I
La diligence s’arrêta à Montigny-sur-Orge. M. le docteur Donatien d’Estrigny descendit au Lion-d’Or. Il était neuf heures du soir.
Après avoir mal soupé, le voyageur but une tasse de café et monta dans sa chambre.
Il avait plu toute la journée et la pluie continuait à tomber : le médecin pensa qu’il aurait le temps de visiter Montigny sous tous ses aspects, et ne se hâta pas de parcourir les rues, comme le font d’instinct les voyageurs nouvellement arrivés dans une ville. La fenêtre donnait sur la rue ; au-dessous de lui, le vent balançait avec un grincement désagréable l’enseigne de l’auberge accrochée au bout d’une potence de fer scellée dans le mur. Un réverbère, pendu à une longue tringle, fouetté par les rafales, oscillait en projetant des cercles de lumière qui allaient pâlissant et se ravivant tout à coup, tandis que la pluie qui les traversait formait obliquement des rayures lumineuses dans l’ombre. Au-delà, tout était noir ; on ne voyait de loin en loin que quelques taches rouges : c’étaient les autres réverbères échelonnés le long de la rue. En face de lui, sur la partie éclairée du mur, il vit un écriteau avec ces mots : « Grande-Rue. » Il faut se défier des villes qui ont une grande rue ; elles n’en ont généralement pas d’autres.
Voilà ce que pensait Donatien en se mettant au lit. Il voulut dormir : il eut beau se retourner dans tous les sens, fermer les yeux avec entêtement, se réciter des vers, compter les battements de l’horloge, se remémorer la dernière séance de l’Académie, l’insomnie fut plus forte que sa volonté. Ne pouvant dormir, il voulut profiter de l’occasion pour penser ; mais il ne put que rêver, et dans l’impossibilité de diriger son esprit, il se résigna au rôle de spectateur assistant au galop infernal des idées qui se bousculaient dans son cerveau. Il y en avait de sinistres qui lui faisaient froid le long de l’épine dorsale, d’autres provoquaient un rire presque spasmodique, et des images vivement enluminées, variables et sautillantes se formaient avec chaque idée nouvelle qui surgissait.
Singulier effet des excitants, se disait Donatien cherchant une posture commode. L’esprit du plus robuste penseur est à la merci de son estomac. L’estomac paraît être le centre autour duquel pivotent les facultés humaines. Entre l’héroïsme et la vilenie, le crime et la vertu, il n’y a souvent que l’épaisseur d’un déjeuner. Nous devrions siéger aux assises et prononcer sur la moralité des accusés d’après l’inspection de leur estomac. En somme, cette nuit n’est-elle pas comme un spécimen de toute mon existence ? Je n’ai jamais su me diriger moralement, et n’ai fait qu’assister à mes propres actes…
Il parcourait rapidement son passé et n’y trouvait qu’une série d’avortons. Son père, bon campagnard, un peu gentilhomme, lisait l’Évangile et en appliquait rigoureusement les textes. De sa confiance illimitée de la Providence, il résulta huit enfants qui ne furent guère plus vêtus que les lis des champs, et la main qui nourrit les oiseaux du ciel se chargea de leur subsistance. Donatien ayant cependant gagné, Dieu sait comme, un diplôme en parchemin signe par M. de Salvandy, et son père étant mort, il alla à Paris sous prétexte de suivre des cours et de perfectionner ses études. Il étudia en effet les phénomènes du cœur humain chez les habitants du quartier Latin, et le théâtre habituel de ses observations fut le Prado, en hiver ; en été, la Closerie des Lilas. Plus tard, il en élargit le cercle en dressant sa tente sur les hauteurs du quartier Bréda. Il fut bientôt convaincu que les amis et les maîtresses coûtaient plus cher à étudier que les livres. Le mince patrimoine de Donatien s’évaporait en soupers, en cavalcades, en promenades champêtres. Il se livrait passionnément à la lecture d’Alfred de Musset, et rêvait pour lui-même un dénouement à la Rolla…
On lui trouva une petite place où il ne put tenir : il s’accrocha à différentes branches d’industrie qui lui restèrent dans la main ; il semblait organisé comme ces petits soldats en moelle de sureau avec un peu de plomb à la base, de sorte qu’en les jetant dans n’importe quelle position, on les voit toujours retomber sur leurs pieds, au grand amusement des enfants ; seulement, chez Donatien, les choses se passaient en sens inverse : il tombait toujours les pieds en l’air.
Décidément, pensait-il, je ne ferai jamais mon chemin ; je ne suis pas organisé pour la vie positive : le ciel a voulu s’amuser à mes dépens en me jetant dans un monde où je ne trouve pas ma place. La vie est un théâtre à la porte duquel je suis obligé de faire queue… À trente ans, il eut un bel accès de courage : il s’enfuit dans une mansarde de la rue Saint-Jacques, et se mit à étudier la médecine. Ses amis le crurent mort.
« Ce pauvre Donatien a fait le plongeon ; il n’était pas fort. » Telle fut son oraison funèbre. Il vainquit toutes les difficultés, brava toutes les misères et devint docteur en médecine au bout de quatre ans. Une grand-tante qu’il ne connaissait guère vint à mourir en lui laissant tout ce qu’elle possédait. La grand-tante était une vieille fille originale, qui depuis vingt ans ne quittait pas sa chambre. Elle s’inquiétait peu de ses parents et faisait une modique dépense d’affections : les siennes étaient absorbées par trois chats et un perroquet. Se sentant mourir, elle fit son testament. Pensant que sa fortune, distribuée entre tous les arrière-neveux, ne profiterait guère à chacun, elle écrivit leurs noms sur de petits morceaux de papier, les roula, les mêla et tira au hasard. Le papier qui sortit portait le nom de Donatien, qui fut aussitôt couché sur le testament. La vieille fille se dit : « Il y a environ une douzaine d’individus qui souhaitent ma mort depuis longtemps, onze seront punis ; le douzième me fera dire des messes. »
À trente-quatre ans, Donatien avait donc une carrière et quelque fortune ; il accepta cette aubaine sans étonnement et sans joie. Il était trop tard : Donatien s’était fabriqué une sorte de fatalisme contre lequel venaient se briser tous les évènements.
Apprenant qu’il y avait une clientèle vacante à Montigny, il monta en chemin de fer sans retourner la tête du côté de Paris.
Voilà pour le passé. Quant à l’avenir, il le voulait calme et raisonnable : une position honorable, une occupation modérée, une femme pour tenir sa maison, quelques amis, des livres. Autour de son existence, rapprochant les branches du compas, il traçait énergiquement le petit cercle où devait se dépenser son activité. Au-delà, le Sahara, l’Océan, le chaos, n’importe quoi, cela ne le regardait plus. Il se répétait à lui-même : « Rappelle-toi que tu es médecin, médecin de petite ville ; pas de rêverie… »
Le sommeil ne venait cependant pas ; mais à l’agitation fébrile des premières heures succédait l’engourdissement ; son cerveau était toujours une lanterne magique où défilaient les images les plus variées : il voulait les congédier, mais elles revenaient obstinément frapper à la porte de son esprit et le tirer de l’assoupissement qui commençait à venir.
Il voyait tour à tour la diligence vermoulue qui l’avait apporté de la station à Montigny, les profils provinciaux de ses compagnons de voyage, la face bouffie de l’entrepreneur Publius, dont le bavardage l’avait assassiné : le bonhomme lui avait appris mille choses qu’il ne demandait pas : que le docteur Duvy, dont il venait reprendre la clientèle, n’avait pas fait ses affaires ; que l’autre docteur du canton, le vieux Selvage, était fort riche et doterait convenablement sa fille ; que la marquise de Reversière, châtelaine des Gravois, laissait mourir de faim ses domestiques ; que le comte de Brismont était le plus magnifique seigneur du canton, etc., etc. Quels étaient tous ces personnages inconnus auxquels allait se heurter sa vie ? Quelle était surtout cette dame vêtue de noir qui avait refusé sa main d’un air prude, pour descendre de diligence ? Publius lui avait appris en toute hâte qu’elle était veuve, dévote et qu’elle s’appelait madame Lebrun. Pourquoi le visage blanc et calme de cette madame Lebrun, qu’il n’avait entrevu qu’un instant au reflet d’une lanterne de voiture, lui revenait-il obstinément devant les yeux ? en quoi lui importait cette mère de famille ?
« Pauvre homme ! aujourd’hui je me suis mal comporté : je me suis senti triste parce qu’il pleuvait, parce que j’ai rencontré un bavard et une prude. Triste échantillon des produits de la localité ! Mais que m’importe ? Le médecin doit vivre au milieu de tous ; sa place est partout. Pourquoi me laisser influencer par les autres ? Que ce Publius soit gros et bête, tant mieux : il est content de lui. Le bonheur ne serait-il pas en raison directe du développement abdominal et inverse du développement cérébral ? On doit arriver à le mesurer par centimètres…
Dans tous les évènements de la journée, je croyais voir des présages de ma nouvelle vie. Allons, de la rêverie encore ! je crois, Dieu me pardonne, qu’il a eu une distraction en me faisant : dans un corps de médecin loger un cœur d’artiste, de poète, enfin un cœur gênant pour l’exercice de ma profession. Malgré mes quatre ans de vie sérieuse, je suis le même au fond. Eh bien ! je mettrai ma lyre dans ma poche et prendrai garde de n’en pas laisser dépasser le plus petit bout. J’ai vu des prairies, des collines, des bois, une herse dressée contre un arbre au bord de la route ; et j’ai pensé à mes souvenirs d’enfance ; j’y trouvais je ne sais quel charme affadissant, énervant… Niaiserie et temps perdu ! Vivre comme une âme isolée, errante et papillonnant à travers les étonnements de la vie, c’est joli à vingt ans ?… Il est plus salutaire de contempler des espaliers.
La société est un jardin de rapport, où l’on cultive les hommes pour les faire produire. On mutile le sauvageon qui cherche l’air et le soleil, aspire à la liberté ; on le rabat vers la terre dont il veut s’éloigner : l’espace est restreint, on lui assigne un carré à remplir, dans lequel il doit vivre et fructifier jusqu’à sa mort ; s’il dépasse ses limites, on le coupe ; pas de bourgeons anticipés, pas de gourmands écarts d’une sève trop généreuse : on la refoule dans les branches coursonnes. Pour moi, l’imagination, le cœur peut-être sont de terribles gourmands… Attention aux branches coursonnes ! »
Il finit par s’endormir sur cette comparaison, mais de ce sommeil inquiet, pénible, plein de soubresauts et de parenthèses où l’on conserve assez de lucidité pour avoir la conscience de ses rêves et les suivre attentivement.
Il se trouvait au jugement dernier. Les hommes, groupés par catégories, attendaient leur sentence. Il était en compagnie d’une b***e nombreuse d’hommes à l’air triste, rangés sous un grand saule pleureur au bord d’un étang ; ils avaient les traits tirés, de longs cheveux ; la plupart étaient barbus ; ils regardaient les nuages ou l’eau de l’étang. Quelques-uns, d’aspect farouche, se tordaient et blasphémaient ; les autres soupiraient langoureusement. Tous grelottaient ; ils étaient nus et portaient une lyre en sautoir. Le vent humide soufflait à travers les branches du saule.
Un grand vieillard parcourait les groupes avec des gestes de menace. Arrivé près du saule pleureur, il fronça les sourcils et regarda pendant quelques instants les poètes. Donatien avait reconnu quelques-uns de ses compagnons et s’avouait qu’ayant a***é de l’imagination et outrageusement maltraité la raison, il méritait de figurer avec eux. Cependant, le vieillard les regardait toujours ; mais l’expression sévère qui le rendait terrible faisait place peu à peu à un mépris railleur. Déposant sa majesté, il dit avec un demi-sourire :
« Ah ! vous voilà, imbéciles ! »
Ils baissaient la tête sans oser murmurer, mais se sentaient humiliés de ne pas provoquer plus de colère. Ce juge qu’ils avaient nié, blasphémé, ou encensé d’une manière grotesque en le rapetissant à leur stature, ce terrible vieillard ne se donnait pas la peine de les pulvériser.
« Imbéciles ! continua-t-il, vous avec cru que j’avais fait le soleil et la lune pour que vous les mettiez en hémistiches !… »
Et chacun dut entendre son arrêt.
Quand vint le tour de Donatien, il eût voulu pouvoir s’abîmer sous terre. Éperdu, tremblant, il cherchait comme paratonnerre quelque bonne action, quelque œuvre utile à présenter, lorsqu’une femme voilée surgit entre le vieillard et lui, le prit par la main, et tous deux s’envolèrent au-dessus de l’étang. Craignant de tomber, il se cramponnait à ses vêtements. Ils descendirent tout doucement et la femme releva son voile.
« Où diable ai-je vu cette figure-là ? se demanda Donatien se retrouvant sur son séant.
– Plaît-il ? » demanda l’aubergiste.
L’aubergiste, qui était à lui-même son propre domestique et son propre cuisinier, ajouta :
« Si monsieur avait mis ses chaussures à la porte, je ne serais pas entré et je n’aurais pas réveillé monsieur. »
Donatien, se faisant la barbe, murmurait :
« C’est absurde d’avoir pris du café, mais j’ai vu cette figure-là quelque part. »
Il abattit ses moustaches, mit une cravate blanche et se trouva l’air tout penaud. Prenant son parapluie sous le bras, il sortit en feuilletant un carnet qui contenait des cartes de visite et quelques lettres de recommandation.