Comment fut fondée l’œuvre du chemin de Damas
LE Mis DE CLÉRY – Je vous dérange ?
LA COMTESSE – Vous !… au contraire, Entrez donc ; jamais de votre vie vous n’êtes arrivé plus à propos. Vous allez me donner un conseil.
– Un bon ?
– S’il m’en fallait un mauvais je n’aurais pas besoin de vous.
– Tant pis ! Ce sera pour une autre fois.
– En attendant, il s’agit d’une œuvre de charité.
– Je ramasse mon cœur et dépose à vos pieds mon porte-monnaie.
– Oh ! nous n’en sommes pas encore là, hélas !
– Comment cela ?
– Je vais vous faire une énorme confidence : je meurs d’envie d’être dame patronnesse.
– Ah bah !… et d’où vient cette vocation soudaine ?
– Il y a longtemps que cela germe dans ma tête.
– Quelle est l’œuvre charitable assez heureuse pour ?…
– Aucune encore. En deux mots, voilà le mystère. Mais vous me promettez de ne pas vous moquer de moi ?
– Pouvez-vous penser !…
– J’adore la comédie de société. Je ne sais rien de si adorable, de si pimpant, de si éternellement divertissant.
– Je ne vois pas bien le point de jonction.
– Attendez donc. Mon mari ne veut pas entendre parler de théâtre chez lui. Les répétitions l’agacent (et c’est précisément ce qu’il y a de plus charmant). Alors j’ai pensé que si j’étais à la tête d’une œuvre charitable, je pourrais jouer la comédie pour nos pauvres… et sur un théâtre !… un vrai ! Comprenez-vous comme ce serait amusant ? Et le comte n’aurait aucun prétexte à faire valoir…
– Puisque ce serait pour les pauvres.
– Assurément.
– Votre mari serait hors de lui.
– Grand Dieu !… si cela pouvait être ! Je ne lui demanderais plus qu’une chose, c’est de n’y plus rentrer.
– Quels sont les heureux infortunés au profit desquels vous comptez exercer vos talents administratifs et artistiques ?
– Je n’en sais rien encore, parce que, pour mieux avoir l’œuvre entre les mains, j’entends la créer.
– Et puis cela a plus de… style.
– Mais le difficile est de trouver une charité nouvelle à exercer. Depuis quinze jours, je me creuse la tête pour trouver un titre piquant ; tout est exploité. C’est à se casser la tête contre les murs.
– N’est-ce pas la liste des sociétés de secours en activité que vous consultiez quand je suis entré ?
– Elle-même.
– Voyons cela. « Œuvre des enfants pauvres, – œuvre des pauvres enfants, – des enfants des pauvres, – des pauvres des enfants, – des pauvres petits enfants, – des enfants des petits pauvres… » etc., etc. Cette liste a tout l’air d’être dressée par le professeur de philosophie de M. Jourdain. « Belle marquise, vos yeux me font… »
– En attendant, je ne jouerai pas la comédie.
– Ne vous désolez pas encore. Nous avons le patronage des Saints.
– Le calendrier est envahi, de la circoncision à la Saint-Sylvestre.
– Nous avons les étrangers à protéger.
– Tout est conquis, jusqu’à la Chine.
– Les corps de métiers à soutenir.
– Tous ont leur œuvre protectrice.
– Voilà qui se complique et j’y perds mon latin.
– La belle affaire !… j’y perds bien plus que vous !
UN VALET DE PIED – Madame la baronne de Saint-Claude demande si madame la comtesse est visible.
– La baronne est de bon conseil. Au valet de pied. Faites monter.
– Je vais vous dire adieu.
– Vous allez rester au contraire. Ce n’est pas trop de vos conseils et des siens.
LE VALET DE PIED – Madame la baronne de Saint-Claude !
LA COMTESSE – Que vous êtes bonne, chère belle, de vous être rappelée que j’étais chez moi le lundi.
LA BARONNE – En vérité, chère mignonne, etc.
Échange de fadeurs.
LA COMTESSE, présentant ses hôtes l’un à l’autre. – M. de Cléry… La baronne de Sainte-Claude… (Saints.) Venez à notre secours, baronne. Vous voyez deux âmes charitables aux abois. Nous nous cassons la tête pour trouver une bonne œuvre à faire.
LA BARONNE – Ne vous mettez donc plus en peine ; j’ai ce qu’il vous faut : une femme de quatre-vingt-sept ans qui a recueilli les huit enfants de sa bru morte en couches. Le père est en prison et la pauvre vieille…
LE Mis DE CLÉRY – Vous n’y êtes pas, baronne ; de ces misères-là, nous en avons à revendre.
LA BARONNE – Eh bien, alors ?
LA COMTESSE – Nous voulons monter une œuvre de bienfaisance.
LA BARONNE – Bravo ! j’en suis, et de grand cœur.
LA COMTESSE – Je savais bien, moi, qu’on ne ferait pas en vain appel à votre excellent cœur.
LA BARONNE – Et à qui venons-nous en aide ?
LA COMTESSE – C’est là précisément ce que nous ne savons pas.
LA BARONNE – Comment ?
LE Mis DE CLÉRY – Non, en vérité. Le titre et le but restent à trouver.
LA COMTESSE – Mais nous n’en comptons pas moins sur votre concours.
LA BARONNE – Il vous est acquis.
LA COMTESSE – Vous verrez comme cela sera amusant.
LE Mis DE CLÉRY – On aura recours à votre talent.
LA COMTESSE – Vous jouez la comédie à ravir, et nous voulons monter tous les ans une représentation au profit de… de… au profit, enfin, de nos si intéressants protégés.
LA BARONNE – Comtesse, ma bourse est à vous, mais je ne joue plus la comédie.
LA COMTESSE – Comment ?…
LE Mis DE CLÉRY – Quel meurtre !
LA BARONNE – Croyez-moi, organisez plutôt un bal ou des petites boutiques. Le théâtre de société ne produit rien ; il est usé jusqu’à la corde.
LE VALET DE PIED – Madame la maréchale princesse de Tilsitt demande si madame la comtesse veut la recevoir.
– La maréchale ! assurément. Faites monter. –
On n’a pas plus d’esprit.
– Plus de verve.
– Plus de…
LA MARÉCHALE – Bonjour, comtesse, je n’ai jamais été si heureuse de vous voir. Je vous demande asile. On n’a pas idée de ce qui m’arrive. Sommes-nous en 93 ?
LA COMTESSE – Que voulez-vous dire ?
LA MARÉCHALE – Ces choses-là ne sont faites que pour moi. Quand vous montez en voiture, vous, comtesse… Tiens, vous étiez là, baronne ? je vous demande pardon, je ne vous avais pas vue. Bonjour Cléry, vous allez bien ? Je vais vous conter ce qui vient de m’arriver. Je monte en voiture pour venir ici ; bon !… une autre serait arrivée tout droit, pas vrai ? vous auriez passé sur le pont de la Concorde et la chose était faite. Mon cocher, lui, a trouvé plus court de passer sur une vieille femme qui lui barrait le chemin. La voiture a fait un saut… mou. Vous ne connaissez pas cela, vous ? Moi, cela m’est arrivé si souvent que j’ai immédiatement su à quoi m’en tenir. Je me suis dit : Bon ! voilà Whattson qui me fait des frais. Je baisse la glace, je passe la tête, je regarde… je ne m’étais pas trompée.
LE Mis DE CLÉRY – Pourquoi gardez-vous cet écraseur à votre service ?
LA MARÉCHALE – Comment ! pourquoi ? Vous n’avez donc jamais vu Whattson ?
LE Mis DE CLÉRY – Jamais vous ne me l’avez présenté.
LA MARÉCHALE – Si vous l’aviez vu, vous ne me poseriez pas une pareille question. C’est le garçon le plus gras, le plus rose, le plus frais qui se puisse voir. Il a six pieds quatre pouces, le menton bleu céleste, et la poudre lui sied à ravir. Il est encombré de fossettes et nul ne porte mieux que lui le lampion. Il est imperturbable, et s’il écrase de loin en loin quelques bonnes gens, il faut le lui pardonner, car il vous mène un train d’enfer.
LA BARONNE – Et la victime ?
LA MARÉCHALE – La victime criait comme si elle avait été écrasée par un porteur de choux. Et vous savez, Cléry, si mon coupé est léger.
LE Mis DE CLÉRY – Le coupé, oui, mais le cocher ?
LA MARÉCHALE – Toujours est-il que la foule s’est amassée. On a pris « Plus vite que ça » par la bride, et ça l’agace. Il s’est démené, Whattson a fouetté, où ? qui ? je n’en sais rien. Un sergent de ville est arrivé, puis deux, puis trois ; les procès-verbaux allaient leur train ! et la foule grossissait de minute en minute. Fort heureusement, un brigadier a reconnu ma livrée. « Bon ! a-t-il dit, je sais ce que c’est ; laissez passer la voiture de madame la maréchale. » Puis, me saluant avec ce sourire qu’on réserve pour ses meilleures pratiques : « Nous dresserons notre procès-verbal comme à l’ordinaire. » Whattson a piqué des deux et me voilà.
LA BARONNE – Mais… la victime ?
LA MARÉCHALE – Voulez-vous que je vous dise ? Eh bien ! la victime se sera jetée sous les chevaux. Il y a des gens qui vivent de cela. J’en sais quelque chose. Tenez : il y a un bon vieux qui demeure rue des Nonnains-d’Hyères, que j’ai écrasé au moins trois fois. J’ai pris le parti de lui faire une rente pour m’en débarrasser. Vous ne sauriez croire combien cela fait perdre de temps.
LE Mis DE CLÉRY – Est-ce une pratique que vous avez atteinte cette fois-ci ?
LA MARÉCHALE – Non, c’est une recrue. Je n’ai pas encore vu celle-là. Elle prétend qu’elle a la vue basse.
« Portez des lunettes, lui ai-je dit ; on n’est plus coquette à votre âge. » Elle assure qu’elle n’a pas de quoi en acheter. Comme si on n’avait pas toujours de quoi acheter des lunettes ! En vérité, monsieur Haussmann, qui dépense tant d’argent pour l’entretien des voies publiques, devrait fournir des lunettes aux indigents. Je lui dirai cela.
LE Mis DE CLÉRY, illuminé. – Comtesse, comtesse, bénissez la maréchale.
LA MARÉCHALE – Me bénir ? pourquoi faire ?
LE Mis DE CLÉRY – Vous venez de nous sauver. Comtesse, vous vouliez créer une œuvre charitable, n’est-ce pas ? Quel but plus louable, plus utile, plus généreux, pouvez-vous vous proposer, que de prendre sous votre protection la myopie indigente ?
LA BARONNE – C’est tout simplement sublime !
LA COMTESSE – Cléry, mon bon Cléry, je vous comprends.
LA MARÉCHALE – Vous êtes alors plus heureuse que moi.
LA COMTESSE – Nous voulions fonder une œuvre de charité, mais le but manquait à nos bonnes dispositions. L’accident qui vient de vous arriver nous ouvre les yeux. Une institution charitable fait défaut à la France, nous allons combler cette lacune.
LA MARÉCHALE – Je n’y comprends toujours rien, mais je suis des vôtres.
LA COMTESSE – Si vous vous en mêlez, nous sommes certains du succès.
LA MARÉCHALE – Comptez sur moi, mais nous aurons des sermons de charité. Je raffole des sermons de charité, moi !
LA COMTESSE – Et puis nous jouerons la comédie !
LA BARONNE – Et puis nous danserons !…
LE Mis DE CLÉRY – Et puis nous aurons des petites boutiques !
LA COMTESSE – Vite, Cléry, mettez-vous en campagne, trouvez-nous un local, dans un beau quartier.
LE Mis DE CLÉRY – Quai des Lunettes, par exemple !
LA MARÉCHALE – Vous n’êtes jamais sérieux.
LA BARONNE – Mais quel titre prendrons-nous ?
LA COMTESSE – C’est vrai, le titre est important.
LA MARÉCHALE – Un si beau monument doit avoir une enseigne irrésistible. Nous n’avons pas besoin d’être clairs, soyons piquants.
LA BARONNE – Voyons, Cléry, trouvez-nous cela.
LE Mis DE CLÉRY – Attendez donc !… Nous disons : la vue basse… un chemin… de la… J’y suis ! j’ai votre affaire ! Merci saint Paul ! Nous appellerons notre œuvre : l’Œuvre du chemin de Damas.
TOUTES – Bravo ! bravo ! vive Cléry.
Entre le comte.
LA MARÉCHALE – Comment, comte, vous ici ?… chez vous ?… quelle nouveauté.
LE COMTE – On m’a dit que vous veniez de monter, madame la maréchale, vous aussi baronne…
LA MARÉCHALE – Oh ! ne vous excusez pas. Je constate seulement que cette maison est la seule où je ne vous aie jamais rencontré. Vous arrivez d’ailleurs fort à propos pour vous associer à notre bonne œuvre.
LA COMTESSE – Ne parlez pas de cela à mon mari, il a les sociétés de bienfaisance en horreur !
LE COMTE, à la maréchale. – Le premier coup de canon est tiré et vous me rendrez cette justice que ce n’est pas moi qui ai mis le feu aux poudres.
LA COMTESSE – C’est que vous avez sur la charité des manières de voir… qui ne sont celles de personne… heureusement !
LA MARÉCHALE – Oh ! dites-nous cela, comte, j’adore ce qui est original, moi.
LE COMTE – À quoi bon, je ne cherche pas à faire des prosélytes.
LA BARONNE – Vous avez tort. Si vous avez la foi, vous devez avoir l’ardeur : l’une sans l’autre est inutile.
LE COMTE – Vous y tenez ?
LE Mis DE CLÉRY – Allez, comte, allez donc. Je me mets de moitié dans vos idées.
LE COMTE – Eh bien ! je hais cette charité factice qui n’a de la charité que le nom ; cette mendicité dorée qui n’est qu’un prétexte à flons-flons et à fariradondaines. Autant je respecte les œuvres utiles et fécondes, autant je dédaigne ces mauvaises petites bonnes œuvres qui ne sont que des trompe-l’œil ; ces institutions parasites dont les membres, exploitant au profit de leurs plaisirs la charité qui n’en peut mais, blasent les gens les plus enclins à la charité. C’est parce que j’estime, honore, admire et respecte les organisations charitables, solidement basées sur la mutualité, que je déplore, maudis, déteste et méprise les désorganisations de charité qui ne sont que des prétextes à intrigues. C’est parce que je vénère mesdames F…, de Ber…, Open…, endossant chaque matin la robe de laine, quittant en modeste équipage leur hôtel pour visiter des taudis, faisant germer en même temps que le bien-être, l’amour du prochain là où régnaient la haine et la famine ; c’est parce que je les vénère que je dédaigne mesdames X., Y., W., etc., qui, après avoir fait adresser à tout l’Almanach Bottin une circulaire autographiée, commençant invariablement par ces mots : « Chargée de quêter pour l’œuvre si intéressante des *** » – organisent une fête qui absorbe le produit des quêtes et se croient quittes envers Dieu. Je n’aime pas la vertu par procuration et regrette le temps où l’on faisait son salut soi-même. Les malheureux, au lieu de se trouver en face d’institutions qui leur inspirent ce même respect mêlé de défiance qu’ils ont pour le Mont-de-Piété, se prenaient à aimer ces pèlerins, ces pèlerines bénies qui venaient leur rendre visite les mains pleines d’aumônes, le cœur plein de consolations. Croyez-vous qu’ils s’attendrissent et vous bénissent lorsqu’ils lisent sur tous les murs que vous danserez à leur profit ? À tort ou à raison, ils se disent que c’est eux qui payent vos violons. Il se peut que je sois un sauvage, un huron, un yoloff, mais vous avez voulu savoir ce que j’avais sur le cœur, vous le savez.
LA COMTESSE – Est-ce fini… Alceste ?
LE COMTE Provisoirement, oui, Célimène.
LA MARÉCHALE – Ma chère enfant, votre mari retarde de cinq cents ans. Mon cher comte, vous n’entendez rien à la pratique de la vie en l’an de grâce 1869. Vous seriez tout au plus bon à faire un capucin. Je me soucie peu, pour ma part, du mobile qui conduit l’or dans la bourse des quêteuses ; l’important est qu’il y pleuve. Quitte à vous scandaliser, j’ajouterai même que je fais plus de cas d’une œuvre fructueuse, rondement conduite, que d’une faillite saintement amenée. « Ils chantent, ils paieront, » disait un ministre qui s’y connaissait ; nous avons profité de cet avis et transformé ainsi son axiome : « Ils dansent, ils paieront. » Chaque jeté-battu fait tomber un louis dans une mansarde, et tout le monde est content. Nous exploitons au profit des misérables la vanité de toutes les façons, taillant ainsi une bonne petite vertu en plein vice. Nous sommes plus pratiques que vous, mon cher comte, et, ne vous déplaise, nous vous prouverons que vous n’avez pas le sens commun. Votre monologue m’a piquée au jeu. Comtesse, je suis des vôtres avec acharnement.
LA BARONNE – Et moi, avec frénésie.
LA COMTESSE – Notre œuvre fera parler d’elle.
LE COMTE – Elle fera surtout parler de vous, et c’est bien ce que vous voulez.
LE Mis DE CLÉRY – Lundi, lecture et discussion de la première circulaire, organisation du comité.
LA COMTESSE – Jeudi, ici, à deux heures, assemblée, – voies et moyens, – choix de l’ouvrage dramatique à mettre en répétition.
LA BARONNE – Puis après, le bal.
LA MARÉCHALE – Puis le sermon.
LE Mis DE CLÉRY – Puis les petites boutiques.
LA COMTESSE – Allons-nous nous amuser !
LA BARONNE – Nous ferons enrager, pour le moins, trente œuvres de bienfaisance.
LA MARÉCHALE – Nous les écraserons !
LA COMTESSE – Nous les pulvériserons !
LE Mis DE CLÉRY Nous les anéantirons !
LE COMTE – Vive la charité !
Comment fut dissoute l’œuvre du chemin de Damas