Présidence de Madame la Maréchale Princesse de Tilsitt
LA MARÉCHALE – Mesdames, je demande à ouvrir la séance en adressant des remerciements à notre ami Cléry. On ne pouvait pas mieux choisir le siège de notre comité ; on ne pouvait pas le meubler avec plus de goût.
LA BARONNE – Je me joins à notre honorable présidente et vote à Cléry un cotillon hors-tour.
LA MARÉCHALE – Accordé à l’unanimité.
LA COMTESSE – La chambre du conseil est du dernier galant.
LA VICOMTESSE – Cette grande table a tout à fait bon air. On se croirait au conseil d’État.
LA DUCHESSE – Seulement, Cléry, vous n’avez pas eu pitié de nos jambes.
CLÉRY – Comment ! duchesse, nous sommes au premier.
LA DUCHESSE – Oui, mais il y a un entresol.
LA MARÉCHALE – Vous auriez dû choisir un sous-sol pour la duchesse.
LA DUCHESSE – Vous riez… Eh bien ! je suis certaine d’avoir compté vingt marches, pour le moins.
CLÉRY – Il y en a vingt-deux.
LA DUCHESSE – Vous voyez !
LA BARONNE – Je parierais que c’est Duval qui a meublé cela !
CLÉRY – Et vous gagneriez, baronne.
LA BARONNE – Il n’y a que lui pour marier le rouge et le vert, le solferino et le pistache.
LA MARQUISE – C’est charmant parce que c’est sérieux sans être trop sévère. Il y a de l’or partout.
LA MARÉCHALE – Et nous payons cela ?
CLÉRY – 27 842 fr. 38 centimes.
TOUT LE CONSEIL – Vous dites ?…
CLÉRY – 27 842 fr. 38 centimes.
LA MARÉCHALE – Ce n’est pas possible !… 27 800 et tant de francs pour sept fauteuils, une table, un tapis, des rideaux, une pendule…
CLÉRY – J’ai obtenu un rabais de 215 fr. 12 c. ; mais la pendule vient de chez Barbedienne.
LA MARÉCHALE – Et la glace ?
CLÉRY – De Saint-Gobain.
LA MARÉCHALE – Et le garde-feu ?
CLÉRY – De chez Denière.
LA MARÉCHALE – Ah çà, qu’a-t-il donc fourni de si extraordinaire ce M. Duval ?
CLÉRY – Sa note d’abord…
LA DUCHESSE – Je comprends alors qu’il achète toujours le bœuf gras…
LA MARÉCHALE – Ce n’est pas le même, duchesse.
CLÉRY – Nous sommes débiteurs en ce moment de 35 582 fr. 07 c., y compris un semestre de loyer payé d’avance.
LA MARÉCHALE – Oh ! oh !… Il est grand temps de songer aux recettes. Vite, vite, Cléry, dites-nous ce que nous avons à faire. Vous êtes notre guide.
CLÉRY – Madame la maréchale, je vous demanderai la parole pour la lecture d’un rapport sur le but de l’œuvre que nous fondons.
LA COMTESSE – Mais nous savons toutes à quoi nous en tenir là-dessus.
LA VICOMTESSE – Ne vaudrait-il pas mieux nous occuper sans retard des fêtes que nous voulons donner !
LA COMTESSE – Assurément.
CLÉRY – Je ferai respectueusement remarquer que dans les assemblées délibérantes, aussi bien à l’étranger qu’en France, on lit quelque chose au début de toutes les séances. Si dès à présent nous rompons avec les traditions…
LA MARÉCHALE – Allons, Cléry, ne rompez pas… Mais, pour l’amour de Dieu ! soyez bref.
CLÉRY, après avoir bu un verre d’eau sucrée. – Mesdames !
LA DUCHESSE – Est-ce bon ce que vous buvez là ?
CLÉRY – C’est de l’eau sucrée, duchesse.
LA DUCHESSE – Vous seriez bien aimable de m’avoir pour la prochaine fois du sirop de coing.
LA BARONNE – Et pour moi du sirop de cerises.
LA MARÉCHALE – Nous n’en finirons pas, mesdames, si nous interrompons toujours Cléry. Allez, mon cher ami.
CLÉRY – Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que mon émotion est grande lorsque j’aborde…
LA MARÉCHALE – Cléry, vous me chercherez un fauteuil plus bas pour la prochaine séance. On est perché sur celui-ci comme sur un prunier.
CLÉRY – Je ne l’oublierai pas, madame la présidente, et je reprends : Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que mon émotion est grande…
LA VICOMTESSE – Vous nous dites cela avec un petit air dégagé qui n’est pas du tout en harmonie avec vos paroles.
LA MARÉCHALE – Cléry, puisqu’on vous a interrompu, – ce que je déplore !… – j’en profiterai pour réclamer une sonnette. Une présidente sans sonnette, c’est un clocher sans carillon.
CLÉRY – Vous aurez une clochette, princesse, une clochette en or…
LA MARÉCHALE – Il n’est pas nécessaire qu’elle soit en or, en argent cela suffira.
CLÉRY – Puis-je continuer ?
LA MARÉCHALE – Vous devriez avoir fini.
CLÉRY – Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que…
LA COMTESSE – Ah ! bonté divine !… est-ce que vous allez nous lire tout ce gros cahier ?
LA VICOMTESSE – Où avez-vous pu trouver le temps et la patience nécessaires pour écrire tout cela ?
CLÉRY – Rassurez-vous, mesdames, notre employé a copié mon travail.
LA MARÉCHALE – Notre employé ?… Nous avons un employé ?
CLÉRY – Il le faut bien.
LA DUCHESSE – Ah ! c’est charmant !
LA MARÉCHALE – Est-il jeune, a-t-il de l’esprit, a-t-il l’usage du monde ? est-il joli garçon ?
CLÉRY – C’est tout ce que l’on peut avoir de mieux pour 1 200 fr.
LA COMTESSE – Comment, 1 200 fr. !… il n’a pas que cela pour vivre, j’espère ? Il a de la fortune ?
CLÉRY – Mon Dieu, non, comtesse, nous sommes sa seule ressource.
LA COMTESSE – Alors, il faut lui donner 2 500 fr.
LA DUCHESSE – 3 000, c’est un chiffre rond.
LA MARQUISE – 3 600 fr., cela fait 300 fr. par mois.
CLÉRY – Arrêtez, mesdames, arrêtez !
LA COMTESSE – Vous lui demanderez s’il sait écrire la musique ; parce que, lorsqu’il n’aura rien de mieux à faire, je lui donnerai des partitions à copier.
LA BARONNE – Je lui confierai l’expédition de mes menus.
LA VICOMTESSE – Je le chargerai de quelques courses.
LA MARÉCHALE – S’il est vraiment aussi bien que vous le laissez entendre, je le ferai venir tous les soirs, pour nous lire les journaux après le dîner. Je ne connais rien d’adorable comme de dormir pendant qu’à côté de vous on lit à haute voix.
CLÉRY – En attendant, mesdames, je vous demanderai la permission de reprendre la lecture de mon rapport.
LA MARÉCHALE – C’est un droit que vous avez, je veux bien le croire, mais vous en a****z singulièrement.
CLÉRY, imperturbable. – Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que mon émotion est grande lorsque…
LA MARQUISE – Vous ne trouvez pas qu’il fait affreusement froid ?
LA DUCHESSE – En effet, un peu de bois serait bien placé dans ce foyer frileux.
LA MARÉCHALE – Cléry, mon cher ami, est-ce que vous auriez la bonté ?…
CLÉRY, après avoir mis du bois dans la cheminée. – Je disais donc combien mon émotion est grande lorsque…
LA MARÉCHALE – Est-ce que vous en avez encore pour longtemps comme cela ? – Dites-nous donc tout bêtement la chose, ça n’est pas difficile.
CLÉRY – Pour vous, je ne dis pas…
LA MARÉCHALE – Vous êtes encore poli.
CLÉRY – Pour vous… qui avez la parole facile. Je vous ferai remarquer que j’ai écrit 27 pages et il serait bien dur de me les supprimer.
LA MARÉCHALE – Vous les ferez imprimer, Cléry, et puisque cela vous gêne de parler, je me donne la parole. En deux mots, voilà la chose : – Nous sommes toutes plus ou moins mariées, or, lorsque la charité nous offre le moyen de faire de saintes fugues dans des régions plus libres, nous serions absurdes de n’en pas profiter. Faire un heureux mélange de plaisir et de charité, fondre dans un touchant concert Strauss et Stradella, danser par vertu, dévaliser par charité, n’est-ce pas, mesdames et monsieur, le but auquel nous devons tendre ?… Ma parole d’honneur, je crois qu’on ne m’écoute pas plus que si Cléry avait la parole.
LA MARQUISE – Je vous demande pardon, nous écoutons.
LA MARÉCHALE – Merci ! la baronne expédie sa correspondance, la vicomtesse dessine ma charge et la duchesse fait des cocottes.
LA COMTESSE – Si nous arrivions tout de suite au fait.
LE COMITÉ – Oui, au fait ! au fait !…
LA MARÉCHALE – Comtesse, je vous passe la présidence, j’en ai assez.