1. L'homme qui mourut-2

2221 Words
– Mauvais moyen. On peut bourrer la ville de policiers en bourgeois et doubler le service d'ordre, Constantin n'en sera pas moins un homme mort. Mes amis ne jouent pas ce jeu pour des prunes. Ils tiennent à supprimer Karolidès dans une grande occasion, où toute l'Europe ait les yeux sur lui. Il sera assassiné par un Autrichien, et il y aura toutes les preuves voulues pour démontrer la connivence des gros bonnets de Vienne et de Berlin. Le tout d'une fausseté diabolique, bien entendu, mais l’affaire paraîtra noire à souhait pour le public. Je ne parle pas en l'air, mon cher monsieur. Je suis arrivé à connaître dans le dernier détail cette infernale machination, et je puis vous dire qu’on n'aura pas vu ignominie plus raffinée depuis les Borgias. Mais cela ne se produira pas si un certain individu qui connaît les rouages de l'affaire se trouve encore vivant à Londres à la date du 15 juin. Et cet individu n'est autre que votre serviteur, Franklin P. Scudder. Il commençait à me plaire, ce petit bonhomme. Ses mâchoires claquèrent comme une attrape à souris, et l'ardeur de la lutte brillait dans ses yeux vrilleurs. S'il me débitait un conte, il était certainement bon acteur. – D'où tenez-vous cette histoire ? lui demandai-je. – J'en eus le premier soupçon dans une auberge de l'Achensee, dans le Tyrol. Cela me mit en éveil, et je recueillis mes autres documents dans un magasin de fourrures du quartier galicien à Bude, puis au cercle des Étrangers de Vienne, et dans une petite librairie voisine de la Racknitzstrasse, à Leipzig. Je complétai mes preuves il y a dix jours, à Paris. Je ne puis vous les exposer en détail à présent, car ce serait trop long. Lorsque ma conviction fut faite, je jugeai de mon devoir de disparaître, et je regagnai cette cité par un détour invraisemblable. Je quittai Paris jeune franco-américain à la mode, et je m'embarquai diamantaire juif à Hambourg. En Norvège, je fus un Anglais amateur d'Ibsen réunissant des matériaux pour ses conférences, mais au départ de Bergen j'étais un voyageur en cinéma spécialisé dans les films de ski. Et j'arrivai ici de Leith avec, dans ma poche, quantité d'offres de pâte à papier destinées aux journaux de Londres. Jusqu'à hier je crus avoir suffisamment brouillé ma piste, et j'en étais bien aise. Mais… Ce souvenir parut le bouleverser, et il engloutit une nouvelle rasade de whisky. – Mais je vis un homme posté dans la rue en face de cet immeuble. Je restais d'ordinaire enfermé chez moi toute la journée, ne sortant qu'une heure ou deux après la tombée de la nuit. Je le surveillai un bout de temps par ma fenêtre, et je crus le reconnaître… Il entra et parla au portier… En revenant de promenade hier soir je trouvai une carte dans ma boîte aux lettres. Elle portait le nom de l'homme que je souhaite le moins rencontrer sur la terre. Le regard que je surpris dans les yeux de mon interlocuteur, le réel effroi peint sur ses traits, achevèrent de me convaincre. Je haussai la voix d'un ton pour lui demander ce qu'il fit ensuite. – Je compris que j'étais emboîté aussi net qu'un hareng mariné, et qu'il me restait un seul moyen d'en sortir. Je n'avais plus qu'à décéder. Si mes persécuteurs me croyaient mort, leur vigilance se rendormirait. – Et comment avez-vous fait ? – Je racontai à l'homme qui me sert de valet que je me sentais au plus mal, et je m'efforçai de prendre un air d'enterrement. J'y arrivai sans peine, car je ne suis pas mauvais comédien. Puis je me procurai un cadavre – il y a toujours moyen de se procurer un cadavre à Londres quand on sait où s'adresser. Je le ramenai dans une malle sur un fiacre à galerie, et je fus obligé de me faire soutenir pour remonter jusqu'à mon étage. Il me fallait, voyez-vous, accumuler des témoignages en vue de l'enquête. Je me mis au lit et ordonnai à mon serviteur de me confectionner une boisson soporifique, après quoi je le renvoyai. Il voulait aller chercher un docteur, mais je sacrai un brin, disant que je ne pouvais souffrir les drogues. Le mort était de ma taille, et comme je l'estimai défunt par suite d'excès alcooliques, je disposai çà et là des bouteilles bien en vue. La mâchoire était le point faible de la ressemblance, mais je la lui fis sauter d'un coup de revolver. Il se trouvera je suppose demain quelqu'un pour jurer avoir entendu la détonation, mais il n'y a pas de voisin à mon étage, et je crus pouvoir risquer la chose. Je laissai donc le corps dans mon lit, vêtu de mon pyjama, avec un revolver à l'abandon sur les couvertures et un désordre considérable à l'entour. Puis je revêtis un complet que je tenais en réserve à toute occurrence. Je n'osai pas me raser, crainte de laisser un indice, et d'ailleurs il était complètement inutile pour moi de songer à gagner la rue. J'avais beaucoup pensé à vous depuis le matin, et je ne voyais rien d'autre à faire que de m'adresser à vous. De ma fenêtre je guettai votre retour, puis descendis l'escalier à votre rencontre… Et maintenant, monsieur, vous en savez à peu près autant que moi sur cette affaire. Il s'assit en clignotant comme une chouette, trépidant de nervosité et néanmoins résolu à fond. J'étais à cette heure entièrement persuadé de sa franchise envers moi. Bien que son récit fût de la plus haute invraisemblance, j'avais maintes fois déjà entendu raconter des choses baroques dont j'apprenais plus tard l'authenticité, et je m'étais fait une règle de juger le narrateur plutôt que son histoire. S'il eût prétendu élire domicile dans mon appartement à cette fin de me couper la gorge, il aurait inventé un conte moins dur à avaler. – Passez-moi votre clef, lui dis-je, que j'aille jeter un coup d'œil sur le cadavre. Excusez ma méfiance, mais je tiens à vérifier un peu si possible. Il secoua la tête d'un air désolé. – Je pensais bien que vous me la demanderiez ; mais je ne l'ai pas prise. Elle est restée après ma chaîne, sur la table de toilette. Il me fallait l'abandonner, car je ne pouvais laisser aucun indice propre à exciter des soupçons. Les seigneurs qui m'en veulent sont des citoyens bigrement éveillés. Vous devez me croire de confiance pour cette nuit, et demain vous aurez bien suffisamment la preuve de l'histoire du cadavre. Je réfléchis quelques instants. – Soit. Je vous fais confiance pour la nuit. Je vais vous enfermer dans cette pièce et emporter la clef… Un dernier mot, Mr Scudder. Je crois en votre loyauté, mais pour le cas contraire, je dois vous prévenir que je sais manier un pistolet. – Bien sûr, fit-il, en se dressant avec une certaine vivacité. Je n'ai pas l'avantage de vous connaître de nom, monsieur, mais permettez-moi de vous dire que vous êtes un homme chic… Je vous serais obligé de me prêter un rasoir. Je l'emmenai dans ma chambre à coucher, que je mis à sa disposition. Au bout d'une demi-heure il en sortit un personnage que j'eus peine à reconnaître. Seuls ses yeux vrilleurs et avides étaient les mêmes. Il avait rasé barbe et moustaches, fait une raie de milieu et taillé ses sourcils. De plus il se tenait comme à la parade, et représentait, y inclus le teint basané, le vrai type de l'officier britannique resté longtemps aux Indes. Il tira aussi un monocle, qu'il s'incrusta dans l'orbite, et toute trace d'américanisme avait disparu de son langage. – Ma parole ! Mr Scudder…, bégayai-je. – Plus Mr Scudder, rectifia-t-il ; le capitaine Théophilus Digby, du 40 ème Gourkhas, actuellement en congé dans ses foyers. Je vous serais obligé, monsieur, de vous en souvenir. Je lui improvisai un lit dans mon fumoir, et gagnai moi-même ma couche, plus joyeux que je ne l'avais été depuis un mois. Il arrive tout de même quelquefois des choses, dans cette métropole de malheur ! Je fus réveillé le lendemain matin par un tapage du diable que faisait mon valet Paddock en s'acharnant sur la porte du fumoir. Ce Paddock était un garçon que j'avais tiré d'affaire là-bas, dans le Selawki, et emmené comme domestique lors de mon retour en Angleterre. Il s'exprimait avec l'élégance d'un hippopotame, et n'entendait pas grand-chose à son service, mais je pouvais du moins compter sur sa fidélité. – Assez de chahut, Paddock, lui dis-je. Il y a un ami à moi, le capitaine… le capitaine (je n'arrivais pas à retrouver son nom) en train de pioncer là-dedans. Apprête le petit déjeuner pour deux et reviens ensuite me parler. Je racontai à mon Paddock une belle histoire comme quoi mon ami, « une grosse légume », avait les nerfs très abîmés par l'excès de travail, et qu'il lui fallait un repos et une tranquillité absolus. Personne ne devait le savoir chez moi, ou sinon il se verrait assailli de communications du secrétariat des Indes et du premier ministre, et adieu sa cure de repos. Je dois dire que Scudder joua son rôle à merveille, lors du petit déjeuner. Il fixa Paddock à travers son monocle, tel un vrai officier anglais, l'interrogea sur la guerre des Boers, et me sortit un tas de boniments sur des copains de fantaisie. Paddock n'était jamais parvenu à me dire «sir», mais à Scudder il en donna comme si sa vie en dépendait. Je laissai mon hôte en compagnie du journal et d'une boîte de cigares et partis pour la Cité. Lorsque j'en revins, à l'heure du déjeuner, le garçon d'ascenseur m'accueillit d'un air solennel. – Sale affaire ici ce matin, monsieur. Le gentleman du n° 15 s'est flanqué une balle dans la tête. On vient de l'emporter à la morgue. La police est là-haut à présent. Je montai au n° 15, et trouvai deux agents et un commissaire en train d'examiner les lieux. Je leur posai quelques questions stupides, et ils s'empressèrent de m'expulser. J'arrêtai alors le garçon qui avait servi Scudder, pour lui tirer les vers du nez, mais je vis tout de suite qu'il ne soupçonnait rien. C'était un type pleurnichard à face de sacristain, et une demi-couronne aida fortement à le consoler. J'assistai à l'enquête du lendemain. Le gérant d'une maison d'éditions déclara que le défunt était venu lui proposer de la pâte à papier et qu'il le croyait attaché à une entreprise américaine. Le jury conclut à un suicide dans un accès de fièvre chaude, et les quelques effets du mort furent transmis au consul des États-Unis pour qu'il en disposât. Je racontai l'affaire en détail à Scudder, qui s'amusa beaucoup. Il regrettait de n'avoir pu assister à l'enquête, car il eût trouvé cela aussi savoureux que de lire son propre billet de mort. Durant les deux premiers jours qu'il passa chez moi dans cette pièce de derrière, il se tint fort tranquille. Il lisait, fumait, ou griffonnait abondamment sur un calepin, et chaque soir nous faisions une partie d'échecs, où il me battait à plates coutures. Il tâchait, je crois, d'apaiser ses nerfs, qui venaient d'être soumis à une rude épreuve. Mais le troisième jour je m'aperçus qu'il commençait à redevenir inquiet. Il dressa une liste des jours à courir jusqu'au 15 juin, et les pointa au crayon rouge l'un après l'autre, ajoutant en regard des notes sténographiques. Je le trouvais fréquemment absorbé dans une sombre rêverie, les yeux dans le vague, et ces accès méditatifs étaient suivis d'un grand abattement. Je ne tardai pas à voir qu'il était de nouveau sur des épines. Il prêtait l'oreille au moindre bruit, et me demandait sans cesse si l'on pouvait se fier à Paddock. Une ou deux fois il se montra fort hargneux, et s'en excusa. Je ne lui en voulus pas. J'étais plein d'indulgence, car il avait entrepris une tâche des plus ardues. Son salut personnel le préoccupait bien moins que la réussite du plan qu'il avait conçu. Ce petit bonhomme était un vrai silex, sans le moindre point faible. Un soir il prit un air très grave, et me dit : – Écoutez, Hannay, il me semble que je dois vous mettre un peu plus au courant de cette histoire. Je serais navré de disparaître sans laisser quelqu'un d'autre pour soutenir la lutte. Et il m'exposa en détail ce qu'il ne m'avait appris qu'en gros. Je ne lui accordai pas grande attention. Le fait est que ses aventures m'intéressaient plus que sa haute politique. À mon avis Karolidès et ses affaires ne me regardaient pas, et là-dessus je m'en remettais complètement à Scudder. Je retins donc peu de chose de ce qu'il me dit. Il fut très net, je m'en souviens, sur ce point : le danger ne commencerait pour Karolidès qu'avec son arrivée à Londres, et ce danger viendrait des plus hautes sphères, que n'atteindrait pas une ombre de soupçon. Il mentionna le nom d'une femme – Julia Czechenyi – comme associée à ce danger. Elle devait, paraît-il, servir d'appeau, et soustraire Karolidès à la surveillance de ses gardes. Il m'entretint aussi d'une Pierre-Noire et d'un homme qui zézayait en parlant, et il me décrivit très minutieusement un personnage qu'il ne pouvait évoquer sans frémir – un vieillard doué d'une voix juvénile et dont les yeux s'encapuchonnaient à sa volonté comme ceux d'un épervier. Il parla aussi beaucoup de la mort. Il s'inquiétait excessivement de mener sa tâche à bonne fin, mais ne redoutait point qu'on lui ôtât la vie. – Mourir ? J'imagine que ce doit être comme de s'endormir après une grande fatigue, et de s'éveiller par un beau jour d'été où la senteur des foins entre par la fenêtre. J'ai souvent remercié Dieu pour des matins de ce genre, jadis dans le pays de l'Herbe-Bleue 2 , et je pense que je Le remercierai en m'éveillant de l'autre côté du Jourdain. Le lendemain il fut beaucoup plus gai, et lut presque toute la journée la vie de Stonewall Jackson 3 . Je sortis pour aller dîner avec un ingénieur des mines que je devais voir au sujet d'affaires, et rentrai vers 10 heures et demie, à temps pour notre partie d'échecs avant de nous mettre au lit. J'avais le cigare aux lèvres, il m'en souvient, lorsque je poussai la porte du fumoir. L'électricité n'était pas allumée, ce qui me parut étrange. Je me demandai si Scudder était déjà couché. Je tournai le commutateur : il n'y avait personne dans la pièce. Mais j'aperçus dans le coin le plus éloigné un objet dont la vue me fit lâcher mon cigare et m'envahit d'une sueur froide… Mon hôte gisait étendu sur le dos. Un long coutelas qui lui traversait le cœur le clouait au plancher.
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