Chapitre 4
– Non, mon chéri, ce n’est pas Sandrine, articula Anne-Marie.
– Mais quoi donc ? La voix de Pierre était montée d’un cran, le ton impatient.
– C’est André Buchot.
– Il lui est arrivé quelque chose ?
– Il est mort. On l’a assassiné.
– Quoi ? Mais ce n’est pas possible ! Que s’est-il passé ? Comment l’as-tu su ? C’est arrivé quand ?
– Calme-toi, Pierre. C’est Maria qui l’a découvert en arrivant cet après-midi. Elle a prévenu la police et a laissé ensuite un message sur notre répondeur, que j’ai trouvé en rentrant. Je viens de l’appeler, la Criminelle est sur place. Je ne sais rien de plus. Maria était dans tous ses états, tu imagines.
Pierre Banari accusait le coup. Au fil des années, il avait tissé de véritables liens d’amitié avec André, un policier intègre et débonnaire rencontré lors de l’enquête sur le meurtre d’une de ses camarades de fac3. Comment avait-on pu prendre la vie de ce paisible retraité, qui s’était tant dévoué à son métier ?
– J’y vais, décida-t-il, en se levant brusquement.
– Voyons, Pierre, sois raisonnable, ils ne te laisseront pas approcher, ils sont en train de faire leur travail, tu sais bien comment ça se passe…
– Je veux savoir ce qui s’est passé, je ne peux pas attendre comme un c*n ici ! dit-il, les larmes aux yeux, en feuilletant fébrilement son énorme agenda. J’ai gardé le numéro de portable du commandant Chaudron. Elle doit savoir qui est responsable de l’enquête, ça fait du bruit, une histoire pareille. J’irai sur place, après tout je me considère un peu comme quelqu’un de sa famille. D’ailleurs, en dehors de la police, il n’en avait pas, de famille.
Anne-Marie se tut. Elle connaissait bien son mari et essayer de le faire changer d’avis était plus difficile que d’arrêter un tank Sherman en s’accrochant aux chenilles arrière.
Banari trouva le numéro de portable de Claude Chaudron et le composa sans attendre. Elle répondit à la deuxième sonnerie.
– Commandant Chaudron, pardonnez-moi de vous déranger, Professeur Pierre Banari à l’appareil. Vous vous souvenez de moi ?… Je suis bouleversé car je viens d’apprendre pour André Buchot. Vous savez que j’étais très lié avec lui. Je souhaiterais me rendre sur les lieux… Ah, c’est votre groupe qui a pris l’affaire ? M’autorisez-vous à venir ?… C’est très aimable de votre part. Vous savez, c’est comme si j’avais perdu quelqu’un de ma famille… Pardon ? Vous aurez aussi des questions à me poser ? Bien sûr. Tout ce que je peux faire pour aider… J’espère être là d’ici trois quarts d’heure au maximum.
Il raccrocha, hébété.
– Veux-tu que je t’accompagne ? demanda Anne-Marie en l’enlaçant.
– Tu es gentille, mais il vaut mieux que tu restes ici, si jamais on avait un appel du Laos.
– Entendu, mon chéri. Sois prudent et tiens-moi au courant.
Elle s’abstint de lui rappeler qu’il devait être près de trois heures du matin au Laos et qu’il y avait donc peu de chances qu’on leur téléphone de là-bas.
*
Les gyrophares des voitures de police tournoyaient, et les éclairs bleus illuminaient à intervalles réguliers les pavillons avoisinants, troublant la tranquillité de cette zone résidentielle du Perreux. Des voisins étaient sortis pour regarder, tenus à distance par les policiers et les rubans jaune fluo protégeant la scène de crime.
À l’intérieur, dans la salle de séjour, Maupas, les mâchoires serrées, contemplait le ballet des techniciens de l’IJ4 revêtus de leur combinaison blanche, gantés, coiffés et masqués comme des chirurgiens. C’est le groupe de Claude Chaudron qui avait dérouillé5. L’émotion étreignait les intervenants, qui travaillaient dans un silence pesant. Le médecin légiste effectuait les premières constatations lorsque Maupas était arrivé sur place, croisant au passage le procureur adjoint, venu lui-même sur la scène de crime.
Buchot était assis dans son fauteuil, la tête reposant sur sa poitrine, le crâne explosé par un projectile de gros calibre, tiré dans la nuque à bout portant. Le sang et la cervelle maculaient tout, le siège, ses vêtements et le tapis. Il était encore en gilet de laine et pantalon de velours, sa tenue favorite.
– La mort remonte à environ vingt-quatre heures, affirma le docteur Warton, qui pour une fois s’abstint de ses gauloiseries habituelles. Aucune trace de violence. Je vous en dirai plus après l’autopsie.
– Aucune trace d’effraction non plus, précisa Claude. Il connaissait peut-être son agresseur.
– Peut-être… Encore qu’il n’avait théoriquement aucune raison de se méfier de quiconque ! rétorqua Maupas d’un air furieux. Son visiteur, quel qu’il soit, a dû passer derrière son dos sous un prétexte quelconque et l’abattre.
– On n’a trouvé aucune empreinte, lança un des techniciens en blouse blanche.
– Ça, je m’y attendais, grommela le commissaire de section. C’est une véritable exécution ; un travail de professionnel.
Claude se sentait affectée par l’état de son supérieur, mélange d’une fureur contenue et d’un immense chagrin. On avait l’impression que l’orage pouvait éclater à tout moment. Il fallait cependant qu’elle lui dise…
– Il n’a sorti aucun verre pour offrir à boire à son visiteur, ajouta le technicien.
– Pas eu le temps, le malheureux !
– Patron, regardez ça, on a trouvé quelque chose de bizarre, intervint Claude.
– Quoi ?
– Ce papier, sur le bureau.
Elle lui montra une belle carte carrée en papier Vélin nacré. On y lisait quelques mots, tracés d’une écriture élégante à l’encre turquoise.
Ce n’est qu’un début.
Ma vengeance va continuer.
Lentement mais sûrement.
P.C.
– Nom de Dieu ! ce n’est pas possible ! s’exclama soudain Maupas après avoir examiné le document.
– Qu’y a-t-il ?
– C’est l’écriture de Machefer ! Je la reconnaîtrais entre mille.
*
– Machefer ? Mais c’est signé P.C. Je ne comprends pas, balbutia le commandant Chaudron, à qui ce nom un peu particulier disait vaguement quelque chose.
– Venez avec moi. Il faut que je vous explique, mais pas ici, répondit le commissaire d’un air accablé.
Elle rangea la pièce à conviction dans un sachet en plastique, retira ses gants et le suivit dans la pièce voisine qui servait à l’origine de salle à manger, mais que Buchot n’utilisait plus depuis fort longtemps. Il se laissa tomber sur une chaise et l’invita à en faire autant.
– C’est une longue histoire, et je pense que quelqu’un cherche à nous faire tourner en bourrique. Le commissaire principal Machefer est décédé il y a quinze ans, en avril 1997. Il consulta le dateur de sa montre. Tiens, comme par hasard, c’était hier l’anniversaire de sa mort. Je m’en souviens très bien, c’est moi qui l’ai tué.
Il lâcha cette dernière phrase d’une voix blanche. Claude se figea avant de se rappeler ce que Pascal lui avait raconté l’an dernier dans son appartement, qui justement appartenait autrefois à un commissaire principal pourri, démasqué par Maupas.
– Machefer était surveillé discrètement par l’IGPN6 depuis de nombreuses années pour diverses raisons. Alors qu’il était encore simple inspecteur, on le soupçonnait déjà d’entretenir des rapports un peu trop étroits avec le « Milieu » et son train de vie attirait l’attention. Mais aucune preuve n’avait pu être retenue contre lui. Un héritage important pouvait expliquer ses dépenses. Cependant, André Buchot faisait partie de ceux qui étaient convaincus de sa culpabilité. Mais il fut rattrapé par l’âge de la retraite avant de pouvoir l’établir. Pendant ce temps, Machefer, enquêteur plutôt brillant, gravit tranquillement les échelons, passant de la Mondaine à la Crim’, puis montant en grade.
– Et alors ? Claude écoutait, fascinée, cette histoire qu’elle entendait pour la première fois.
– Eh bien, près de vingt ans après les premiers soupçons, et plusieurs années après le départ en retraite de Buchot, Machefer fut confondu à l’occasion d’une enquête sur un tueur en série qui opérait dans le quartier de Barbès. J’étais en charge de l’affaire. Buchot s’est manifesté pour me rafraîchir la mémoire sur le passé ambigu du commissaire principal… Le professeur Banari, vieil ami de Buchot, venait de lui présenter une jeune femme chirurgien à Lariboisière, dont le père était mort en Algérie en 1960, dans ce qui ressemblait à un accident de voiture. Il se trouve que cet homme appartenait à la même unité que Machefer. On apprit plus tard que Machefer et un acolyte s’étaient débarrassés de lui parce qu’il voulait dénoncer leurs exactions à leur hiérarchie militaire, et avaient maquillé son meurtre en accident. À l’époque, Machefer, dont le prénom était Jules, se faisait appeler P.C., comme Prosper Croquemétal. Dans leur compagnie, les appelés s’affublaient tous de surnoms divers et souvent stupides. Ça semblait les amuser beaucoup, ajouta-t-il d’un ton un peu ironique.
– Ah, je vois. Ce Machefer était une sorte de Dexter, si je comprends bien7…
– On pourrait dire ça, oui… Quoi qu’il en soit, l’affaire s’est terminée dans la propriété du complice de Machefer en Seine-et-Marne, complice qui, entre parenthèses, était un professeur de chirurgie réputé le jour, et tueur en série la nuit8. Bref, encore un Dexter… Vous voyez, la télé n’a rien inventé !
– Mais c’est dingue…
– Le plus dingue est que le professeur en question m’avait opéré d’un ulcère perforé l’année d’avant – fort bien du reste !
– Je n’arrive pas à y croire…
– Et pourtant c’est la vérité ! Je suis intervenu dans cette propriété alors que les deux meurtriers s’apprêtaient à faire passer un mauvais quart d’heure à Agnès Bourdin, la jeune chirurgienne qui s’était aventurée imprudemment dans la maison de son patron pour y chercher des preuves ! J’ai été obligé d’abattre Machefer d’une balle en plein cœur, en légitime défense. Je l’ai vu mourir. D’ailleurs, il a tiré en même temps que moi et m’a blessé à l’abdomen, d’où une nouvelle intervention…
– Et son complice ?
– Agnès a assommé le professeur Lambertin qui allait m’achever après avoir récupéré le pistolet de Machefer. Il est mort des suites d’une fracture du crâne. Bien entendu, la légitime défense a été également retenue dans son cas. Il s’apprêtait à la tuer. J’ai pu en témoigner.
La chef de groupe découvrait un Maupas inattendu, intrépide, et discret sur ses exploits : il avait fallu ce drame pour qu’il s’épanche sur cet épisode dramatique de sa carrière.
– Vous comprenez pourquoi je vous dis qu’on se moque de nous. J’ai vu Machefer mourir sous mes yeux, il y a quinze ans.
*
Claude Chaudron commençait à réfléchir aux conséquences de ce qu’elle venait d’entendre pour son enquête, lorsque le lieutenant Helal entra dans la pièce.
– Chef, le professeur Banari vient d’arriver, il dit que vous l’avez autorisé à venir.
– Oui, Sami, c’est exact. Faites-le entrer.
Banari pénétra en coup de vent dans la pièce, blanc comme un linge.
– Bonsoir, Commandant. Bonsoir, Commissaire. Quelle horreur, je suis complètement retourné. Où est-il ?
– On va emporter le corps. L’Identité judiciaire a presque terminé, mais je vous préviens, ce n’est pas beau à voir.
– Je m’en doute, mais j’y tiens. C’était comme un membre de ma famille.
Claude accompagna le médecin auprès du cadavre de Buchot. Il s’immobilisa et resta un long moment silencieux. Elle fut touchée de voir des larmes couler sur les joues de cet homme dont elle appréciait les qualités humaines.
– J’espère que vous allez attraper l’ordure qui a fait ça, dit-il avec une violence inhabituelle.
– Vous pouvez être certain que nous ferons tout pour l’arrêter. Puis-je vous poser quelques questions ?
– Bien sûr.
Ils retournèrent dans la salle à manger. Maupas les attendait. Il prit Claude Chaudron à part.
– Je rentre. On se voit demain matin tôt. On a beaucoup de choses à discuter. Il faudra analyser la carte, le papier, et expertiser l’écriture. Discrétion absolue sur ce message, notamment vis-à-vis de la presse.
– D’accord, Patron.
Maupas serra la main de Banari.
– Professeur, nous nous reverrons très vite, je le crains.
– Je suis à votre disposition, Commissaire.
« Et vous ne savez pas encore tout », pensa ce dernier.
*
Banari s’assit lourdement. Ses yeux étaient encore rougis. Pour la première fois, il accusait son âge.
– Alors, en quoi puis-je vous aider, Commandant ?
– Tout d’abord, surtout ne le prenez pas mal, mais je suis obligée de vous demander…
– Ce que je faisais à l’heure du crime ? Oui, je comprends. Encore faudrait-il que je la connaisse.
– Vous ne m’avez pas laissé terminer, dit Claude en souriant. Le décès remonte à environ vingt-quatre heures. La femme de ménage, Maria, qui vient ici depuis fort longtemps, a trouvé le corps en arrivant vers quatorze heures.
– Pauvre Maria, quel choc ! Elle doit être bouleversée…
– Ce n’est rien de le dire. Bien entendu, elle dispose d’un alibi solide, et, comme vous, elle ne figure pas sur la liste des suspects, ajouta Claude, histoire de lui rappeler avec tact la question à laquelle il n’avait pas encore répondu.
Banari comprit le message.
– Nous étions hier soir avec mon épouse au Vagenende, boulevard Saint-Germain, de vingt à vingt-deux heures environ. J’avais réservé à mon nom, et je pense que le garçon se souviendra de nous. C’est un jeune Polonais que je connais bien. Nous dînons là de temps en temps. Auparavant, j’étais dans mon ex-service à Tenon jusqu’à dix-huit heures trente. À cette heure-là, il m’aurait été difficile de faire l’aller-retour au Perreux en une heure trente. J’ajoute que je ne possède aucune arme à feu. Ma femme non plus d’ailleurs.
Claude eut une pensée nostalgique à l’évocation de ce restaurant, lieu de son premier dîner avec Pascal Capetti.
– Ça ira, vous savez bien que ces vérifications font partie de la routine, et je connais vos liens d’amitié avec André Buchot.
– Il n’avait plus de famille. Célibataire endurci, sans enfants. Je lui téléphonais régulièrement et je passais le voir deux fois par mois. Maria s’occupait de lui au quotidien.
– Lui connaissiez-vous des ennemis ? Se sentait-il menacé ?
– Absolument pas ! Bien sûr, c’était un ancien policier – et non des moindres – qui avait mis beaucoup de malfaiteurs sous les verrous. Mais enfin, il faudrait vraiment être très rancunier pour lui en vouloir au point de l’assassiner à quatre-vingt-trois ans, après des années de retraite bien méritée !
« Eh bien oui, justement », se dit la chef de groupe en pensant à la carte trouvée sur les lieux du crime.
3. Voir Meurtre à la morgue, Éditions Glyphe, 2005.
4. Identité judiciaire.
5. Dérouiller, prendre une dérouille : « Être appelé sur les lieux d’un homicide », donc prendre en charge une affaire (dans le jargon de la Crim’).
6. Inspection générale de la Police nationale, surnommée « la police des polices ».
7. Personnage du roman de Jeff Lindsay, rendu célèbre par la série télévisée créée par James Manos : expert du service médico-légal de la police de Miami le jour, et tueur en série la nuit….
8. Voir Meurtre pour de bonnes raisons, Éditions Glyphe, 2009.