Chapitre 3

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Chapitre 3L’instruction avait été rondement menée. Le crime avait été manifestement commis par quelqu’un qui connaissait parfaitement les lieux et qui savait comment embaumer les corps. Il était établi que la jeune Chantal Lacorre, âgée de vingt ans, avait été tuée d’un v*****t coup sur la nuque, donné par un objet contondant qui n’avait pas été retrouvé. Malgré l’absence de traces de sperme, il était clair, d’après les érosions vaginales, qu’elle avait subi des violences sexuelles. Détail horrible, le viol avait probablement eu lieu après le décès : il n’y avait pas de trace de lutte. Le lieu exact du meurtre demeurait inconnu. La mort semblait remonter à approximativement vingt heures, la veille de la découverte du corps. Les manipulations ultérieures avaient rendu la détermination de l’heure du décès délicate. Le corps avait en effet été emporté dans la salle d’embaumement, située au sixième étage de la faculté, au-dessus des pavillons de dissection. On avait retrouvé une des chaussures de la victime dans l’escalier. L’assassin avait alors injecté une trentaine de l****s de chlorure de zinc par l’artère carotide en utilisant le matériel de perfusion qui se trouvait sur place. Puis, il avait rapporté le cadavre sur une des tables du pavillon Poirier. Tout cela sans être aperçu de quiconque. À cette heure, en dehors du gardien de nuit – souvent entre deux vins – la faculté était pratiquement déserte. Fernand s’était très rapidement retrouvé en position de suspect, malgré ses dénégations répétées. Non seulement il correspondait tout à fait au profil de l’assassin présumé, mais il avait été incapable de fournir un quelconque alibi pour la période du meurtre. Vivant seul et ne sortant guère, il n’avait aucun témoin susceptible de confirmer qu’il était chez lui ce soir-là, comme il l’affirmait. Les témoignages des étudiants interrogés et du personnel de la Faculté n’avaient fait qu’aggraver les soupçons en évoquant sa personnalité renfermée et peu amène. Le fait qu’il ait été vu en train de parler à Chantal de temps en temps, alors qu’il n’adressait la parole à aucun autre étudiant si ce n’est pour faire des réflexions désagréables, avait joué contre lui. Les autres membres du personnel avaient été rapidement mis hors de cause. Le gardien de nuit n’avait évidemment aucun alibi puisqu’il était sur place, mais aucun des policiers n’aurait raisonnablement pu imaginer cet homme doux et à l’éthylisme paisible commettre un tel forfait, d’autant qu’il était d’une constitution chétive. On pouvait tout voir dans la vie, mais celui-ci avait été retiré jusqu’à nouvel ordre de la liste des suspects. La femme de ménage avait passé la soirée avec son mari et ses trois enfants. L’ancien employé du professeur Malorgue, un jeune type un peu perturbé d’une trentaine d’années, licencié pour alcoolisme et absentéisme répété l’année précédente, travaillait maintenant comme manutentionnaire à la librairie Le François, carrefour de l’Odéon, et avait perdu tout contact avec la Faculté. Comme le patron et les assistants, il disposait d’un alibi solide pour le soir du crime. L’étau s’était inexorablement refermé autour de Fernand. Le procès commença peu après et fut expédié tout aussi rapidement. Les faits étaient accablants. On avait retrouvé chez Fernand quelques revues de femmes nues. Le mobile du crime était à l’évidence s****l, avec une perversité soulignée par la mise en scène macabre. Les experts psychiatres qui l’avaient examiné vinrent décrire à la barre une personnalité fruste et haineuse, mais déclarèrent l’accusé responsable des actes dont il était suspecté, qu’il s’obstinait à nier. L’antipathie qu’inspirait Fernand fit le reste. Il n’ouvrit la bouche que pour couvrir d’injures les jurés, le président de la cour d’assises, voire l’assistance quand celle-ci se manifestait un peu bruyamment. Il faillit être expulsé à plusieurs reprises de la salle. L’avocat commis d’office, fraîchement émoulu du barreau, ne faisait pas le poids face à un procureur qui jouait sur du velours, insistant sur les désirs refoulés du suspect, sa solitude sexuelle, son environnement morbide. Le crime était particulièrement horrible et l’opinion publique voulait un châtiment exemplaire. La sentence de mort fut prononcée. Fernand l’entendit sans avoir l’air de comprendre. * Fernand dormait mal depuis quelque temps. Sûrement pas à cause de la récente nouvelle de l’assassinat du président Kennedy, le 22 novembre ; il n’en avait rien à faire. Il n’arrivait tout simplement pas à imaginer qu’une telle erreur judiciaire soit possible et comprendre qu’il se trouvait dans la cellule des condamnés à mort de la Santé. Il n’en détestait que davantage l’humanité entière. De toute façon, ce qui était arrivé avait définitivement ruiné ce qui restait de sa pauvre vie et il ne révélerait à personne son secret. Il devait être aux alentours de cinq heures du matin et Fernand, parfaitement éveillé, repassait pour la millième fois dans sa tête le film des événements, cherchant désespérément un détail qui lui aurait échappé et qu’il aurait pu communiquer à son jeune avocat pour justifier une révision de son procès. Ce dernier continuait courageusement à venir le voir pour le tenir au courant de ses démarches, malgré l’accueil revêche qui lui était réservé à chaque fois. Une grâce présidentielle était désormais son dernier espoir. Brusquement, Fernand eut une illumination. Il venait enfin de se souvenir de l’endroit où il avait aperçu auparavant le fameux classeur rouge, retrouvé sur le sol du pavillon Poirier. Depuis quelque temps, il était persuadé que ce n’était pas la première fois qu’il avait vu cet objet, ce fameux après-midi de février 1963. Mais il n’avait jamais réussi à se rappeler où. Et ce qu’il venait de dénicher dans sa mémoire était bougrement important. Il fallait absolument qu’il joigne d’urgence cet avocaillon minable qui n’avait pas su faire reconnaître son innocence face à la meute des bourgeois déchaînés qui voulaient à tout prix un coupable, une tête à couper. Il le ferait prévenir dès le matin levé. Fernand se figea d’un seul coup. Il lui avait semblé entendre des bruits de pas étouffés de l’autre côté de la porte de sa cellule. Il tendit l’oreille. Cette fois, il en était sûr, il avait entendu des chuchotements. Qu’est-ce que ?… Un bref bruit de clé et la lourde porte s’ouvrit à la volée. Deux gardiens se précipitèrent sur lui pour l’immobiliser. Plusieurs personnes vêtues de sombre apparurent dans l’encadrement de la porte. Il reconnut parmi elles son avocat, pâle comme un cierge, et le directeur de la prison. Ce dernier tenait une liasse de documents à la main. – Fernand Rabot, votre recours en grâce a été rejeté. Ayez du courage. * Les journaux relatèrent, à mots plus ou moins couverts selon leur tendance au voyeurisme, une exécution particulièrement pénible. Le condamné, refusant tout secours religieux, hurlant qu’il était innocent et qu’il connaissait le coupable, s’était débattu jusqu’au dernier moment. Il avait fallu toute l’expérience du bourreau et de ses aides pour l’allonger et le maintenir sur la bascule. Les cris de Fernand Rabot n’avaient cessé qu’avec le bruit sourd de la chute du couperet. Son avocat, qui assistait pour la première fois à une exécution capitale, s’adressa à la presse dans la journée. Littéralement décomposé, il affirma d’une voix tremblante qu’il s’agissait d’une erreur judiciaire manifeste. Qu’il avait pu recueillir in extremis certaines informations du condamné. Qu’il allait les vérifier. Que cela déboucherait à coup sûr sur une révision du procès. Sans convaincre grand monde. Les auteurs de crimes horribles avaient souvent tendance à occulter leur forfait et finissaient parfois par se persuader qu’ils étaient effectivement innocents.
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