Présidence de la Marquise de la Tour de Pise
LA MARQUISE – Mesdames, nous allons tirer au sort.
LA VICOMTESSE – Vous m’excuserez si je m’en vais, mais on m’attend à quatre heures à l’autre bout de Paris.
LA MARQUISE – Attendez au moins le résultat du vote.
LA VICOMTESSE – Impossible, ma chère amie, la duchesse votera pour moi.
Elle sort. – La baronne met son chapeau devant la glace.
LA MARQUISE – Est-ce que vous partez aussi ?
LA BARONNE – Worth m’attend à quatre heures moins cinq. Il a promis de m’essayer le costume qu’il me fait pour le bal du ministère de la guerre.
LA MARQUISE – Oh ! dites-nous quel costume vous avez choisi ?
LA BARONNE – Non, non, c’est impossible.
LA COMTESSE – Nous n’en parlerons à personne, parole d’honneur.
LA BARONNE – Voyons, j’y consens ; mais alors, confidence pour confidence ?
LA MARQUISE – Soit, et je donne l’exemple. J’ai fait choix d’un costume de « Pois de senteurs » rose et violet, avec des enroulements de feuillage autour de la jupe et une frange tout agrémentée de cassolettes.
LA DUCHESSE – Oh ! que je suis donc fâchée de n’avoir pas eu cette idée-là. Ce sera charmant.
LA MARQUISE – Et vous, duchesse, quel costume porterez-vous ?
LA DUCHESSE – Je m’habille en « berger grec » une espèce de berger Pâris.
LA MARÉCHALE – Est-ce que ce n’est pas un peu nu, ce costume-là ?
LA DUCHESSE – C’est nu, oui, mais j’ai entendu dire cent fois que le nu n’est pas aussi inconvenant que le décolleté. Et alors…
LA MARÉCHALE – Vous vous en donnez à cœur joie.
LA COMTESSE – Moi, je me déguise en « soupir d’amour. »
LA BARONNE – Juste ciel ! qu’est-ce que c’est que ce costume-là ?
LA COMTESSE – Vous en aurez la surprise. C’est d’un vaporeux ! d’un léger !… C’est Marcelin qui l’a dessiné.
LA BARONNE – C’est tout dire. Eh bien, moi, j’hésite entre un costume de « marchande de mouron… »
LA MARÉCHALE – Voulez-vous donc exploiter la gourmandise de vos danseurs ?
LA BARONNE – Et un costume de « Mappemonde. »
LA COMTESSE – Comment entendez-vous cela ?
LA BARONNE – Eh bien, oui : – un plan en relief. Ici des montagnes, là des vallées, des forêts, etc., etc.
LA MARÉCHALE – Il y aura de quoi se perdre.
LA COMTESSE – C’est la géographie mise à la portée de tout le monde.
LA VICOMTESSE – Il faut choisir ce costume, baronne, croyez-moi ; vous ne trouverez rien de plus piquant.
LA MARÉCHALE – Et où placerez-vous les antipodes ?
LA BARONNE – Puisque je vous dis qu’il n’y a encore rien de décidé.
LA MARÉCHALE – Je vous garantis un succès fou.
LA BARONNE – Mais vous, maréchale, comment vous costumerez-vous ?
LA MARÉCHALE – Oh ! moi je bataille avec Mme Prevost. Elle veut me composer un costume d’« Océan Pacifique, » avec des poissons noyés dans la gaze verte, du corail, des perles, des roseaux, tout le diable et son train.
LA BARONNE – Mais ce sera tout simplement adorable. Sur quoi pouvez-vous n’être pas d’accord ?
LA MARÉCHALE – Ah ! voilà ! Elle veut absolument choisir l’heure de la marée basse et j’insiste pour la marée montante. Nous en sommes là. Mais, mesdames, si nous reprenions le vote ? nous voilà, si je ne me trompe, bien plus près de Charenton que de Damas.
LA BARONNE – Pardonnez-moi de vous dire adieu, mais je devrais déjà être partie.
LA MARQUISE – Attendez-moi, nous partirons ensemble. Je ne vous demande que le temps de mettre mon chapeau.
LA COMTESSE – Quoi ! vous nous abandonnez ? Vous renoncez à la présidence ?
LA MARQUISE – J’en suis désolée, mais mon mari m’attend.
LA COMTESSE – Qu’il attende.
LA MARQUISE – C’est pour m’acheter un bracelet.
LA COMTESSE – C’est différent.
La baronne et la marquise sortent.
CLÉRY – Faut-il inscrire le vote des absentes ?
LA COMTESSE – Assurément, non.
LA DUCHESSE – Elles ont cependant aussi bien que nous le droit de voter ; et puisque nous avons leurs bulletins…
LA COMTESSE – Elles n’avaient qu’à rester.
LA DUCHESSE – Je trouve cela abominablement injuste, et si vous procédez ainsi je ne voterai pas non plus.
LA COMTESSE – À votre aise, ma chère amie.
La duchesse sort.
LA MARÉCHALE – Décidément, tout cela n’est pas sérieux et je m’en vais. Une autre fois, comtesse, quand vous me demanderez mon concours, choisissez mieux votre Comité.
La maréchale sort.
LA COMTESSE – Cléry, c’est votre faute aussi. Vous avez mené tout cela très mal. Je ne vous reverrai de ma vie.
La comtesse sort.
CLÉRY seul. – C’est de la présomption, comtesse ; vous savez bien que vous ne pouvez pas vous passer de moi. Il sonne. Ce que je vois de plus clair dans tout ceci, c’est que j’aurai à payer le loyer, le mobilier… et le reste.
Entre l’employé.
M. DUCLUSEAU – Monsieur le marquis a besoin de moi ?
CLÉRY – Vous voudrez bien mettre de l’ordre dans ces papiers et les porter chez moi.
M. DUCLUSEAU – Ils y seront avant une heure.
CLÉRY – J’ai le plaisir de vous annoncer, que dans la séance de ce jour vos appointements ont été portés à 3 600 francs.
DUCLUSEAU – Oh ! monsieur le marquis, que de bonté ; comment reconnaîtrai-je jamais ?…
CLÉRY – Je dois à la vérité de dire que je n’y suis pour rien. Ce sont ces dames que vous aurez à remercier.
M. Ducluseau ayant ramassé les papiers épars sur la table, se dispose à sortir.
CLÉRY – Ah ! à propos, je dois en même temps vous prévenir que vos fonctions cessent à partir de ce jour.
M. DUCLUSEAU – Oh ! monsieur le marquis !… pourquoi donc cela ?
CLÉRY – Pleurez, monsieur Ducluseau, sur l’œuvre du chemin de Damas ; elle a cessé d’exister.
Comment fut reconstituée l’œuvre du chemin de Damas
Monsieur Marcelin, directeur du journal la Vie Parisienne.
L’intérêt tout particulier que vous avez paru prendre à l’œuvre si intéressante du Chemin de Damas, me fait un devoir de vous annoncer que le Comité un moment dissous, s’est reconstitué. La nécessité d’accomplir quelques rentrées, ne fût-ce que pour payer nos frais d’installation, a décidé les membres du Comité à oublier leurs dissensions, d’ailleurs plus apparentes que réelles. Tous les amours-propres se sont apaisés, et une nouvelle séance, dont vous trouverez ci-joint le procès-verbal, a eu lieu hier.
Veuillez prêter à nos travaux la bienfaisante publicité dont vous disposez, et, le ciel aidant, non seulement nous payerons nos dettes, mais la myopie indigente aura de nombreux défenseurs.
Dans cet espoir, je vous prie, Monsieur, de recevoir, avec nos remerciements anticipés, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
Le Secrétaire général du Comité de l’Œuvre du Chemin de Damas,
Marquis DE CLÉRY.