que j’éprouve une certaine répugnance à aller f***********r rue Aubry-le Boucher !… Ah !… si j’avais pu connaître cette dame à la c****e pensée ! Quelle différence !… Quelle jolie tournure, quelles manières distinguées, que d’expression dans ce regard qui s’est arrêté un moment sur moi !… Cette femme-là a reçu de l’éducation ; je gagerais qu’elle a de l’esprit. À la bonne heure, c’est un plaisir de donner le bras à une femme comme celle-là, de causer avec elle… Sa conversation doit être charmante… C’est beaucoup dans une amie, c’est encore beaucoup plus dans une maîtresse car on ne peut pas toujours f***********r, et dans la plus jolie bouche : je l’aime, je t’adore, finit par devenir monotone, lorsque cela n’est pas coupé par d’autres discours. Quant à mademoiselle Ninie, sa manière naïve de s’exprimer peut amuser un moment, mais elle m’a déjà fait par-ci par-là quelques petits cuirs dans le genre de mademoiselle Charlotte ; cela passe dans le tête-à-tête, mais devant le monde, cela me contrarierait.
Je viens de déjeuner, lorsque j’entends sonner à ma porte ; ma bonne va ouvrir, et je vois entrer Jenneville.
Jenneville est un homme de vingt-six à vingt-sept ans ; il est grand, bien fait, d’une jolie tournure. Ses traits sont agréables, son sourire gracieux laisse voir une rangée de fort belles dents ; une forêt de cheveux blonds, qui bouclent naturellement, ombrage un front qui n’est pas sans noblesse. Cependant il y a dans la physionomie de Jenneville quelque chose d’insouciant qui n’indique pas un grand fonds de sensibilité, et un certain air présomptueux qui dénote trop d’amour de soi-même ; enfin quoique toujours mis avec beaucoup de recherche, la nonchalance qui règne dans ses manières et dans toute sa personne semble s’être communiquée à sa toilette, qui est faite sans goût, et annonce un homme qui se croit sûr de plaire sans avoir besoin de prendre pour cela la moindre peine. Du reste, Jenneville a bon ton, de l’esprit ; et quoique ses principes soient fort relâchés il a une manière de présenter ses opinions qui en fait pardonner l’inconvenance.
Il n’y a que quatre mois que je connais Jenneville, et nous sommes déjà ensemble comme d’anciennes connaissances ; lorsqu’on me témoigne de l’amitié et que l’on a des dehors qui me plaisent, je me lie facilement, trop facilement peut-être… Mais je sais que Jenneville est né d’une famille respectable. Il a, je crois, douze mille livres de rente ; au train qu’il mène, à son goût pour les plaisirs, pour le changement, je crains que cette fortune ne lui soit pas suffisante. On me dit qu’il s’était marié avec une femme qui avait autant de fortune que lui et qu’il adorait ; cependant, après deux ans de ménage, ils n’ont pu continuer à vivre ensemble, et voilà huit mois que Jenneville vit de nouveau comme un garçon. C’est du moins ce que j’ai entendu dire, car sur les affaires de famille ou de ménage, je ne me permets jamais de question, et souvent même j’évite les confidences. J’ai rencontré Jenneville dans le monde : notre goût pour les plaisirs, certains rapports d’humeur nous ont rapprochés, et maintenant nous passons rarement un jour sans nous voir.
– Bonjour, mon cher Deligny, me dit Jenneville en me tendant la main. Vous n’avez pas été des nôtres, hier, au dîner du Cadran-Bleu, ah ! c’est mal, je vous en veux beaucoup ; je viens savoir ce qui nous a privés du plaisir de vous posséder. Quelque rendez-vous, quelque affaire galante, je le parie, car vous êtes comme moi, vous aimez à varier vos conquêtes.
– Pas tout à fait autant que vous, mon cher Jenneville. De ce côté, je crois que vous êtes mon maître.
– Moi, je suis pour le sentiment, je m’enflamme, je me passionne ; à la vérité cela dure peu, mais n’importe : chaque fois que je deviens amoureux, je me persuade que cela durera éternellement !… Ma foi, mon ami, il faut bien s’amuser !… nous sommes jeunes, nous avons tout ce qu’il faut pour plaire, pour séduire… Pourquoi ne profiterions-nous pas de nos avantages ? Le temps passe si vite !… Surtout, mon cher, ne vous mariez pas… Ah ! ne faites pas cette folie, alterniez pour cela que vous avez quarante-huit ans… que vous soyez plus calme, plus rassis.
– Mais si j’attends si tard, comment me flatter d’inspirer de l’amour à une jeune femme ! et il me semble que pour être heureux en ménage il faut un rapport d’âges, d’humeur, de goûts… qu’il faut s’aimer enfin.
– Eh ! non, mon ami, ne vous figurez pas cela ! Je l’ai cru comme vous !… Je me suis marié à vingt-quatre ans avec une femme que j’adorais, et qui m’adorait aussi, à ce qu’elle disait ; elle avait vingt ans… vous voyez que les rapports d’âge y étaient. Mais d’abord je ne sais pas trop pourquoi je l’avais aimée, car elle n’avait rien d’aimable ; une figure… ma foi de ces figures insignifiantes dont on ne dit rien : ni bien, ni mal enfin !… D’abord je lui ai cru de l’esprit mais elle n’en a pas… je lui avais cru aussi un bon caractère… Comme je m’étais trompé !… Il n’y avait pas un an que nous étions mariés, quand je me suis aperçu qu’elle était maussade, boudeuse, jalouse !… d’une humeur horriblement contrariante et très coquette… aimant passionnément les plaisirs. Madame voulait m’accompagner au bal, au spectacle ; il aurait fallu que je l’eusse sans cesse pendue à mon bras ! Jugez, mon cher, comme c’était ennuyant ! Et lorsque je m’y refusais, c’étaient des cris, des pleurs, des attaques de nerfs, des scènes enfin !… ma foi, il n’y avait plus moyen d’y tenir. Je me suis aperçu aussi qu’il y avait un jeune parent qui venait de préférence quand je n’y étais pas, qui s’informait au portier des heures où je sortais, pour n’arriver qu’après mon départ… Vous sentez bien, mon ami, que cela ne pouvait pas se supporter : ce n’est pas que je sois persuadé… que j’affirme que ma femme m’ait été infidèle ; mais c’est déjà trop d’être dans le doute à cet égard. Voyant que nous ne pouvions plus vivre ensemble, nous nous sommes séparés sans éclat, sans bruit, sans procès, comme des gens distingués doivent le faire. Madame a sa fortune et moi la mienne ; elle s’est retirée je ne sais où, peu m’importe, je n’irai pas l’y chercher, car depuis que je suis redevenu garçon je suis le plus heureux des hommes, et la vie n’est plus pour moi qu’une continuelle série de plaisirs.