À midi, je n'ai acheté qu'une bouteille d'eau et une barre de céréales, afin d'avoir quelque chose dans le ventre même si je n'avais pas faim. Je suis allée m'asseoir à une table de dehors pour profiter du soleil qui se faisait rare ici, et j'ai enlevé ma veste. Pour un mois de novembre en Angleterre, il faisait étonnamment chaud.
La cour était vide, et pourtant j'avais l'impression d'être épiée.
- Salut, dit une voix morose.
- Julian.
- Je peux ?
- La table ne m'appartient pas, tu…
J'ai été interrompu par mon téléphone.
- Maman ?
- Désolée de te déranger ma puce, je voulais savoir si tu avais besoin de tes livres maintenant, parce que j'ai un couple à voir ce soir et je risque de rentrer tard. Tu veux que je te les dépose au lycée ?
- Je veux bien, je suis dans la cour, tu ne peux pas me louper. Tu as des nouvelles pour mes cachets ?
- Oui, comme je te l'avais dit, ils ne sont plus nécessaires. Je raccroche, j'arrive dans trois minutes.
Elle a coupé la communication. Julian s'était assis en face de moi.
- Tu m'expliques ? Me demande-t-il un peu outré.
- T'es vraiment un type bizarre, tu sais ! Ma mère m'apporte des livres que je lui ai demandés de m'acheter ce matin. Et j'avais besoin de savoir si mon traitement était toujours nécessaire. Qu'y a-t-il de si passionnant pour que tu veuilles le savoir ? D'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi je m'explique, après tout ça ne te regarde pas.
- Ce n’est évidemment pas cela que je te demandais, dit-il sèchement.
- Parle-moi sur un autre ton ! Peut-être que tu effrayes tout le monde, mais pas moi ! Grogné-je.
- Depuis quand tu t'appelles Andrew, me demande-t-il en essayant de contenir une colère que je ne comprenais pas.
- Depuis que ma mère m'a adoptée ! Ça te va ? ! Hurlé-je.
Il a ouvert de grands yeux et est resté interdit. J'ai aperçu ma mère arriver, et les yeux aux bords des larmes, je me suis précipitée vers elle, aussi vite que ma jambe me le permettait.
- Rose ! Que se passe-t-il ? Me demande-t-elle en me serrant dans ses bras.
- Il y a des choses étranges qui se passent depuis ce matin, et tout ça à cause d'un garçon qui porte le même nom que moi ! On dirait qu'il m'en veut, mais je ne sais pas pourquoi et ça me fait peur.
- Tu veux que j'aille voir le proviseur ?
- Non, ce n'est pas de lui dont j'ai peur, mais des raisons qui le poussent à me détester.
- C'est ce garçon ? Me demande-t-elle en indiquant la table d'un signe de tête.
- Oui.
- Peut-être qu'il te l'expliquera, on dirait qu'il t'attend. Il n'a pas l'air si méchant. Appelle-moi si ça ne va pas et je viens te chercher.
J'ai acquiescé, elle m'a embrassé sur le front et est repartie. J'ai rejoint Julian, qui faisait toujours la même tête. J'ai ouvert le sac pour voir à quoi pouvaient bien ressembler les livres, mais au premier coup d’œil, cela ne me disait rien.
- Je t'ai choqué ? Finis-je par demander.
- Pourquoi as-tu été adoptée ?
- Parce qu'en me réveillant après trois mois de coma, la seule chose dont je me souvenais, c'était mon prénom. Je n'étais même pas sûr de mon âge. Quand j'ai su que je me trouvais à Londres, j'étais pourtant persuadée d'être française, mais même Interpole n'a rien trouvé à mon sujet. Je n'y peux strictement rien si ma mère porte le même nom que toi. Alors cesse de me haïr… je ne sais même pas pourquoi je te raconte tout ça.
J'ai ramassé mes affaires alors que je sentais les larmes arriver. Il a glissé un bout de papier dans ma main et s'en est allé. Je suis allée récupérer mon sac dans mon casier et j'ai posé les livres à la place. En le refermant, j'ai déplié le bout de papier. Son écriture était si fine et délicate que l'on aurait pu croire qu'il avait écrit à la plume.
« Tu me manques. »
Ces quelques mots m'ont déstabilisé. Je ne me sentais pas bien, il fallait que je sorte prendre l'air, je suffoquais. J'ai atteint la rambarde d'escalier tant bien que mal.
- Rose ?
Pitié non, pas encore lui ! Je me suis assise sur la première marche d'escalier puis j'ai sorti mon téléphone.
- Rose regarde-moi.
J'ai secoué la tête. Il a pris mon téléphone et l'a fourré dans sa poche sans que j'aie le temps de répliquer. Il a pris mon visage entre ses mains et m'a obligé à le regarder.
- T'es en train de nous faire une crise d'angoisse, calme-toi.
Je tremblais de la tête aux pieds et j'avais du mal à respirer. Il m'a pris dans ses bras et a descendu l'escalier, ne prêtant guère attention aux élèves qui nous regardaient, et m'a emmené à l'autre bout de la cour près de la sortie. Il s’est assis sur un banc en me gardant contre lui, puis a appelé ma mère.
- Désolé pour ce que je vais faire Rose, mais c'est le seul moyen de te calmer.
Dans mon dos, il a soulevé mon t-shirt et appuyé sa main froide contre ma colonne vertébrale. Mes muscles se sont détendus, ma respiration a repris un rythme normal et j'ai sombré doucement, sans avoir été capable de dire quoi que ce soit.
Des sons, des images floues et des mots se bousculaient dans ma tête et n'avaient aucun sens, une vérité évidente m’est apparue : Julian me connaissait.
Une odeur est venue chatouiller mon nez, et ma gorge s'est mise à chauffer puis à brûler. Quelqu'un m'a appelé au loin, puis de plus en plus proche. Je me suis réveillée.
- Rose ?
- Maman !
Je me suis accrochée à elle. J'étais en sueur, je m'étais agitée dans mon sommeil.
- Maman, j'ai l'impression de me battre contre mon esprit, c'est si difficile…
Soudain mon regard s'est posé sur la source de l'odeur qui engendrait la douleur de ma gorge, et ma vue a rougi aussitôt. Elona m'a tendu le verre remplit d'un liquide rouge.
- Bois, me dit-elle.
Je me suis emparée du verre et j'ai bu le tout d'une traite. Le liquide doux et épais apaisait le feu de ma gorge. Cela m'a suffi pour avoir l'impression d'avoir avalé une dinde de Noël à moi toute seule.
- Qu'est-ce que c’est ? Demandé-je après avoir rendu le verre à ma mère.
- Tu le sauras plus tard. Maintenant rendors-toi.
- Mais quelle heure est-il ?
- Deux heures du matin.
- Je t'ai fait louper ton rendez-vous ? Demandé-je soudain alarmée d'avoir dormi tout ce temps.
- Non, Julian est resté en mon absence.
- Julian ?
Prononcer son nom réveilla en moi, ce que je croyais avoir découvert.
- Maman, je crois que Julian me connaît…
- Évidemment qu'il te connaît, vous partagez plusieurs cours ensemble.
- Non, maman, il me connaît d'avant, j'en suis sûr !
- Repose-toi ça ne sert à rien d'aller trop vite, notes dans un carnet tout ce qui pourrait t'aider à tirer des conclusions et qui fera travailler ta mémoire, mais n'insiste pas trop ça reviendra doucement. Inutile de te fatiguer.
- Tu as raison, c'est une bonne idée maman, merci.
- Je me suis rallongée sur les coussins et j'ai tiré la couette à moi.
- J'allais oublier, il a laissé ça pour toi.
Elle m'a donné un petit bout de papier plié en quatre.
- Bonne nuit.
- Bonne nuit maman.
Et elle s'est éclipsée. Je n'avais plus tellement envie de dormir maintenant. J'ai déplié le morceau de papier et y ai découvert un numéro de téléphone. Je l'ai enregistré dans mon répertoire puis lui ai envoyé un simple « Merci » par message. Puis, j'ai voulu prendre les livres que ma mère m'avait achetés, mais j'ai réalisé que juste avant que je fasse mon malaise, je les avais mis dans mon casier. Alors, j'ai fouillé dans mes affaires et j'ai déniché un journal intime magnifique, avec une couverture en croûte de cuir, que ma mère avait dû m'acheter avant que je ne sorte de l'hôpital. J'y ai noté toutes mes questions, mes suppositions et mes remarques. Tout ce qui m'aiderait à retrouver la mémoire et évacuer les tensions. La psychologue de l’hôpital me l'avait également conseillé, précisant que c'était très thérapeutique. Je pensais ne pas en avoir besoin, mais finalement ça fait beaucoup de bien.
La sonnerie de ma messagerie a retenti au moment où je refermais mon journal pour le glisser dans mon sac. Mieux valait que je l'emmène partout avec moi, il me serait peut-être utile. Je suis retournée dans mon lit et j'ai lu le message de Julian, qui ne disait rien de plus que « De rien ». J'ai éteint ma lampe et tenté de retrouver le sommeil. Mais sans succès. Intuitivement, j'ai repris mon téléphone et appelé Julian.
- Rose ?
- Je te réveille ?
- Non. Tu voulais quelque chose ?
- Je sais que tu ne m'apprécies pas, et pourtant tu es toujours là…
- Rose…
- Il s'est interrompu. J'ai attendu une minute.
- Dis-moi n'importe quoi, mais parle-moi s’il te plaît, je n'arrive pas à dormir et ta voix me fait étrangement du bien…
Il s'est mis à chanter, enchaînant les chansons les unes après les autres et je me suis enfoncée dans le sommeil, la tête sur mon téléphone. J'ai cru entendre ma mère entrer dans ma chambre et enlever mon téléphone, mais je n'en étais pas sûr puisqu'en même temps, je rêvais de la voix de Julian, qui me soufflait un « je t'aime » à l'oreille. Je me suis délectée de ces quelques mots pendant un long moment, jusqu'à ce que je réalise que c'était impossible, je ne devais pas m'attacher à quelqu'un qui ne m'aimait pas, je ne voulais pas souffrir, je ne voulais pas le laisser profiter de ma situation assez peu ordinaire. Je me suis réveillée en sursaut et en sueur. Mon réveil indiquait six heures vingt-neuf. Je l'ai éteint avant qu'il ne sonne et je suis allée prendre une douche. Au moment de m'envelopper dans ma serviette, j'ai stoppé devant le miroir et j'ai regardé attentivement le tatouage de mon dos. Je me suis détournée en secouant la tête.
C'est dingue d'être obsédé à ce point par quelqu'un, me dis-je à haute voix en ouvrant mon armoire.
J'ai enfilé un slim en jeans foncé, un bustier fuchsia et un gilet en cachemire bleu marine. Je me suis maquillée et j'étais en train de me coiffer quand ma mère est entrée.
- Désolée ma puce, je croyais que tu dormais encore.
- J'aurais été en retard si cela avait été le cas maman.
- Oui, mais ta nuit a été plutôt agitée. J'ai un rendez-vous dans une demi-heure, donc je dois y aller. Je t'ai préparé deux bouteilles sur la table de la cuisine, à consommer avec modération et seulement si tu sens que ta gorge s’enflamme.
- Merci maman. Quel bus dois-je prendre pour aller au lycée ?
- Julian t'emmène.
- Julian ?
- À ce soir.
J'ai posé ma brosse, ai attrapé mon sac et mon téléphone et me suis élancée dans l'escalier.
- Maman ! Attends !
- Je t'aime ma chérie !
La porte a claqué avant que j'aie eu le temps de l'atteindre. Ma mère m'avait tendu un piège, et cela m'irritait. Elle savait que même si ma jambe allait mieux, elle m'empêcherait quand même de la rattraper. J'ai profité d'être dans l'entrée pour mettre mes bottes, je mis les noires avec le bout pointu et le revers en haut. Puis je suis allée dans la cuisine. Sur la table, j'ai trouvé mes bouteilles de « potions » (je ne savais toujours pas ce que c'était, alors il fallait bien lui trouver un nom !). J'ai ouvert mon sac pour les mettre dedans.
- Qu'est-ce que c’est ?
J'ai sursauté. Julian était nonchalamment appuyé dans l'encadrement de la porte.
- Habituellement, on sonne avant d'entrer, et ensuite, on dit « bonjour » ! Dis-je, la main plaquée contre la poitrine le temps que mon rythme cardiaque se calme.
- J'étais là avant même que tu te lèves. Mais, bonjour !
- Salut.
- Alors, tu vas répondre à ma question ?
- Je ne sais pas ce que c'est. Mon régime alimentaire a brusquement changé et ma mère ne veut pas m'en parler maintenant… Et sinon depuis quand es-tu là ?
- Cette nuit.
Mes yeux sortirent de leurs orbites, j'ai reculé de trois pas pour m'accrocher au plan de travail.
- Tu te souviens que tu m'as appelé ?
- Oui bien sûr, mais je ne t'ai pas demandé de venir… murmuré-je.
- Je voulais m'assurer que tu dormais. Aller, viens, c'est l'heure.
J'ai ramassé mon sac, et attrapé mes clefs dans le panier de l'entrée et nous sommes sortis.
- Jolie voiture, dis-je en apercevant une berline Mercedes noire garée dans l'allée.
- Merci.
Durant la moitié du trajet, nous n'avons rien dit, puis il a rompu le silence.
- Tu ne dis rien, à quoi penses-tu ?
- Tu n'étais pas obligé de rester toute la nuit, ni de m'emmener ce matin, pourquoi l'as-tu fait ?
- Tu n’as pas d'autres questions ?
- Pourquoi, c'est simple ce que je te demande.
- Rose…
- C'était toi cette nuit. Ce n'était pas ma mère, n'est-ce pas ?
- Tu ne dormais pas ? Me demande-t-il alerte.
- Si, mais je croyais rêver… Parce que ce que j'ai entendu ne pouvait pas être réel… En tout cas pas venant de quelqu'un qui me déteste juste parce que je porte le même nom que lui.
- Rose, je ne te déteste pas !
- Ce n'est pas l'impression que tu m'as donnée hier.
- Je suis désolé, oublie, si tu veux bien, on repart à zéro.
- D'accord, soupiré-je.
Nous arrivions au lycée.
- Dis-moi, comment un mec comme toi peut-être la terreur du lycée ? Demandé-je en sortant de la voiture. Excuse-moi, mais tu n'as vraiment pas la tête de l'emploi.
Il a ri, et ce son provoqua un nouveau flash.
- Ça va ?
- Oui, aucun problème. Alors ? Enchaîné-je en me frottant les tempes.
- Je ne sais pas, je dois faire peur, mis à part toi, personne n'a osé me défier comme tu l'as fait.
- On se voit en musique, je dois aller en maths, en espérant que Rivers aura dessaoulé.
Je me suis éloignée en direction de l'entrée du lycée.
- Rose !
Je me suis retournée et quand j'ai fait face à Julian, il a pris une photo avec son téléphone. J'ai rougi bêtement.
- À tout à l'heure…